Le jeudi 27 février 2014 s’est déroulé, dans les bâtiments de la Haute Ecole Galilée à Bruxelles, le Colloque intitulé « Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils », sur base de l’ouvrage du même nom[2] paru en janvier 2014. Ce Colloque, organisé par l’ASBL « Le Méridien », l’ASBL « Le Grain », le Laboratoire d’Anthropologie Prospective (LAAP), l’UCL, l’UMONS et le CeRIS[3], a réuni plus de 450 personnes représentant aussi bien le monde académique que le monde des professionnels du terrain.
Ce Colloque avait pour but premier de mettre en avant une nouvelle figure: celle du « Praticien-Chercheur », au travers de plusieurs témoignages présentés par les co-auteurs de l’ouvrage[4]. L’ensemble des exposés nous a permis de mieux visualiser la pratique de certains chercheurs travaillant dans les lieux d’exil.
A la suite de cet exposé nous avons décidé d’interroger cette figure du « Praticien-Chercheur » présent dans le Colloque et d’en comprendre l’émergence. Ce sera donc l’objet de cette analyse.
1. Première approche d’une définition du « Praticien-Chercheur » dans les milieux de la précarité et de l’exil
Pour pouvoir appréhender cette figure du « Praticien-Chercheur », il faut retourner à ses origines. Selon la littérature, la construction de la figure du « Praticien-Chercheur » remonterait aux années 50-60 avec le sociologue Henry Desroche. Ce professeur de sociologie crée, à Paris, les premiers cours accessibles seulement aux adultes qui sont « porteurs d’une expérience professionnelle et/ou sociale d’au moins cinq ans […] » (Mesnier et Vandernotte, 2012, p.8). Cette formation est donc destinée essentiellement à des personnes ayant déjà eu une expérience dans le monde du travail, auparavant[5]. Le but de cette formation est de permettre à des travailleurs, n’ayant pas de diplôme universitaire, mais bien un projet social concret, de pouvoir réaliser ce dernier grâce à des outils théoriques et des cadres de pensées (Mesnier et Vandernotte, 2012). Aujourd’hui cette formation est devenue diplômante grâce au DHEPS[6] en France. En Belgique francophone, on retrouve aussi cette pratique qui se déploie de plus en plus grâce à la formation continue en « Santé mentale en contexte social: précarité et inter-culturalité »[7].
De l’autre côté de l’Atlantique, la figure du « Praticien-Chercheur » est aussi bien ancrée, sans pour autant être dénommée de la même façon. Cette pratique de « Recherche-action » vient de l’Ecole de Chicago. Les sociologues de l’Ecole de Chicago ont employé cette forme de recherche au milieu du 20ème siècle. « Dans le cadre de leurs travaux, ils furent confrontés à des réalités sociales (pauvreté, immigration, discriminations sociales et raciales, ghettoïsation, etc.) qui les ont amenés à modifier les rapports classiques du chercheur à son objet » (Hubert et Nieuwenhuys, 2009, p.22) pour deux raisons. La première était que les situations étudiées étaient tellement tendues que les chercheurs ont dû créer des alliances avec les leaders des quartiers et les intégrer à la recherche. La deuxième était que les situations vécues par la population ne pouvaient laisser les chercheurs indifférents. Ils ont donc rompu avec la posture classique de la « neutralité axiologique »[8]. Au final, « […] de nouvelles démarches en recherche sociale ont été imaginées, associant les personnes concernées par une problématique à l’élaboration de connaissances et, partant, à la détermination de perspectives d’action susceptibles d’améliorer leur situation.» (Hubert et Nieuwenhuys, 2009, p.23).
2. Le besoin de changement et de cadre théorique pour les « Praticiens-Chercheurs »
Henry Desroche avait bien compris l’envie de certains travailleurs sociaux, qui, à un moment dans leur carrière, formulaient le besoin de reprendre des études car leur activité « n’allait plus de soi », « elle était encombrée de questions difficiles à expliciter » (Mesnier et Vandernotte, 2012, p128). Mesnier et Vandernotte ont d’ailleurs constaté que « de nombreux travailleurs sociaux doivent répondre à des injonctions législatives et réglementaires exigeantes et possiblement contradictoires. Ils sont de plus en plus sommés de participer à des procédures gestionnaires parfois dévorantes ou jugées « absurdes », tout en faisant face à des situations sociales dégradées et dégradantes qu’ils n’ont pas toujours les moyens de soulager » (2012, p.128).
