Alegria Militante

joie, créativité, mise en jeu du corps et affirmation du positif dans les mouvements de désobéissance civile

Après un arrêt, dans une analyse précédente[1], sur les logiques de gamification qui favorisent l’engagement dans la désobéissance civile, cet article propose de mettre le focus sur d’autres éléments spécifiques à ce mouvement.

On s’interrogera sur le rôle attribué au corps et aux émotions, à la place du plaisir et de la joie, mais aussi sur la créativité débordante des alter-activistes et leur volonté de mettre en lumière les alternatives qui fonctionnent plutôt que de mettre en exergue ce qu’il faut changer.

Tous ces ingrédients contribuent à une ambiance toute particulière pendant leurs actions, souvent décrite sous le vocable de « Alegria Militante ». Nous vous proposons d’explorer ses différentes facettes qui contrastent avec la morosité ambiante, et sont des moteurs efficaces de la puissance d’agir.

Tous ces ingrédients contribuent à une ambiance toute particulière pendant leurs actions, souvent décrite sous le vocable de « Alegria Militante ». Nous vous proposons d’explorer ses différentes facettes qui contrastent avec la morosité ambiante, et sont des moteurs efficaces de la puissance d’agir.

« Parce que l’action directe est un acte physique, elle en dit souvent plus long que tout ce que vous pourriez dire ou écrire. » (Joshua Kahn Russell)

Cette analyse repose sur l’observation des actions désobéissantes, principalement pendant les TTIP Game Over[2], sur leur écho sur les réseaux sociaux et sur quelques entretiens. Les témoignages cités dans le texte sont issus de rencontres avec quatre alter-activistes, ici surnommés Simon, Jim, Cédric et Sarah[3].

Un premier constat qui démontre la créativité du mouvement analysé est qu’il est difficile à nommer. Pour (presque[4]) chaque action, un nouveau nom de collectif est créé. Cette éphémerité permet de renforcer l’anonymat, l’aspect underground ; mais aussi d’être au plus près de la revendication en cherchant une cohérence entre le message transmis, le nom de l’action et le nom du collectif. Si ces collectifs sont mouvants, vus de l’intérieur, ils restent néanmoins très cohérents et fortement connectés entre eux.

En 2016-2017, on observe dans cette communauté, trois niveaux d’engagement : un noyau dur d’une quinzaine d’activistes, moteurs des mobilisations, un ensemble de personnes satellites régulièrement actives (autour de 200) et près de 2000 sympathisants qui se mobilisent en fonction de leurs affinités.

Pour faciliter le propos, nous parlerons ici de « mouvement désobéissant », ce qui met en lumière l’aspect non figé, non institutionnalisé de ces collectifs.

Plaisir, joie et humour : entre efficacité et addiction

« La joie est le secret de la résistance. »[5]

A observer les actions militantes de ce mouvement désobéissant, apparaît un trait commun majeur : le plaisir de la subversion. Xavier Renou le relève : « Le plaisir, s’il n’est pas l’essentiel de l’action, en représente néanmoins une composante majeure. »[6]

Décrivant les actions de l’Ensemble Zoologique de libération de la Nature (EZLN)[7], collectif qui, pour défendre les droits de la nature, envahit les locaux d’institutions, de multinationales ou de lobbies déguisé en animaux, Jim fait le lien entre ce plaisir et l’impact de leurs actions :

« Ça nous semble un moyen de recréer du rapport de force. On sait qu’on aura un impact. Ce sont des actions qui sont créatives, qui sont marrantes, où on prend beaucoup de plaisir à les faire, parce qu’on est complètement dans d’autres registres [que la contestation classique]. » (Jim)

Là se trouve la botte secrète de cette forme de désobéissance civile : elle propose des moyens d’actions qui sont à la fois joyeux et efficaces.

Derrière, c’est tout un mouvement qui se revendique volontairement joyeux. D’aucuns l’appellent « Alegria militante », le militantisme joyeux ou la joie militante. Cette lame de fond se constate dans les actions de désobéissance civile mais aussi dans des marches citoyennes comme la Grande Parade organisée par Tout Autre Chose.

Le mouvement Tout Autre Chose est un exemple emblématique de cette forme de militantisme joyeux. Il se définit comme « un mouvement citoyen belge francophone, cousin du mouvement néerlandophone Hart boven Hard. Ils fédèrent des citoyens et des collectifs déjà investis dans des luttes et des alternatives mais aussi des citoyens qui n’étaient pas encore engagés. Ils prônent un nouveau type d’action politique, souple, ouvert, créatif et réjouissant. »[8]

S’ils sont proches du mouvement belge de désobéissance civile, certains militants étant actifs des deux côtés, leurs modes d’actions sont différents. Tout Autre Chose ne mène pas d’actions désobéissantes. Ils partagent cependant cette volonté de montrer qu’un autre monde est possible et luttent pour plus de justice sociale et climatique.

