Comment l’État Social Actif piège certains jeunes dans une double-contrainte contre-productive

témoignage d’une praticienne-chercheuse Interview de Manon Lengler

Manon Lengler est anthropologue de formation. Depuis deux ans et demi elle travaille à la Mission Locale de Schaerbeek. Praticienne-chercheuse[1], conseillère en insertion et chargée de projet, elle a repris une formation en « Santé mentale en contexte social » et consacré son travail de fin d’étude à la souffrance des jeunes demandeurs d’emploi qu’elle accompagne. Le GRAIN l’a rencontrée afin qu’elle nous expose sa démarche et nous fasse part de son témoignage sur le désarroi des jeunes à qui on refuse une place et un rôle dans la vie professionnelle à une époque où le travail n’a jamais été aussi valorisé.

La totalité de son travail de recherche est consultable sur ici en PDF.

Qu’est-ce qu’être jeune inscrit dans des problématiques d’exil et de précarité sur le marché de l’emploi bruxellois ? Comment ces jeunes se représentent-t-ils le marché du travail ? Quelles sont les difficultés qu’ils rencontrent ? Qu’est-ce que la confrontation de l’activation et des vécus des jeunes nous apprend sur notre société ? Toutes ces questions, Manon Lengler a tenté d’y répondre au travers d’une recherche dont on peut synthétiser ainsi la question de départ : « En contexte d’activation, quel est le rapport à l’emploi des jeunes touchés par l’exil et la précarité ? ».

En toile de fond de la réflexion de notre praticienne-chercheuse, on trouve le constat que nous sommes face à un contexte social relativement explosif combinant trois éléments qui concourent à une situation difficile : d’une part, un marché du travail qui se dérégule et qui n’emploie quasiment plus de main d’œuvre peu qualifiée, d’autre part des jeunes bruxellois qui quittent relativement tôt l’école ou se retrouvent relégués dans des filières qui ne les qualifient pas suffisamment et enfin, troisième pied du tripode, un secteur associatif mis sous pression des « chiffres » de « sorties positives ».


En toile de fond : l’État social actif

L’idée de la mise en place d’un État social actif qui replacerait l’État providence (que la Belgique avait mis en place à la fin de la seconde guerre mondiale) est portée au tournant du XXIème siècle par le Ministre socialiste flamand des Affaires sociales de l’époque, Franck Vandenbroucke. Si l’État providence reposait sur un accord de solidarité sociale, sur un compromis entre travail et capital pour le partage des fruits de la croissance économique, et veillait à indemniser les chômeurs considérés avant tout comme des victimes d’une situation de sous-emploi, l’État social Actif n’envisage plus l’accès aux droits sans réciprocité. Le chômeur est désormais tenu de prouver qu’il recherche un emploi, sinon il se retrouve sanctionné.

Comme l’écrit Jean Faniel : « Depuis 1945 (et auparavant quand les caisses syndicales indemnisaient leurs affiliés au chômage), les chômeurs sont tenus d’accepter toute offre d’emploi dit convenable. Ils peuvent être exclus du droit aux allocations en cas de refus ou d’abus. Les syndicats n’ont jamais remis cette obligation en cause. Corrélativement, les employeurs sont collectivement responsables de fournir du travail aux salariés et les pouvoirs publics doivent tout mettre en œuvre pour assurer le plein-emploi et favoriser la rencontre entre les offres d’emploi et les chômeurs.

Depuis 2004, les chômeurs doivent démontrer qu’ils recherchent activement du travail. Cette preuve qu’ils doivent fournir et le caractère contractuel de la relation soulignent que la responsabilité de la situation de chômage et de la capacité à retrouver un emploi pèse désormais essentiellement sur le chômeur lui-même et n’est plus partagée par les employeurs et les pouvoirs publics.