Ces propos reflètent bien ce que nous avons pu observer lors du colloque concernant les différents projets présentés. Effectivement, notre ressenti vis-à-vis des locuteurs était que, confrontés à la réalité quotidienne des lieux d’exil, ils étaient mal outillés pour aider les personnes les plus démunies, et en mal de mots pour rendre compte des failles de leurs rencontres et de l’hospitalité qu’ils auraient voulu offrir. On peut en déduire que les méthodes, concepts, outils, etc. qui ont été conçus et pensés pour permettre aux travailleurs sociaux de faire leur travail, ne sont plus tout à fait adaptés aux situations actuelles de la société. Les nombreux intervenants du Colloque se sont donc tournés vers une réflexion universitaire via les méthodes de l’anthropologie pour mieux cerner les problématiques qu’ils rencontrent sur leur terrain et agir ainsi en toute connaissance de cause.
Nous l’avons vu, la méthode utilisée est celle de l’anthropologie au regard d’une ouverture vis-à-vis des thèmes de l’exil et de la précarité. Les « Praticiens-Chercheurs » sont amenés à s’imprégner des milieux de vie et de fréquentation des personnes qu’ils souhaitent mieux découvrir et comprendre via l’observation participante[9]. Elle implique des techniques de relevés ethnographiques telles que la tenue d’un carnet de terrain ou encore la photographie pour certains. Des entretiens enregistrés peuvent être difficiles à produire dans un contexte de précarité, de fragilité psychologique et physique des personnes, c’est pourquoi les chercheurs doivent mobiliser plus amplement leur mémoire visuelle, auditive mais aussi sensitive. Au-delà de ces méthodes assez classiques, la spécificité des terrains abordés ainsi que la capacité d’élaborer un savoir nécessite la participation du public étudié pour rendre véritablement compte de ce qui se joue. En effet, l’implication des personnes est essentielle pour obtenir un savoir détaillé, sincère et ayant du contenu.
Les « praticiens-chercheurs » s’inscrivent ainsi dans la tradition de la sociologie publique telle que décrite par Burawoy. La sociologie publique, à côté des sociologies expertes (qui cherchent à atteindre un but défini par un client), académiques (universitaires) et critiques (dont le but est d’examiner les fondements des programmes de recherche de la sociologie académique) est de celles qui font entrer la sociologie en conversation avec des publics. Plus précisément, les « praticiens-chercheurs » font de la sociologie publique organique, c’est-à-dire une sociologie qui travaille en étroite collaboration avec un public visible, dense, actif et local. Elle fonde et oriente la sociologie classique en partant des problèmes que rencontre la base de la société. A partir des problèmes privés, elle est capable dégager une série de problèmes publics et de les porter à notre attention.
Le travail des « Praticiens-Chercheurs » est aussi à intégrer dans ce qu’on appelle la sociologie clinique. Dans ce cadre, à une sociologie réflexive et politique s’ajoute le fait que l’acteur est capable d’effectuer ses propres changements. En effet, comme le dit De Gaulejac, en liant les apports de Bourdieu (analyse des déterminations sociales) et de Freud (analyse des déterminations psychiques) , « les possibilités pour un individu de se transformer malgré l’ensemble des déterminations qui pèsent sur lui, sont l’effet du travail que le sujet effectue sur lui-même et sur son environnement en réponse aux contradictions auxquelles il est confronté. Les déterminismes sociaux et les conditionnements psychiques sont des forces plurielles, hétérogènes, contradictoires qui poussent le sujet à advenir pour tenter de mettre de la cohérence et de l’unité là où règnent l’incohérence et la diversité » (De Gaulejac, 2008, p.11). Transformer les déterminismes en ressources pour l’action s’effectue, dans le travail des praticiens-chercheurs, grâce à une tentative de co-construction du savoir qui surgit dans les vies des personnes qu’ils rencontrent, touchées par la précarité et le sentiment d’exil.
3. Des sujets variés
A l’exception du premier d’entre eux, tous les exposés du colloque ont fait l’objet d’une publication dans l’ouvrage « Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils ». Chacun des orateurs a produit une enquête de terrain reflétant et mettant en valeur « les traces de la vie ordinaire de son public et de son quotidien professionnel » (Jamoulle, 2014, p.8). « Ces « Praticiens-chercheurs » se sont rapprochés des perspectives de leurs usagers, de ce qu’ils observent, pensent, ressentent. Ils rendent compte de leurs sensibilités, du sens qu’ils donnent à leurs conduites, de l’intelligence qu’ils ont de leurs parcours et de leurs situations » (ibid.).