Saskia Simon, dans son analyse du mouvement Tout Autre Chose montre que c’est une manœuvre délibérée de « réintroduire dans l’action politique la dimension festive et enthousiasmante. »[9] Elle analyse la stratégie de ce mouvement: « Il n’est pas question de porter le désir de changement comme une croix mais au contraire d’être porté par lui et par l’espoir qu’il suscite. (…) L’expression espagnolealegria militante résume bien ce que nous voulons porter : la joie militante. La Grande Parade[10] en est un exemple particulièrement fort : il n’y a qu’à voir les sourires des participants pour s’en convaincre ! Beaucoup nous disent après qu’ils ont passé une super journée qui a rechargé leurs batteries. Chaque jour, les médias nous rappellent tout ce qui va mal. Il est important aussi de montrer tout ce qui va bien et de le faire dans la joie et la bonne humeur. »[11]

Cet aspect qui peut paraître extérieurement un peu frivole est le carburant qui permet de mobiliser de nombreux participants aux actions.

« Dans nos pratiques, on est relativement original. Il y en a qui développent le concept d’Alegria militante. C’est rechercher le fait d’avoir une action politique qui s’exprime aussi à côté et sur d’autres modes d’expression, notamment celui de l’humour ! Parce qu’on sait que ce qui est drôle, marche ! (…) Et en plus, c’est rigolo, ça a une valeur intrinsèque… Chaque fois que je pense à une action, déjà je rigole sous cape parce que je trouve que c’est rigolo comme concept. Tu préfères préparer une action qui est drôle, qui est originale. » (Simon)

La préparation d’actions qui divertissent les militants comme leurs sympathisants a un côté boule de neige. Trouver le prochain slogan qui fera mouche, qui épatera les copains, derrière lequel on pourra mobiliser, si pas une foule, de nombreux activistes, il y a quelque chose d’émulatif et de jouissif dans cette recherche humoristique.

« Je crois qu’on a besoin de choses drôles. Parce que si ce n’était pas drôle moi, je n’aurais pas le courage de le faire. Je pense que je le ferais quand même mais du fait qu’il y a du plaisir de s’affirmer en tant qu’homme, que femme politique, membre d’un groupe, il y a un aspect un peu cathartique par rapport à tout ce qu’on peut recevoir de la société néolibérale contemporaine … dans l’action et dans le rire, dans l’autodérision. » (Simon)

Xavier Renou dit même : « Ajouté au sentiment d’agir concrètement, d’être enfin efficace, d’ajouter sa pierre même modeste à l’édification d’un rapport de forces qui met dans l’embarras des adversaires qu’on croyait tout-puissants, et le plaisir devient brûlant et addictif… »[12]

Les collectifs qui ont participé aux TTIP Game Over regorgeaient d’idées pour nommer leurs actions et les groupements temporaires qui les portaient. Le fait de côtoyer des artistes et d’être aussi eux-mêmes artistes voire poètes, porte des fruits très visibles. La force de ces slogans est non seulement mobilisatrice mais elle permet aussi une belle diffusion des vidéos sur les réseaux sociaux ensuite.

Pour ne citer que quelques slogans et autres titres d’actions ou dénominations de collectifs diffusés lors des TTIP Game over:

  • L’émission radio enregistrée en direct dans les locaux d’un lobby s’intitulait «(E) mission (im) possible»
  • Le slogan de l’EZLN et des Climate Games retourne la charge de la preuve : «Nous ne nous battons pas pour la nature, nous sommes la nature qui se défend.»
  • Le lancer de paillettes sur les négociateurs du TTIP exigeait qu’il n’y ait « Plus de traité dans le noir »
  • Le sit in pour l’enterrement du traité CETA : « CETAssis pieds sous terre»…
  • L’action « Débat-llionné »
  • Les multiples jeux de mots avec le CETA: Cetassez, Cetacés, le TTIP CETA chier, CETA nous de décider…

Une des organisatrices des TTIP Game Over exprimait dans une interview : « On veut travailler sur l’idée d’émulation et d’enthousiasme. On utilise souvent le terme « alegria militante » (le bonheur d’être militant), c’est l’idée qu’être militant n’empêche pas d’être joyeux. Même si ce qu’on combat est triste, grave, laid, dangereux, cela n’empêche qu’on peut le combattre en étant joyeux·ses : c’est cette face-là de la médaille qu’on veut. Cette face est pleine de solidarité, d’action collective et de bonne humeur. Cela nous rend plus fort·e·s face à ceux et celles qu’on combat. »[13]

Déguisés donc moins ciblés

L’humour permet d’attirer le regard mais aussi d’attendrir la puissance policière en face. Les brigades de clowns et les animaux de l’EZLN déploient cette stratégie qui permet de mettre les autorités à distance.