Mais il y a plus. Quelles sont les obligations que l’ONEm impose lors de la signature du contrat ? L’ONEm ne propose aucune offre d’emploi, ni aucune formation spécifique au chômeur contrôlé. On l’a dit plus haut, ce n’est pas son rôle mais celui des organismes régionaux ou communautaires de placement et de formation. L’ONEm fait prendre des engagements aux chômeurs : envoyer autant de candidatures spontanées, répondre à autant d’offres d’emploi, s’inscrire dans autant d’agences de travail intérimaire […]. Cela signifie donc que l’ONEm pousse très concrètement vers des formes d’emploi précaire, parfois fort éloignées du contrat de travail à durée indéterminée et à temps plein qui était progressivement devenu la norme en matière d’emploi. Cela signifie également que des critères relativement standardisés et quantitatifs sont appliqués aux chômeurs, indépendamment de leur profil personnel ou de leur situation familiale. Depuis 2004, le nombre de sanctions prononcées s’est accru chaque année. doivent tout mettre en œuvre pour assurer le plein-emploi et favoriser la rencontre entre les offres d’emploi et les chômeurs »[2].


Ainsi, les Missions Locales, autrefois tenues principalement à des obligations de moyens (mise en œuvre d’actions et de stratégies pour mettre en projet et outiller le chercheur d’emploi) vont dorénavant voir leurs subsides de plus en plus conditionnés par des obligations de résultats annuels. En d’autres termes, elles devront avoir atteint 55% de « sorties positives »[3].

Les jeunes rencontrés en Missions locales (qui partagent pas mal de points communs avec le public accompagné en général) rassemblent pour la plupart les caractéristiques suivantes :

« Absence de diplôme, surreprésentation des jeunes issus de l’immigration, expérience nulle ou très sporadique de l’emploi, et sur le plan de leur « profil attitudinal et comportemental » (langage, apparence vestimentaire, « savoir être ») une inadéquation forte par rapport aux critères et exigences de base de l’emploi.[4]»

Voilà pour les statistiques. Mais Manon a voulu aller plus loin et explorer ce que les jeunes eux-mêmes avaient à dire du marché de l’emploi et de leur situation de chercheur d’emploi peu qualifié et expérimenté. Son enquête s’inscrit dans le cadre méthodologique de l’anthropologie prospective dans la mesure où le but de la chercheuse est de saisir, de manière engagée, les changements qui caractérisent nos sociétés en plaçant la focale au niveau de l’individu.

– DH – Manon, quelles ont été tes motivations pour entreprendre ce travail ?

– ML – Quand j’ai commencé à travailler ici à la Mission Locale, on m’avait confié une mission de recherche. Mon poste s’inscrivait dans le cadre du Contrat de quartier durable Coteaux-Josaphat, au sein duquel s’est créée la plate-forme emploi-jeunes. Celle-ci regroupe des organisations qui travaillent avec des jeunes ou qui voudraient davantage parvenir à toucher les jeunes. La plate-forme regroupe des associations telles qu’une AMO, une maison de jeunes, un Atelier de Formation par le Travail, la Mission Locale, l’ASBL Renovas, qui coordonne tout cela… Je suis arrivée parce que le groupe voulait identifier les freins à la mise à l’emploi des jeunes. On m’a demandé d’aller interroger différents acteurs et, avec l’ensemble de la plate-forme, on a produit un plan d’action comportant des pistes concrètes pour répondre au besoin d’accès des jeunes à l’emploi. Le but était d’adapter vraiment les services aux besoins des jeunes. Donc le pôle recherche était présent au début dans ma fonction, puis, quand j’ai commencé sur de l’opérationnel[5], le pôle recherche me manquait un peu… J’ai voulu continuer à faire de la recherche en m’inscrivant au certificat en « santé mentale en contexte social ». Je souhaitais améliorer mon approche pédagogique avec les jeunes au travers de cette expérience. J’ai une formation d’anthropologue et j’avais déjà dans mon bagage pas mal d’outils d’analyse, mais le vrai plus de la formation c’est que les « élèves » sont des travailleurs qui occupent des fonctions différentes dans des lieux variés, ont des âges différents et des expériences diverses… Cela permet d’échanger et d’apprendre beaucoup plus au sujet des personnes précaires ou issues de l’immigration… Dans ma démarche, il y avait un volet personnel et un volet professionnel pour adapter les services au mieux aux besoins du public.

– DH – Qui as-tu rencontré ? Comment as-tu constitué ton « échantillon » ?

