Comment parler de la pratique pour l’améliorer ?

Voici l'avis de praticiens sur le thème. Et vous, qu'en pensez-vous ?

Pour Le Grain, il faut articuler réflexion et action. En effet, effectuer sans cesse l’aller-retour entre pratique et théorie permet de conjuguer le savoir des spécialistes et la connaissance quotidienne du terrain. Certes, seule l’expérience permet de construire les stratégies d’action, à partir des priorités choisies par les acteurs de terrain. Mais ces stratégies peuvent être plus pertinentes si elles sont inspirées par les acquis de certaines recherches en sciences humaines et en sciences de l’éducation ou par des théorisations de pratique réalisées par des praticiens novateurs.

Si l’alliance entre l’expérimentation et la théorisation semble incontournable pour progresser sur les chemins ardus de l’action sociale et de la pédagogie, force cependant est d’admettre que ces deux pôles interagissent le plus souvent dans une relation tendue, voire même conflictuelle.

Pour voir plus clair dans les relations de ce couple tumultueux, nous avons soumis une typologie des discours structurés sur l’action à un panel de personnes du terrain, dans le cadre d’un atelier, et recueilli leurs réactions.

Nous avons repris et systématisé ces réflexions qui constituent le présent exposé. Le lecteur dispose ainsi d’un aperçu de ce que des praticiens perçoivent de la relation théorie-pratique. Peut-être s’y retrouvera-t-il ? Peut-être les lignes qui suivent l’aideront-elles à préciser ses propres opinions sur le sujet ? Peut-être s’insurgera-t-il contre certains propos ? C’est pour permettre l’expression de ces réactions que cet article est proposé en Forum.

Parler de la pratique, c’est la trahir

Une réticence fondamentale s’exprime à propos des discours sur la pratique : parler de la pratique c’est déjà la trahir. Pourquoi ? Pour beaucoup de personnes du terrain, dès que l’on commence à théoriser, on utilise d’autres termes, un autre champ lexical que celui utilisé par les acteurs de terrain, qui dénaturent leur réalité. Les termes d’un exposé systématique, construit à partir de ce qu’en disent ces personnes transforment nécessairement leurs propos. Le discours théorique dit autre chose que ce que les praticiens ont exprimé. Passer d’un registre à un autre entraînerait donc une dénaturalisation du propos.

Mais il y a plus. Décrire une expérience sous forme de récit, est aussi une trahison de la complexité. Transformer le récit en considération plus générale et plus abstraite est une trahison supplémentaire.

De même, le discours théorique est, par définition, circonscrit et se développe dans des « modèles ». Pour que ces derniers soient intelligibles, ils doivent sélectionner certaines variables et pas d’autres. Ces modèles retiennent donc des éléments et ignorent, volontairement ou par méconnaissance, d’autres dimensions ou événements de la réalité. Autrement dit, par sa démarche même, le discours théorique simplifie la complexité de la réalité. Là aussi les praticiens se sentent trahis, estimant que le discours de la théorie est nécessairement simplificateur et comme tel, impropre à rendre compte de tout ce qu’ils ont vécu.

En même temps, les formateurs sont conscients qu’il est indispensable de prendre du recul par rapport à l’expérience de terrain et que ce recul suppose une distance intellectuelle. Pour comprendre ce qui se passe, précisément parce que la réalité est complexe, pour augmenter les chances de réussir à mettre en place un dispositif visant certaines priorités, il faut disposer de grilles de lecture ou de modèles d’action, qui sont des données abstraites modélisées. Le praticien a donc tout intérêt à avoir recours à la théorie, par ailleurs si décriée.

Comment dépasser ce dilemme ? Par un « bon usage » de la théorie. Quels seraient les critères de ce bon usage ? Tout d’abord, être conscient de l’existence de différents types de discours sur la pratique et chercher à s’informer sur les caractéristiques de chacun, sur ce qu’ils peuvent apporter, sur leurs limites. (C’est pour cette raison que nous avons présenté, par ailleurs, la typologie des discours structurés sur l’action) Ensuite, il convient, comme travailleur social ou comme formateur, d’être au clair sur ses intentions personnelles. Cette lucidité permet alors d’utiliser le type de discours théorique qui semble le mieux convenir aux buts que l’on poursuit. Cette lucidité permet aussi d’évaluer ce qu’on peut espérer retirer d’une théorie et de ne pas en attendre plus que ce qu’elle peut donner. Cette connaissance des forces et faiblesses de chaque sorte de théorie permet aussi d’être moins dépendant des injonctions tenues par les décideurs et justifiées par le recours à la science, référence prétendument sans appel.