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Source : site de l’EZLN

On ne frappe pas sur un clown ou sur quelqu’un déguisé en pingouin ou en licorne.

Alors que le déguisement est tout aussi efficace pour masquer l’identité de l’activiste, il ajoute cet avantage non négligeable de fou du roi qui, avec dérision, peut faire entendre de cruelles vérités. « Le clown n’a pas d’adversaire, il n’a que des amis qu’il veut aider… maladroitement mais avec tendresse toujours. »[14]

Le sous-commandant Chat de l’EZLN disait d’ailleurs pendant l’interview sur TV5-Monde, que le fait de mettre un masque, de faire les clowns, leur a permis d’être pris au sérieux, à l’instar des Zapatistes qui se sont masqués pour être enfin entendus. Entre les deux groupements d’activistes, il y a d’ailleurs une filiation qui montre la grande culture politique de ce collectif animaleresque : EZLN est aussi l’abréviation de l’Ejército Zapatista de Liberación Nacional, l’armée zapatiste de libération nationale.

Créativité et plaisir, ferments d’amitiés à toutes épreuves

Dans la revue En question, Saskia Simon relève « Cette attention particulière à la créativité et au côté réjouissant de l’action politique car ce sont deux éléments fondamentaux pour susciter l’espoir d’un avenir meilleur. (…) Les messages récurrents martelant qu’il n’est pas possible de faire autrement sont terriblement désespérants et castrateurs. Réapprendre à rêver et à espérer, à utiliser sa faculté de créativité pour ouvrir le champ des possibles est indispensable pour construire du neuf. »[15]

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Source : Page Facebook des TTIP Game Over

Isabelle Frémeaux observe, quant à elle, que le plaisir est source de créativité : « On est beaucoup plus créatif quand on prend du plaisir, et on a plus de plaisir quand on dispose d’un éventail d’activités, y compris des activités où très basiquement on court, on rit, on joue, ça fait ressortir une intelligence qui ne ressort pas quand on ne fait appel qu’à la rationalité.»[16]
Le programme des TTIP Game Over est assez chargé en animations collectives autour des actions. Dans le « ArtSpace », on prépare les calicots et autres décors nécessaires aux actions. C’est un lieu de sociabilité où les groupes se mélangent, où les actions se peaufinent.

Cette formule a été importée des Climate Games où les alter-activistes ont compris la force du travail créatif collectif…

« Ce qui a vraiment créé une émulation, c’est que les différents groupes affinitaires se côtoyaient dans la préparation des actions. Il y avait des ateliers où on préparait des calicots. Il y a eu des calicots de plusieurs centaines de mètres qui ont été réalisés, avec de très belles vidéos qui donnent envie de faire des calicots. » (Simon)

L’émulation pendant la préparation, la complicité pendant et après les actions soudent des amitiés fortes. Rien ne vaut la lutte contre l’adversité pour se sentir unis. La participation à ces actions renforce les amitiés dans un cercle vertueux. Le partage d’émotions fortes, l’expérience commune à raconter ensuite sont autant de ferments d’amitiés hors du commun.

De plus, s’engager dans une action militante de ce type nécessite une grande confiance mutuelle. Le risque d’être confronté à la justice n’est pas faible. Il faut donc être sûr de pouvoir compter les uns sur les autres en cas d’arrestation.

L’amitié est donc ici une condition préalable à l’engagement mais le renforcement de celle-ci en est aussi un résultat. La grande solidarité entre les membres des groupes d’alter-activistes pendant les actions montre la force des liens qui les unissent.

Des jeunes créatifs qui montrent l’exemple

Signe des temps, la créativité que permet la désobéissance citoyenne suscite l’engouement des jeunes car elle permet un défoulement inédit face au carcan de notre société très normée.