La première recherche présentée par le professeur P-J Laurent, s’intitulait « Exils et migrations en contexte de modernité insécurisée ». Il s’agissait pour le chercheur de s’interroger sur le « faire famille » à distance que doivent mettre en place les Cap Verdiens, confrontés à la diaspora importante de la population. Il a mis au jour les différentes stratégies des familles pour réussir à placer un de leurs membres à l’étranger et lui obtenir une double nationalité, à charge pour celui-ci ensuite de « tirer » le reste de sa famille à lui. Ces stratégies obligent souvent à de longues séparations et font se recomposer la famille via diverses alliances, ce qui occasionne des tensions et des fragilités. D’origine sociale, différentes formes de souffrance psychique dues à ces séparations émergent alors, transmises de génération en génération. Dans la lignée du thème du colloque, « Passeurs de mondes », cet exposé était destiné à nous faire voir une autre facette de l’exil, son envers du décor en quelque sorte.
La deuxième intervention, « Habiter et être habité par la rue » d’Emmanuel Nicolas, nous invitait dans les interstices urbains de Charleroi où l’on assiste à une augmentation du nombre de personnes qui se trouvent en situation de fragilités multiples: de plus en plus de femmes, de jeunes, de familles, de travailleurs pauvres et de personnes dites sans-papiers se retrouvent en errance ou à la rue, en marge. Suite à la confrontation avec ce public, Emmanuel Nicolas invite à élargir les pratiques institutionnelles traditionnelles par des nouvelles techniques plus proches des situations spécifiques vécues et ce, en renforçant les questions de l’accueil et de la proximité dans le travail social. Il s’agit de changer de posture, de changer son centre de gravité par rapport à son point de vue pour faire un travail métissé entre clinique et recherche.
L’intervention suivante, de Yolande Verbist, nous faisait découvrir sa recherche au sein d’une école d’enseignement primaire spécialisé baptisée « Les Moineaux »,. Elle expliqua comment l’expérience de la violence impacte la façon dont on approche la connaissance et comment l’expérience de la violence met au ban. Elle nous fit part également du peu de temps dont disposent les travailleurs sociaux pour penser et écrire leurs pratiques, les obligeant à être « dans le bricolage ».
La présentation de Séverine Lacomte, « Elite en exil, quelle reconnaissance ? » mettait en avant les difficultés que rencontrent les personnes immigrées dans leur parcours pour trouver un emploi. En effet, alors que certaines d’entre elles sont diplômées, elles se voient proposer des emplois (par exemple, la mise à l’emploi Article 60) en totale opposition avec leur parcours professionnel antérieur, car il n’existe pas toujours d’équivalence de diplômes ou une reconnaissance des années d’expérience. La procédure d’équivalence des diplômes est alors primordiale pour elles, l’identité professionnelle étant une part importante de l’identité de l’individu.
Cette enquête a ainsi permis à Séverine Lacomte de quitter le point de vue unique de l’institution dans laquelle elle travaillait (un CPAS) et de multiplier les expériences auprès des publics concernés.
L’intervention de Joëlle Conrotte, « Lignes de failles de l’immigration et clinique de l’exil », soulignait la fragilité de l’identité et de la psyché humaines dans les contextes d’exil. Comment, en effet, imaginer l’anéantissement psychique qui menace les personnes immigrées qui se voient refuser la protection de l’Etat quand l’Europe est pour elles idéalisée comme la patrie des Droits de l’Homme ? Les personnes immigrées dont la demande d’asile a été rejetée sont alors livrées au hasard des bonnes et mauvaises rencontres. Il est primordial de nouer un lien avec elles mais cela prend du temps et demande un long travail de proximité pour que la personne se réapproprie le pouvoir sur sa vie et le pouvoir de choisir.
Enfin, le dernier exposé, de Véronique Georis, « Métissages socioculturels dans les quartiers populaires », nous faisait prendre conscience qu’aucune place n’avait été prévue par la société belge pour la jeunesse d’origine immigrée. Des jeunes sont victimes du décrochage scolaire, de l’absence d’emplois, de l’absence de reconnaissance et du délitement des rapports sociaux. Ils s’enferment dans des quartiers ghettos qui les protègent de la société mais où règne la concurrence entre anciens et nouveaux migrants pour trouver le droit d’être là. Les blessures de l’immigration se transmettent de génération en génération, les différents mondes (scolaire, familiaux, sociaux) s’excluent. Il s’agit alors pour les institutions de devenir les supports sociaux d’un métissage entre les mondes, en étant à l’écoute des populations et en produisant avec elles de nouvelles représentations et des inédits du social.