– ML – Tous les jeunes que j’accompagne dans mon travail ne sont pas issus de l’immigration, il y a beaucoup de Belges. Les jeunes présentés dans mon TFE sont issus de l’immigration parce que l’intitulé du certificat c’est « multiculturalité et précarité », mais à Schaerbeek, où il y a beaucoup de Belges, les jeunes d’origine turque ou marocaine ne sont plus les seuls, j’ai des jeunes d’origine bulgare, serbe, j’ai un jeune Rwandais, des jeunes primo-arrivants de Guinée… Pour mon travail, j’ai collecté les interviews de deux jeunes, l’un issu de l’immigration et l’autre primo-arrivant parce que j’avais remarqué que ces deux figures étaient largement représentées dans mes accompagnements, et que dans leurs discours il y avait beaucoup de disparités. J’avais constaté des différences au niveau des croyances et dans la manière d’aborder la réalité, de voir les choses. Les jeunes primo-arrivants regardent souvent avec étonnement les jeunes qui sont nés ici et qui échouent à l’école, qui sont désabusés : ils se demandent pourquoi ils ne sont pas plus dynamiques, plus « contents d’être là »… Bien sûr je sais qu’en disant ça je fais des généralisations mais ce sont des discours que j’entends souvent et qui méritent d’être soulignés. Par exemple, les jeunes nés ici vont dire « pour eux (les primo-arrivants) c’est facile, ils ont un logement, ils ont des allocations tout de suite, tandis que moi ça fait longtemps que j’attends… » « Dès que je vais au CPAS il n’y a que des étrangers ». Tout un imaginaire est construit par rapport à la situation de l’autre « étranger ».

Mon public, c’est le public des Missions Locales mais ils sont jeunes, infra-qualifiés, cumulent échec sur échec (à l’école, au plan familial…) vivent de façon précaire, (tous ne mangent pas à leur faim, ils n’ont pas de rentrées régulières d’argent…). Beaucoup bénéficient du soutien de leurs parents. Une bonne partie d’entre eux est au CPAS. En fait ceux que je touche sont déjà des « privilégiés » par rapport à toute une série d’autres qui n’ont pas l’occasion de franchir la porte des Missions locales. Ils ont du mal à entrer en formation ou à accéder à l’emploi parce qu’ils ne réussissent pas les tests d’entrée ou de recrutement… Pour la reprise de formation, si on n’a pas un projet « ficelé de chez ficelé », si on n’a pas une manière « tip top » de s’exprimer, si on n’a pas réussi les tests en français et en math,… Si on est un jeune et qu’on a une vision vague d’un métier qu’on aimerait bien faire et qu’on arrive comme ça en touriste… On n’est pas pris ! Alors que le jeune qui s’inscrit à l’université, en général, il fait exactement la même chose, il s’inscrit comme ça, en touriste ! Mais comme il paie, c’est bon ! C’est seulement quand les formations sont organisées spécifiquement pour les jeunes que c’est possible, on a même du mal à les remplir. Dans les formations « pour tous publics » ce sont souvent les plus âgés qui sont pris, parce qu’ils n’ont souvent pas eu la chance d’étudier avant.

Pour recueillir les témoignages dans le cadre de mon travail de fin d’études, j’ai eu des difficultés au début… C’était un peu délicat de mener un travail de recherche qui prenait pour objet des jeunes avec qui j’étais déjà engagée dans un travail d’accompagnement. Alors j’ai pris du temps pour me lancer, choisir les personnes, fixer des critères, il fallait que je puisse interroger deux personnes qui soient représentatives de la réalité que j’avais déjà pu entrevoir, que je puisse faire des liens entre leurs discours et aborder le sujet que je voulais traiter : leur souffrance face à une certaine violence sociale. J’ai pris deux jeunes que je suivais déjà depuis longtemps et avec qui je n’étais plus vraiment dans un processus d’accompagnement. C’était des jeunes avec qui il y avait déjà une relation de confiance, je les connaissais bien, je n’aurais pas fait cela avec des jeunes que je connaissais à peine,… La méthode du récit de vie m’a bien appris à plus écouter et eux, de leur côté, ils ont parlé sans réserve. J’ai fait deux entretiens avec chacun, je les ai retranscrits et je les leur ai fait relire, ils n’ont pas tout relu, ils on jeté un coup d’œil mais je leur ai parlé des grandes observations faites pour creuser ou vérifier certains points. J’ai ajouté des apports d’autres jeunes qui étaient dans un projet d’orientation en groupe, j’avais aussi un carnet d’observations avec moi et sinon, j’étais constamment en mode « veille » par rapport à ma question de recherche : elle ne quittait pas ma tête, je faisais tout le temps des liens entre cette question et mes observations sur mon lieu de travail.