« Le fait que la désobéissance civile se développe autant dans la jeunesse (…), je pense que c’est aussi face à un énorme blocage ressenti de la société. Mais ce que nous on a expérimenté, avec tous nos mécanismes participatifs, [c’est qu’on peut sortir du cadre]. (…) Les choses très sérieuses, c’est pas toujours efficace. (…) Il y a la volonté de sortir de ce cadre, de cette action institutionnelle, sérieuse. Même si on a la capacité d’y rentrer quand c’est nécessaire. » (Simon)

Michel Giffard et Michel Moral résument bien cette faculté de mettre l’intuition au service de la créativité comme ressort très intéressant pour développer des idées originales : « Intégrer la dimension intuitive de la créativité est l’art d’entrer en résonance avec l’air du temps et de trouver des possibles dans ce qui nous parait impossible. »[17]

Les alter-activistes derrière les TTIP Game Over combinent une capacité à déployer une action politique créative et la mise en place de projets concrets proposant des alternatives au système capitaliste classique (supermarché coopératif, évènements culturels, promotion de la gestion participative…). Ils sont d’autant plus pertinents au niveau de leur action militante qu’ils mettent en pratique les idées qu’ils défendent. « Les activistes s’attellent en effet à̀ ce que leurs moyens d’action soient emplis de pratiques qui régiraient le monde de demain, revêtant dès lors le caractère performatif et préfiguratif de leur engagement. »[18]

Ils développent donc une action cohérente dont la désobéissance citoyenne n’est que la partie émergée de l’iceberg.

Nous approfondirons le profil des alter-activistes dans le troisième volet de cette analyse qui sera publié prochainement.

Quand artistes et militants unissent leurs forces

Cette créativité, ils la puisent aussi dans une hybridation féconde. Celle de croiser les registres militants avec ceux des artistes. A ce propos, Simon citait John Jordan (co-organisateur des Climate Games) .

« C’est un anglais, un artiste très engagé (…) Il dit : « les artistes sont des gens qui ont énormément de créativité, qui sortent des sentiers battus. Mais notamment avec beaucoup d’ego et parfois l’incapacité à travailler en groupe. Alors que les militants ont beaucoup de courage, la capacité de travailler ensemble mais ne sont généralement pas très imaginatifs. Ils peuvent répéter les mêmes activités en boucle. D’où l’importance du travail entre les deux et des synergies. » (Simon)

Avec Isabelle Frémeaux, John Jordan a créé le Labofii : « Le Laboratoire d’Imagination Insurrectionnelle crée des espaces pour que les artistes et les activistes travaillent ensemble, en essayant de dissoudre ces identités-là, pour mêler l’imagination et la créativité des artistes au courage, à l’audace et à l’engagement social des activistes. » « Nous sommes très inspirés par Bertolt Brecht qui disait de son travail de théâtre que c’était une façon d’entraîner les gens au plaisir de transformer la réalité. Pour nous, c’est exactement ce que la rencontre de l’art et de l’activisme peut proposer. »[19]

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Source : collectif Brandwashing

Lors des TTIP Game Over, une grande campagne[20] de « brandalisme[21] » a par exemple été menée par le collectif Brandwashing. Cet art engagé se réapproprie l’espace public, et en particulier les espaces publicitaires, pour dénoncer de façon artistique le consumérisme et le pouvoir des multinationales.

L’artivisme, une hybridation féconde

Le collectif Artivist utilisait [22] déjà en Belgique l’alliance particulièrement efficace entre artistes et activistes pour « vendre » une action politique.

L’Artivisme est un mouvement plus large que le brandalisme. Les actions menées croisent différentes disciplines artistiques (actions théâtrales, actions clowns, brandalisme…) avec l’action politique.

Le collectif Artivist utilisait par exemple fréquemment les codes de l’ennemi pour le tourner en ridicule. Ils ont mis en scène plusieurs « Manifs de droite »[23]à Bruxelles pendant lesquelles ils parodiaient les 1% les plus riches d’Europe manifestant pour le maintien de leurs droits.

« Ça a super bien marché les manifs de droite, c’était très drôle. L’intérêt, c’était plutôt le côté buzz, réseaux sociaux, ça prend très vite. Ça permet juste d’un peu ridiculiser « l’ennemi » ». (Cédric)

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Source : Collectif Artivist

Leur action renversait tous les codes. Un blog et une pétition décrivant leurs revendications ont d’ailleurs été créés pour l’occasion[24]. Extraits :

« Une fois n’est pas coutume, le Cercle des Citoyens Austères (C.C.A.) est descendu dans la rue ce vendredi 6 avril 2012.Selon la police qui a brillé par sa présence, 120 personnes figuraient parmi les manifestants. Et non des moindres car il s’agissait des plus importantes fortunes d’Europe, soit les 1% de privilégiés que le C.C.A. est fier de représenter.Tous ont accepté de perdre 3h de leur business time pour militer pour la croissance et leur profit personnel.Monsieur Jean-Jacques Goldman Sachs, président du Cercle des Citoyens Austères a remis un chèque de 20.000.000 euros à Monsieur le parlementaire Mr Nicolas de Sarko de Sosie afin de l’encourager à renforcer une « meilleure collaboration favorisant les plans d’austérité de la Commission et les sollicitations de l’industrie ».Ensemble ils ont coupé le ruban symbolisant la sécurité sociale, pour ne garder que le meilleur : la sécurité.