4. Au-delà de la « Pratique-Recherche »: réflexions et conclusion
Les démarches de recherche telles qu’elles ont été développées par nos praticiens-chercheurs peuvent sembler nouvelles, mais nous avons montré qu’elles s’inscrivent dans une tradition de recherche bien plus ancienne. Grâce au certificat « Santé mentale en contexte social: précarité et interculturalité », la démarche du Praticien-Chercheur trouve un cadre et s’enrichit de l’apport du monde académique qui l’aide à structurer les constats et à les analyser selon des perspectives variées et des approches pluridisciplinaires.. Elle en acquiert une légitimité nouvelle.
Malgré tout, cette légitimité a besoin de recevoir une reconnaissance de la part des citoyens, de l’université mais aussi du monde politique afin que les mises au jour produites par ces « Praticiens-Chercheurs » se rassemblent et se transforment en un projet politique cohérent et applicable dans la réalité. De plus, il est par là nécessaire que les « Praticiens-Chercheurs » puissent déterminer si leur recherche a et/ou peut déboucher sur des changements dans leurs pratiques et dans celles du monde professionnel qui les touche.
5. Bibliographie
Burawoy, M., « Pour la sociologie publique », in Socio-Logos. Revue de l’association française de sociologie [en ligne], http://socio-logos.revues.org/11, mis en ligne le 21 mars 2006, (page consultée le 5 avril 2014).
Gaulejac (de), V., « La sociologie clinique entre psychanalyse et socioanalyse », in SociologieS. Théories et recherches [en ligne], 2008, http://sociologies.revues.org/1713, mis en ligne le 27 avril 2008, (page consultée le 12 mai 2014).
Hubert, H-O. et Nieuwenhuys, C., L’aide alimentaire au cœur des inégalités. Chapitre 1: L’histoire d’une recherche-action, L’Harmattan, 2009, 178 p.
Jamoulle, P. (dir.), (2014) Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils, Academia-L’Harmattan, 2014, 215 p.
Mesnier, P-M. et Vandernotte, C., En quête d’une intelligence de l’agir (Tome 1): Praticiens en recherche-action, L’Harmattan, 2012, 244 p.
Puaud, D. (2012), Le travail social ou l’ « art de l’ordinaire », Fédération Wallonie-Bruxelles de Belgique (Yapaka), 2012, en ligne sur http://www.yapaka.be/sites/yapaka.be/files/livre/58_travailsocial-puaud-web.pdf
Notes/Références
[1] Véronique Georis est anthropologue de formation, directrice d’une AMO (Service d’aide en Milieu Ouvert) à Schaerbeek, chargée de recherches et consultante à l’ASBL Le Grain.
[2] Jamoulle, P. (Dir.), Passeurs de mondes. Praticiens-chercheurs dans les lieux d’exils, Academia-L’Harmattan, Louvain-la-Neuve, 2014, 215 p.
[3] Le Centre de Recherche en Inclusion sociale de l’Université de Mons: https://portail.umons.ac.be/fr/infossur/intranet/humanorg/pages/ceris.aspx
[4] Les témoignages sont résumés plus loin sous le titre « Des sujets variés ».
[5] La formation n’intègre donc pas d’étudiants fraîchement sortis du secondaire.
[6] DHEPS: Diplôme des Hautes Études des Pratiques Sociales.
[7] La formation continue en « Santé mentale en contexte social: précarité et interculturalité » est un programme co-organisé par le LAAP/UCL (Laboratoire d’anthropologie prospective/Université catholique de Louvain) et le SSM Le Méridien, in Jamoulle, P., (2014), p.10.
[8] Le concept de neutralité axiologique a été développé par Max Weber. Il équivaut à « l’absence de jugements de valeur et de perspective normative dans l’analyse des faits sociaux ». Selon ce principe, un politologue ou un sociologue ne peut prendre position et on ne peut pas être à la fois chercheur et engagé dans le débat public. Porter un jugement de valeur serait anti-scientifique.
[9] L’observation participante (dite aussi méthode de l’observateur participant ; en anglais, participant-observer) est une méthode d’étude ethnologique ainsi que sociologique introduite par Bronislaw Malinowski et John Layard au début du XXe siècle en s’immergeant plusieurs années dans des sociétés mélanésiennes.
Pour Alain Touraine, il s’agit de la compréhension de l’autre dans le partage d’une condition commune.
Elle consiste à étudier une société en partageant son mode de vie, en se faisant accepter par ses membres et en participant aux activités des groupes et à leurs enjeux.