– DH – Quelles ont été tes principales constatations ?

– ML – Dans mon travail, il y a un fil rouge qui vise à monter les contradictions qui existent derrière le projet de l’activation des jeunes. Ceux que je rencontre, ce sont des jeunes qui veulent travailler mais qui ne trouvent pas d’emploi ou encore des jeunes à qui on menace de supprimer l’aide si ils ne travaillent pas… En fait, on leur refuse une sorte de citoyenneté, de sentiment d’appartenance à la société. Cette situation est très schizophrénique et elle met les jeunes dans des situations de double-contrainte qui peuvent dans certains cas les amener à rejeter totalement le système, ou à le contourner, ou à passer par des voies alternatives, alors que l’objectif de l’activation devrait être de les (re)mobiliser pour qu’ils trouvent un travail. Le problème, c’est que c’est un discours un peu hypocrite : plein de gens sont activés, souvent sous la menace de la suspension de l’aide, mais la société n’a pas forcément un travail à leur offrir à tous. Et donc quand on a des jeunes qui cherchent partout du boulot et qui font des formations et qui se démènent, qui sont même parfois dix fois plus mobilisés que les jeunes que j’ai pu rencontrer dans le cadre de mes études ou dans mon entourage, et qu’ils trouvent encore moins, c’est rageant !

Les injonctions paradoxales de l’État social actif font énormément souffrir ces jeunes et elles peuvent faire apparaître des phénomènes de concurrence, par exemple entre jeunes nés ici et jeunes nés là-bas. Ou entre proches, dans le sens où ils ne disent pas à leurs potes quand ils ont trouvé une offre d’emploi, parce le pote risque de postuler aussi, ou bien parce que ça risque de « porter la poisse ». Le thème de « la poisse » est récurrent : ils pensent qu’Il vaut mieux ne rien dire de ses projets de peur de s’attirer « la poisse ».

L’État social actif attend des jeunes qu’ils se mettent « en projet », mais beaucoup de jeunes n’ont pas de projets ou pas le loisir de se mettre en projet. Ils ont peut-être juste besoin d’argent ou envie de travailler mais ce n’est pas toujours spécialement entendu. Heureusement, il y a de plus en plus de gens qui se mobilisent pour essayer de faire comprendre dans quoi sont inscrits les jeunes et qu’est-ce qui peut les amener comme ça à être, en apparence, sans projets. Il faut savoir entendre que l’urgence financière est parfois criante et que oui « un boulot dans n’importe quoi » c’est une vraie demande, il faut pouvoir la recevoir, en faire quelque chose. Face au discours idéalisé du projet professionnel, nous les travailleurs sociaux on se demande bien souvent comment on est censés faire, parce que, comme je dis dans mon rapport de recherche, « entre le rêvé et le possible il n’y a bien souvent que le possible ». En fait tout dépend de leurs rêves, il ne faut pas projeter les nôtres et certains métiers se font dans des conditions beaucoup plus difficiles que d’autres. Je pars vraiment de ce que le jeune me dit : s’il me dit : « je veux devenir éboueur », pour moi, c’est entendable. L’idée de mise en projet doit être repensée parce que la société évolue. D’après ce que je constate, la société est en mutation vers de plus en plus de précarité, et pourtant, politiquement, on limite de plus en plus l’accès à la sécurité sociale, à l’aide sociale… l’activation est d’autant plus cruelle et cynique dans ces conditions. On touche aux droits humains. L’ESA c’est de l’hypocrisie et c’est cruel en cas de crise pour les jeunes. Les jeunes ressentent ça comme une absurdité, voire comme l’effet de la théorie du complot.