Après quelques minutes de silence pour feu Leopold II, de louanges à la publicité et de promptes gratitudes aux lobbys environnants, le Cercle a conclu cette belle journée par un baptême où chacun s’est plu à embrasser un ouvrage d’Adam Smith et à cracher sur un autre de Karl Marx.

Puisque tous en avait eu pour leur compte (bancaire), chacun pour soi les manifestants sont rentrés s’occuper de leurs affaires aussi respectives que fructueuses.

Le printemps de la droite a d’ores et déjà conquis le cœur des puissants et des plus fortunés d’Europe.

Vive l’Europe Ultra-libérale et élitiste ! Vidons les citoyens de leur substance fiduciaire puisque nous avons déjà vidé leurs cerveaux !

Nous sommes les 1% ! Vive le printemps de la droite ! »

Les commentaires sur le blog ont fait perdurer cette ambiance surréaliste.

Ce même collectif, inspirés de la tactique des Yesmen, a réussi à dénoncer par exemple le greenwashing des multinationales lors de la Greenweek organisée par l’Union Européenne. Après une première action qui les a laissés le bec dans l’eau, ils ont réussi l’année suivante (2011)[25] à se faire inviter dans le programme…

« Cette action emprunte à une autre stratégie des YESMEN, c’est deux altermondialistes canadiens assez connus. Ils font des fakes, ils font croire des choses en se faisant passer pour des représentants d’états ou de multinationales alors qu’ils ne le sont pas. Ça nous avait inspiré car chaque année, l’Union Européenne organise un gros évènement sur le développement durable de l’Europe qui s’appelle la Greenweek, où en fait c’est surtout des industriels qui conversent avec des scientifiques sur des enjeux de développement durable mais c’est ouvert à tout le monde. On trouvait ce truc-là pas démocratique. Une année, on l’a interrompue simplement avec une grosse banderole disant « Cette semaine est aussi verte que cette banderole » écrite en rouge et noir. Et la responsable nous a dit : « Vous êtes qui ? Vous êtes Greenpeace ? » On a répondu non mais elle nous a dit : « Allez-y, prenez la parole, vous avez 10 minutes. On ne s’y attendait pas, on croyait qu’on allait se faire jeter. Merde, on n’était pas préparé et donc on avait l’air cons. » (Cédric)

« Du coup, on a changé de stratégie pour l’année d’après, on s’est dit qu’on allait créer un faux collectif qui se présente comme un collectif éco-citoyen. Et que nous, en tant qu’habitants bruxellois éco-citoyens, on voudrait avoir la parole car on n’a pas assez la parole. En fait, ça a été assez loin parce qu’ils nous ont passé le premier tour de parole de la conférence inaugurale à laquelle il y avait le commissaire à l’environnement, le directeur de Coca Cola Europe. Il y a eu 0 arrestation, rien. C’était un chouette buzz médiatique. » (Cédric)

« On a fait un faux site internet, on a fait de fausses interviews à l’ULB, à la place Flagey, à Schuman, en disant « Vous pensez quoi des lobbies ? ». On a présenté une fausse enquête… Et pour la petite histoire, ils nous avaient demandé le texte qu’on allait lire, avant. Donc on avait envoyé le texte qu’on n’allait pas lire… sauf que le début était le même. Donc un des gars qui s’occupent du truc s’est dit : « Ça va, ils ne déconnent pas, c’est cool ». Puis notre porte-parole à un moment donné, il commence à déconner, à dire « On peut être vert, Monsanto peut être durable, on est tous vert, je suis vert, le commissaire est vert, Coca Cola est vert. » (Cédric)

Ce jour-là, une collection d’actions simultanées a été organisée. Un autre collectif, « Le collectif d’artistes EZA OKUP a profité du coffee break pour offrir des « dollars nutritifs » : « Pourquoi se prendre la tête en mangeant sain quand on peut directement se sustenter de son travail capitalistique ? » »[26]

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Dollars Nutritifs – Source : extrait de la vidéo de l’action Greenweek 2011 du collectif Artivist

Mais à quelle victoire peut bien mener ce type d’actions ?