Des intérêts professionnels divergents

Cette méfiance observée entre les praticiens et théoriciens ne proviendrait-elle pas en partie d’une crainte, se muant parfois en un mépris mutuel, auxquels certains enjeux de pouvoir ne seraient pas étrangers ?

Le chercheur ambitionne, à travers ses publications et autres interventions lors des colloques, à renforcer son statut, à se faire reconnaître de ses pairs. Pour forger cette crédibilité, il est obligé de produire des discours « scientifiques » selon les normes académiques dont les destinataires ne sont pas les personnes du terrain mais les collègues, tantôt amis, tantôt concurrents. En d’autres termes, le traitement de l’observation de la réalité pédagogique est fonction des enjeux de positionnement sur le marché des idées et non fonction de l’utilité que l’analyse peut avoir pour les formateurs. Ces derniers le sentent bien. Certains ressentent cela, sinon comme une forme de mépris, du moins comme une forme d’instrumentalisation de leur travail. Aussi, leurs réticences à l’égard de la production académique ne vient pas seulement du langage selon eux ésotérique (en fait technique, excessivement abstrait et généralisateur) dans lequel les rapports de recherche sont formulés, mais aussi de la finalité même de l’activité de recherche qui sert les intérêts des chercheurs et non des personnes qui font l’objet de leurs investigations. Aux yeux des praticiens, la recherche constituerait une énorme dépense financière et d’énergie intellectuelle dont les retombées sur le terrain sont faibles. De l’aide, ils en ont besoin, mais pas sous cette forme. D’où, parfois, une certaine amertume qui peut se muer à son tour en mépris pour ces verbeux qui parlent de ce qu’ils ignorent : « en pédagogie, c’est un peu comme en art ; il y a ceux qui en font et ceux qui en parlent ».

Des théoriciens impuissants

Chercheurs, d’un côté, praticiens de l’autre, développeraient chacun un « complexe ». Pour les chercheurs, ce serait celui de l’impuissance. Paradoxalement, il trouve sa source dans deux attitudes antinomiques.

Les théoriciens pensent détenir le savoir mais n’ont finalement que peu de pouvoir sur le réel. Deux lectures sont faites de cette absence d’emprise sur la réalité.

Pour la plupart des chercheurs qui se préoccupent des retombées de leur travail, la question est de savoir comment ils vont parvenir à modifier les pratiques sociales et éducatives pour qu’elles soient conformes à leurs théories qui, puisque scientifiques, sont pertinentes. Mis à part le cas de la recherche-action (voir la typologie), les chercheurs n’espèrent pas vraiment influencer directement les praticiens. Ils sentent ces derniers trop rétifs à leurs suggestions et ne s’estiment pas être en position institutionnelle pour les convertir à leurs certitudes. (Les réticences des praticiens sont souvent expliquées par les chercheurs, par les « théories » de la résistance au changement, conjuguées selon différentes variantes) La tactique consiste alors à convaincre les décideurs de la pertinence de leurs analyses et de l’intérêt d’adopter des politiques d’action issues de celles-ci. Ils deviennent ainsi les conseillers du Prince.

Un autre relais sont les accompagnateurs et formateurs de formateurs, ainsi que les directeurs d’établissements ou de centres de formation. Ces catégories intermédiaires sont formées par leurs soins, dans des sessions courtes ou dans des formations de longue durée (comme les diplômes supérieurs obtenus dans des formations à horaire décalé). Souvent, ces intermédiaires deviennent des zélateurs des théories récentes qu’on leur a apprises, car ils y trouvent un savoir nouveau et de pointe leur permettant de justifier leur position au sein des structures sociales et éducatives. Ils disposent ainsi d’un contenu pour le changement à opérer sur le terrain dont ils deviennent les spécialistes et les éclaireurs.