Les conséquences dévastatrices pour les jeunes demandeurs d’emploi précarisés en termes de santé mentale sont[6] :

1/ Un sentiment de responsabilité personnelle par rapport à la situation de non emploi qui peut conduire à de la culpabilité

Salim a changé souvent d’orientation pendant ses études mais il a finalement obtenu son brevet d’animateur et recherche un emploi dans cette profession. Il ne comprend pas pourquoi, malgré les nombreuses démarches qu’il entreprend et les nombreux CV qu’il envoie, aucun contrat ne tombe. Il finit par se dire que c’est peut-être lui qui s’y prend mal, qu’il est lui-même le problème.

Toute l’idéologie de l’activation est parfaitement intériorisée par ce jeune qui doit porter sur ses épaules le poids d’une responsabilité collective.

2/ La résignation au précariat

Pour les jeunes qui vivent des sentiments d’impuissance voire de colère combinés à une situation d’urgence financière, la question du « projet professionnel », souvent considérée comme centrale par les acteurs de l’insertion, paraît farfelue. En effet, derrière le « je veux travailler dans n’importe quoi », se cache bien souvent le besoin de travailler pour survivre. Les situations d’urgence financière conduisent les jeunes à réduire leurs attentes envers le travail. Ils finissent par rechercher n’importe quel type d’emploi, pourvu qu’il soit rémunérateur…

Ces éléments traduisent l’apparition d’une « nouvelle » catégorie de pauvres désignée par le terme « précariat », dont l’horizon ressemble bien souvent au chômage. Les conséquences sur la santé mentale sont lourdes. Les jeunes sans emploi peu qualifiés se sentent condamnés à survivre plutôt qu’à vivre.

3/ S’accrocher à ses allocations de chômage, un effet pervers de l’État Social Actif

L’idée même de trouver un emploi « convenable » est, pour certains jeunes, tellement inatteignable qu’apparaît un nouveau combat, celui de garder son droit aux allocations de chômage ou d’insertion. Il s’agit alors pour le jeune de prouver à l’ONEm qu’il recherche vraiment un emploi en partant à la chasse aux « preuves ». Et comme la plupart des jeunes recherchent effectivement un emploi, ils n’ont pas de mal à en collecter, encore que leur sentiment de culpabilité les amène forcément à se définir eux-mêmes comme des suspects de fraude en puissance ; en ce sens, ils redoutent les contacts avec les « facilitateurs » de l’ONEm.

4/ La destruction des liens de solidarité entre proches

La précarité défait les solidarités, et accentue les jalousies, les ressentiments et les attitudes de concurrence entre les communautés : les primo-arrivants sont suspectés de travailler pour des cacahuètes sur le marché du travail au noir par les jeunes belges d’origine immigrée qui, en retour, subissent le mépris des primo-arrivants au motif qu’ils ne sont pas capables se saisir les « chances » (de formation notamment) que la société belge leur offre. Entre proches également les pratiques de soutien mutuel sont rares, car la précarité touche des quartiers entiers, et si tu viens en aide à un ami, il risque de te prendre la place que tu aurais pu obtenir. Dans ce contexte où chacun « tire la couverture de son côté », « chacun tire sa corde » et « c’est toi et ta chance ».


– DH – Que peuvent faire les acteurs de l’emploi face aux situations décrites ? Les Missions Locales obtiennent des résultats intéressants, non ?

– ML – Les acteurs de l’emploi obtiennent des résultats, bien sûr, et heureusement ! Des jeunes trouvent des boulots, des jeunes trouvent des formations, mais ici, dans mon travail de recherche, mon objectif était de relayer, de véhiculer et de faire connaître les discours récurrents que j’entends dans la bouche des jeunes, leurs cris de colère et de détresse. Porter à l’attention du public les difficultés vécues par les jeunes et comment ils les interprètent.