« On est retourné l’année suivante mais là, ils avaient vachement lissé. Les grosses multinationales n’étaient plus aussi visibles… » (Cédric)

Mine de rien, ces activistes ont fait mouche. Ils n’ont sans doute pas modifié l’influence des grandes entreprises dans la vision du développement durable de la Commission Européenne mais ils ont réussi à faire réfléchir les organisateurs de la Greenweek à la place qui était donnée aux multinationales dans leurs programme.

Mettre en scène l’absurdité d’une situation est un ressort important de la désobéissance civile.

Des citoyens qui revendiquent le droit d’agir sans représentant

Si l’on demande aux alter-activistes le terme qu’ils affectionnent pour nommer leur mode d’action, Jim répond « l’action directe ». Dans le livre Joyeux Bordel, Joshua Kahn Russell la définit comme suit :« L’action directe signifie qu’on mène une action collective pour changer nos conditions de vie, sans confier le pouvoir à un intermédiaire. »[27]et elle situe la désobéissance civile comme une forme particulière de l’action directe qui implique de ne pas respecter volontairement une loi.

La référence à l’action directe est donc surtout le choix d’agir sans intermédiaire, de défendre eux-mêmes leurs revendications. Le fait d’être directement impliqués, corps et âme diraient certains, rend leurs actions d’autant plus percutantes. « Parce que l’action directe est un acte physique, elle en dit souvent plus long que tout ce que vous pourriez dire ou écrire. »[28]

Corps en jeu- Corps-enjeu

Être plus qu’une voix ou un cri dans la rue, mettre son corps en jeu, se mettre en danger lors d’actions de blocage apporte une force toute particulière à ce type d’action.

Cette résistance non violente utilisée depuis de nombreuses années par des mouvements comme Greenpeace touche davantage qu’une banderole ou une manifestation classique. Montrer que le militant est prêt à souffrir dans son corps pour défendre une cause est très percutant comme message. «Sorte de mise en jeu du corps, la désobéissance non-violente permet d’user de son corps comme d’une arme[29]» explique Nathalie Tenenbaum. Elle ajoute : « Du « corps-bouclier » au « corps-barrage », le corps devient un objet de mobilisation en soi par sa dynamique de résistance physique, et témoigne de l’engagement total des militants dans l’action contestataire. »

Pendant les TTIP Game Over, les alter-activistes se sont plusieurs fois installés avec de Locks-On et des Armlocks fabriqués pour l’occasion.

« Des Locks-on, c’est des futs de béton (Tu prends un fut de pétrole, tu l’ouvres, tu fais passer un tuyau de gouttière puis tu coules le béton et tu t’attaches au milieu). Oui, en tant qu’activiste, on est assez polyvalent… On sait couler du béton !  Des Armlocks, c’est si c’est juste des tuyaux. C’est la structure plus légère. Maintenant les groupes d’activistes ont même un stock d’arm-lock et de lock-on. » (Simon)

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Source : page Facebook des TTIP Game Over

Ces dispositifs dans lesquels ils glissent leurs bras pour s’attacher ensemble sont de vrais casse-têtes pour les forces de l’ordre.

Nathalie Tenenbaum montre que l’action des alter-activistes pousse les représentants de l’Etat à sortir de leur réserve et les incite à entrer en porte à faux avec la définition de l’Etat (au sens de Max Weber) comme « seul détenteur du monopole de la violence physique légitime. »

En effet, la non-violence des actions rend illégitime la violence des forces de l’ordre qui essaient de les déloger.« L’objectif principal de cette désobéissance non violente est de contraindre l’adversaire à utiliser des moyens illégitimes. Il s’agit d’acculer l’État à exhiber sa violence, obliger l’État à exercer le monopole qu’il détient, en matière de violence physique légitime, dans des conditions qui lui échappent (une mise en scène dramatisée). » [30] Cette stratégie amène à « exhiber la violence des rapports de domination que les militants ont subie, de rendre visible cette souffrance, et de dénoncer ainsi la violence d’Etat. »[31]

Les corps qui deviennent objets politiques

Dans son article, Jérôme parle d’« incorporation de l’engagement » [32]comme d’une caractéristique spécifique de la désobéissance civile. « Le corps devient dès lors un support de leur action politique. Cet engagement de leur corps dans l’action est en outre la preuve de l’engagement des activistes pour la cause défendue. Non seulement ils utilisent leur corps comme outil et preuve de leur engagement mais ils affichent aussi leur visage pour montrer le caractère public de leur action. » [33]

Cette corporalité de l’action militante est aussi l’occasion de rencontres approfondies avec les autres alter-activistes. Par exemple, tenir une mine de charbon, comme à Ende Gelände[34], pendant 48h dans des conditions difficiles crée des liens forts entre les activistes.