Cependant, le savoir savant, devenu injonctions normatives, n’est pas beaucoup mieux accepté, en fin de compte, par les personnes du terrain, parce qu’il vient des autorités ou des conseillers. Il y a à cela une bonne raison : généralement, les suggestions fortement appuyées sur ce qu’il convient de faire ne sont pas perçues comme pertinentes. Cela ne marcherait pas ! Et cela ne marcherait pas, parce qu’on veut organiser la réalité complexe à partir de schémas scientifiques, qui ont, par définition, simplifié la réalité (voir plus haut). L’action sociale et l’activité de formation sont des activités de bricolage peu conformes aux schémas idéaux des penseurs. Beaucoup de praticiens le savent d’intuition. Et ceux qui essayent, quand même, d’appliquer les injonctions le vérifient à leurs dépens. Cela donne bonne conscience à ceux qui, effectivement, n’ont pas envie de changer leur pratique, parce que le coût leur apparaît trop important et qu’ils font eux, effectivement, de la résistance au changement

A l’opposé, c’est précisément parce qu’ils savent que leurs théories telles quelles sont inopérantes, que d’autres chercheurs développent un sentiment d’impuissance. Les élégants modèles qu’ils ont construit ne fonctionnent que très imparfaitement sur le terrain. Ils reconnaissent, soit qu’ils ont tenté de les mettre en pratique avec des travailleurs sociaux ou des formateurs lambda, avec un succès tout relatif, soit qu’ils ont connaissance des évaluations aux résultats peu probants, menées sur les expériences d’innovation issues de leurs théories. Avec beaucoup d’honnêteté intellectuelle, ils l’acceptent, mais ils trouvent cela diablement frustrant !

Des praticiens complexés

Les praticiens, travailleurs sociaux, formateurs ou enseignants, de leur côté, se sentent souvent culpabilisés par ce genre de discours. Certes, ils estiment que les injonctions qu’on leur assène ne sont pas très réalistes mais comme elles émanent des autorités ou d’experts, ces praticiens sont pris d’un doute. Et si, de fait, ils n’étaient plus dans le coup. Lorsque des scientifiques les sermonnent avec des propos du genre « il faut faire comme cela, parce qu’il est prouvé que c’est la meilleure façon de faire », ce qui implique qu’il ne faut plus faire comme avant, comme ils ont toujours fait, les praticiens se sentent remis en question dans leur identité professionnelle : « depuis vingt ans je n’ai fait que des conneries ! ». Ils sont pris dans une tension entre d’une part, une interrogation et une culpabilisation par rapport à leurs pratiques habituelles, et d’autre part, par un certain bon sens qui leur permet de pressentir que le changement imposé n’est pas si urgent, ni si simple à mettre en place que les autorités ne le laissent supposer. Il est clair que si beaucoup d’acteurs du terrain ne répugnent pas, voire souhaitent être un peu « bousculés » ou stimulés par rapport à leur travail, une mise en cause trop radicale de leur savoir-faire entraîne chez eux de la résistance parce qu’ils ne sentent pas reconnus et estiment que leur expérience et leur savoir-faire sont niés en bloc.

De la méfiance à la collaboration

Pour sortir de cette méfiance mutuelle, l’idéal est de tendre vers une certaine égalité de statut lors de la construction d’un projet commun. Dans cette optique une règle méthodologique semble s’imposer : toujours s’immerger dans le contexte et chercher à le comprendre, dans sa complexité, avant de lancer des pistes d’action et effectuer sans cesse des aller-retour entre la mise en pratique et une régulation réflexive.

Chaque partenaire a, dans ce processus, son rôle à jouer. Le chercheur doit accepter qu’il n’a pas la solution même s’il a des pistes intéressantes d’amélioration à proposer ; qu’il doit construire à partir de ce qui existe et ne pas vouloir faire table rase du passé ou le remplacer par du nouveau révolutionnaire qui serait enfin disponible. Autrement dit, toute innovation doit être accompagnée d’une stratégie de transition.

Le praticien, quant à lui, doit savoir qu’il a une expertise d’usager mais que sa pratique présente des limites et qu’il pourrait tirer profit de ceux qui ont pris du recul avec le travail quotidien. Son rôle est alors d’opérationnaliser leurs suggestions et de les adapter à son contexte, en les articulant avec l’ensemble des variables qui constituent son cadre habituel de travail.

Dans cette collaboration, il convient de s’interroger, avant toute chose, sur le pouvoir que chacun se donne et sur les limites méthodologiques de sa position et de son savoir professionnels. A partir de ce moment-là, chacun pourra s’approprier le discours de l’autre et effectuer des transactions entre ces deux mondes permettant de produire de nouveaux modèles d’actions et de nouvelles idéologies, guides nécessaires à l’action. Il faut donc en finir avec les fausses attentes des deux côtés et l’illusion de détenir LA vérité.