J’ai voulu témoigner sur les contradictions de l’activation au regard du vécu des jeunes. Par exemple, un des jeunes que j’ai suivi et présenté dans mon travail de recherche a trouvé du travail comme commis de cuisine Article 60, mais son rêve était de devenir mécanicien. Pour lui, l’accès à l’école est très difficile. Cependant il a encore des ressources morales, de la motivation et il est très positif, il arrivera certainement à un moment ou à un autre à retomber sur ses pattes. Certains jeunes travaillent, mais je connais aussi le cas poignant d’un jeune très organisé, dynamique, exemplaire, qui a des contrats à la journée à Zaventem pour faire des plateau-repas pour les avions. Son boulot c’est de mettre toujours la même combinaison-type «  un yaourt, une orange, un sandwich » sur un plateau, puis il recommence. Et ça fait des mois qu’on lui donne des contrats à la journée, il signe tous les jours, en Intérim… Donc, les jeunes trouvent des contrats, mais, dans le même temps, le marché de l’emploi se dérégule. Certains jeunes sont transformés par les groupes d’orientation, ça les ouvre, j’ai l’exemple d’un jeune Guinéen, un peu privé de réseau ici à Bruxelles ; dans le cadre de son orientation en groupe, il a fait un stage au Centre culturel Jacques Franck, puis il a continué comme bénévole et maintenant il est sous contrat au Centre culturel Jacques Franck comme PTP[7]… Il voudrait reprendre des études et devenir régisseur. Donc, des succès il y en a, mais mon objectif était d’aller chercher la voix des jeunes qu’on n’entend pas souvent. Ça fait un choc mais ça fait réfléchir.

Pour changer les choses, je ne vois qu’une solution : intervenir au niveau du travail quotidien des intervenants sociaux de l’emploi et de la formation. C’est ça qu’il faut faire : aller voir chez les travailleurs de l’Insertion Socio Professionnelle (ISP) comment ils font, comment on peut adapter leurs pédagogies, les adapter pour se donner plus de marge de manœuvre et de ressources pour la prise en charge. Commencer par un relevé des atouts et des pratiques des professionnels de l’ISP. Il y aurait moyen de faire une belle recherche. Sinon, ce qui me motive, c’est de faire passer un message politique, de relayer un cri d’alarme.

Bibliographie

Lengler M., Jeunesse, précarité et exil : l’activation mise a l’épreuve des vécus d’expérience, UCL, Certificat santé mentale en contexte social, 2014, 30 p.

Notes / Références

[1] Voir les articles de

  • Detongre A.-E., Marneffe J. et Roset C., Analyse de la figure du « Praticien-Chercheur » au travers de l’ouvrage « Passeurs de mondes. Praticiens-Chercheurs dans les lieux d’exils », Le GRAIN, septembre 2014 et
  • Georis V., Figure du praticien chercheur II – de l’engagement dans un monde complexe, Le GRAIN, Novembre 2014.
  • En ligne sur http://www.legrainasbl.org

[2] Voir Faniel, J. Accompagnement, activation et contrôle : quelques aspects institutionnels du suivi des chômeurs, CRISP, décembre 2010. Consultable en ligne sur http://www.crisp.be/crisp/wp-content/uploads/analyses/Suivi_des_chomeurs-FANIEL.pdf

[3] Ce terme de sortie positive est employé pour désigner le fait qu’un processus d’accompagnement se solde par un emploi, la reprise d’une formation ou la mise en œuvre d’un projet indépendant.

[4] Les données exploitées par notre chercheuse sont tirées de Benchekroun, A., Carlier, D., et Franssen, A., 2014, « Note de synthèse BSI. Les transitions des jeunes entre l’enseignement et l’emploi à Bruxelles : défis pour la gouvernance », Brussels Studies, n73, pp. 0-26.

[5] Manon est devenue par la suite conseillère en insertion pour les jeunes. Elle est « Référente emploi jeunes » et accompagne des jeunes demandeurs d’emploi peu qualifiés dans leur recherche via des activités de groupe ou en individuel.

[6] Nous reprenons ici de larges extraits de l’étude réalisée par Manon Lengler. LENGLER M., Jeunesse, précarité et exil : l’activation mise a l’épreuve des vécus d’expérience, UCL, Certificat santé mentale en contexte social, 2014, 30 p.

[7] PTP est mis pour « Programme de Transition professionnelle », il s’agit d’un plan d’embauche d’une durée de deux ans destiné à faire acquérir de nouvelles compétences sur le lieu du travail à des personnes peu qualifiées. Voir http://www.actiris.be/ce/tabid/723/language/fr-BE/Programme-de-transition-professionnelle.aspx

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