«C’était assez précaire. On était dans la poussière de charbon, on n’avait pas de sac de couchage, on s’est fait un bidonville avec des bâches… Parce que nous, on s’attendait plutôt à faire une action coup de poing comme l’année d’avant. Avec un peu plus de confrontation policière, où tu dois forcer des lignes de policiers, de façon non violente toujours, pour atteindre la mine pour la bloquer. Là, la typologie avait changé. On était tellement … On ne savait pas qu’on resterait 48h… Puis après, on s’est organisés. (Simon)

A Ende Gelände, les activistes étaient répartis en plusieurs groupes. Les uns bloquaient les extracteurs de charbon de la mine, les autres la plateforme de chargement des trains. D’autres encore s’étaient couchés sur les rails du train pour empêcher le transport du charbon. Et d’autres encore ont envahi l’usine de traitement du charbon.

Ce type d’expérience renvoient à une profonde humanité. « Les actes de désobéissance civile impliquent une rencontre avec sa propre vulnérabilité́ mais aussi une capacité́ à ressentir la présence de l’autre qui permet de se dépasser physiquement et mentalement. Mais ressentir cette présence par le corps peut aussi être synonyme de protéger autrui par le corps, étant conscient que celui-ci peut être en danger. Durant ces agissements, le corps peut en effet être mis à̀ rude épreuve. »[35]

Le corps des militants est un acteur à part entière . Ils sont imprégnés et transformés par leurs expériences de résistance physiques et politiques. « Leur corps y occupe une place centrale car c’est par lui qu’ils sont situés, qu’ils prennent place dans l’action, qu’ils rencontrent l’autre; c’est également lui qui est empreint de l’expérience. Une action laisse donc généralement des traces dans le corps et l’esprit. » [36]

Et la présence de (parfois) très nombreux autres corps prêts à défendre la même cause rend leurs actions hautement politiques, au sens que donne Emeline de Bouver à ce concept: « »politique » se réfère aux formulations de ce qui est juste pour gouverner et transformer la cité (la polis) mais aussi de ce qui importe, ce dont nous choisissons de prendre soin afin de faciliter et gérer le vivre-ensemble.»[37]

Conclusion

Ce parcours à travers différents regards sur l’action des alter-activistes de ces mouvements de désobéissance civile en Belgique nous a montré que corps, émotions et esprits y sont fortement intriqués. Leur complémentarité permet de proposer des actions créatives, surprenantes et pleines de sens. L’implication des militants pour renouveler leurs actions se nourrit de leur envie de changer le monde en prenant du plaisir, de donner du sens. John Jordan écrit : « Ce n’est pas l’information qui nous fait agir, c’est le désir d’un autre monde, c’est le fantasme et le plaisir. »[38]

Comme ces activistes déploient ces compétences fines tant dans la création d’actions désobéissantes que dans la proposition de projets concrets du quotidien, on peut raisonnablement penser que derrière ce mouvement se construit une utopie collective porteuse de sens, propre à enthousiasmer ceux qui se désespèrent de la morosité ambiante actuelle.

NOTES / REFERENCES

[1] Voir article dans Le Grain : Gamification de la désobéissance civile, quand le jeu suscite l’engagement

[2] Grande mobilisation désobéissante pendant les négociations des traités transatlantiques (CETA et TTIP) en 2016-2017 décrite dans l’article précédent (Gamification de la désobéissance civile, quand le jeu suscite l’engagement)

[3] Leurs noms ont bien entendu été anonymisés.

[4] L’EZLN (Ensemble Zoologique de Libération de la Nature) est une exception par sa pérennité.

[5] Alice Walker citée par I. Frémeaux, J. Jordan et J-M. Malo dans la préface de Boyd, Mitchell, 2015, p.14

[6] Renou Xavier, Désobéir, le petit manuel, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2012, p.53

[7] Voir : http://ezln-zoologique.be/nos-actions/

[8] Extrait de leur site https://www.toutautrechose.be

[9] Simon Saskia, Nouvelles formes de l’agir politique, retour sur une expérience au sein de Tout Autre Chose, En Question, Centre Avec, 2016, p. 5. Disponible sur : http://www.centreavec.be/site/sites/default/files/pdfs/Nouvelles-formes-de-l-agir-politique_0.pdf

[10] Grand rassemblement du mouvement Tout Autre Chose qui met en lumière dans la joie les alternatives qui fonctionnent.