La collaboration réussie requiert encore que chaque partenaire soit au clair sur les points forts et les limites des différents discours sur la pratique. En d’autres termes, que peut apporter et que ne peut pas apporter telle ou telle théorie. Ce que montre la typologie des discours structurés sur l’action, c’est que les discours sur la pratique peuvent être de nature très différente et donc qu’il n’est pas possible de tirer le même bénéfice de chaque type de théorie.

Une épistémologie du discours sur la pratique

Un autre problème surgit en filigrane lorsque l’on se met à parler de la pratique : comment l’observe-t-on ? A partir de quel « matériau » observer, réfléchir, discuter ? Que veut dire finalement observer la pratique ? Car on n’observe pas de manière neutre. Toute observation présuppose une intention et celle-ci oriente déjà la démarche.

Autrement dit, avant de se lancer dans une étude de la pratique, il faut préalablement préciser ce qu’on veut connaître et choisir l’outillage conceptuel qui convient à son but. En même temps qu’on choisit une méthodologie, on s’arme pour éclairer le travail du terrain et dégager des faits, des logiques, qui échappent à la perception quotidienne, mais aussi, on se limite dans les résultats qu’il est possible d’obtenir. Si je fais une recherche fondamentale, je ne trouverai pas la même chose que si je mène une recherche-action ou si je procède à une théorisation de pratique. La question fondamentale est donc de clarifier pourquoi je veux analyser la pratique. Quel est le type de connaissances que je veux obtenir pour quel type de changement ? Ne pas tenir compte des spécificités de chaque type de discours sur la pratique conduit à s’illusionner. Non, toutes les théories ne sont pas équivalentes et n’enrichissent pas de la même façon une éventuelle innovation !

Un regard chargé d’émotions

Pour l’homme et la femme de terrain, l’observation de sa pratique contient une forte dimension affective. Le praticien voit son métier à travers les représentations construites à partir de sa propre expérience. Il adopte, issue des celles-là, une image de lui-même. En conséquence, parler de sa pratique, c’est toujours parler de soi. Si le discours est tenu par quelqu’un d’extérieur, ce sera un discours sur soi. Si l’observateur propose un autre regard que celui construit par le praticien, il est certain que ces propos vont, d’une façon ou d’une autre, au minimum l’interpeller, sans doute le remettre en question. Il vaut mieux que le praticien le sache quand il lit des analyses ou quand il participe à une réflexion sur son travail.

Dans cette perspective, ce que le praticien doit apprendre, c’est à distinguer sa fonction et sa personne. Quand on observe les comportements et les actes d’une personne, on ne porte pas, en théorie, de jugement sur les traits de sa personnalité. Mais cette posture est plus facile à dire qu’à tenir car la plupart des individus se définissent par leur travail. Leur identité y est liée car leurs traits de caractère se sont traduits dans des savoir-faire professionnels concrets qui constituent leur personnalité professionnelle. Autrement dit, on ne sort pas indemne d’une réflexion sincère et profonde sur ses activités professionnelles.

La relation théorie-pratique est conflictuelle

En conclusion, nous pouvons dire que la relation théorie-pratique est conflictuelle en elle-même, pour des raisons épistémologiques tout autant que pour des questions de pouvoir et d’intérêts.

Si les praticiens les plus lucides conviennent qu’il faut changer, car la situation actuelle n’est peut-être pas la meilleure qui soit, ils doivent savoir que l’innovation qui prend appui sur une réflexion théorique ne peut se faire sans tension, qu’elle exige le débat, la négociation, la transaction. Loin d’être des dysfonctionnements, les désaccords et les antagonismes sont la condition pour procéder à une analyse lucide et trouver des modus operandi et des dispositifs adéquats.

Ce qui est dit pour le praticien est également vrai pour les chercheurs. Ceux-ci doivent savoir que s’ils veulent influencer la pratique et être des aides au changement, ils doivent accepter de se salir les mains, d’abandonner le bel ordonnancement des modèles théoriques et la relative sécurité du monde académique pour construire des édifices parfois un peu baroques et affronter la confusion et les tensions existant sur le terrain.

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