[11] Simon Saskia, idem, p.5

[12] Renou X., op cit, p.53

[13] Interview de Edith Wustefeld dans l’article « TTIP Game Over : « désobéir est devenu nécessaire ». Disponible sur https://www.comac-etudiants.be/articles/ttip-game-over-desobeir-est-devenu-necessaire

[14] Renou Xavier, Désobéir, le petit manuel, Le Passager clandestin, Neuvy-en-Champagne, 2012, p.58

[15] Simon Saskia, Nouvelles formes de l’agir politique, retour sur une expérience au sein de Tout Autre Chose, En Question, Centre Avec, 2016, p.5

[16] Chardronnet Ewen, « Climate Games: « Nous sommes la nature qui se défend », Interview de Isabelle Frémeaux et John Jordan, co-organisateurs des Climate Games autour de la COP21», in Makery.info, 2015, disponiblesur http://www.makery.info/2015/05/11/climate-games-nous-sommes-la-nature-qui-se-defend/

[17] Giffard, M., Moral M., Coaching d’équipe: Outils et pratiques, Armand Colin, 2010, p.120

[18] Jérôme Dupont, La désobéissance civile, un vecteur de changement social ?, Barricade, 2013, p.2, Disponible sur : http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2013-jerome-desobeissance_civile.pdf

[19] Chardronnet, 2015

[20] https://ttipgameover.net/blog/actions-items/%e2%80%a8%e2%80%a8un-detournement-massif-de-la-publicite-a-bruxelles-denonce-le-bafouement-de-la-democratie-par-les-traites-de-libre-echange%e2%80%a8%e2%80%a8/

[21] Brandalism (mot-valise mêlant brand, « marque » en anglais, et vandalism) est un collectif antipub, composé notamment d’artistes, né en 2012 dans le but de détourner les publicités présentes dans l’espace public à des fins militantes. Définition retenue par les contributeurs de Wikipédia (https://fr.wikipedia.org/wiki/Brandalism#cite_note-Independant-1) et traduite à partir de l’article de Matilda Battersby, « Brandalism: Street artists hijack billboards for ‘subvertising campaign’ », The Independent,‎ 17 juillet 2012

[22] Le collectif Artivist n’existe plus aujourd’hui. Il a été actif entre 2010 et 2014 en Belgique.

[23] Celle du 6/4/2012 par exemple est disponible sur : https://www.youtube.com/watch?v=qgrzx960D_o&feature=youtu.be

[24] http://1pour100.blogspot.com

[25] Vidéo difficile à trouver aujourd’hui, disponible dans un article sur l’éco-flagellation sur : http://mne-pau.org/spip.php?article63

[26] Commentaire décrivant l’action Greenweek sur http://www.collectifartivist.be/actions/green-week-2011/

[27] Boyd, Andrew; Mitchell, Dave Oswald, Joyeux bordel : tactiques, principes et théories pour bien réussir la révolution, Les Liens qui libèrent: Paris, 2015, p.26

[28] Idem, p.28

[29] N. Tenenbaum, «Désobéissance civile et recompositions des pratiques protestataires dans le mouvement altermondialiste en France» in D.Hiez & B.Villalba (eds), La désobéissance civile – Approches politique et juridique, Presses universitaires du Septentrion, 2008, p.167

[30] N. Tenenbaum, idem, p.167

[31] N. Tenenbaum, idem, p.167

[32] Jérôme Dupont, La désobéissance civile un vecteur de changement social ?, Barricade, 2013 (disponible ici : http://www.barricade.be/sites/default/files/publications/pdf/2013-jerome-desobeissance_civile.pdf)

[33] Dupont, idem, p.3

[34] Énorme rassemblement d’activistes européens (près de 3000 dont près de 200 Belges) qui a bloqué une mine de charbon à ciel ouvert en Allemagne à Ende Gelände pendant 48h en mai 2016. Vidéo sur https://www.youtube.com/watch?v=ZuW3Z44Qa4k

[35] Dupont, idem, p.3

[36] Dupont, idem, p.3

[37] De Bouver Émeline, « Éléments pour une vision plurielle de l’engagement politique : le militantisme existentiel », Agora débats/jeunesses 2016/2 (N° 73), p.91

[38] Chardronnet, 2015

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