Il ne s’agit donc pas de l’une ou l’autre analyse d’un établissement ou d’une association considérés comme institution ( ce qu’on appelle « analyse institutionnelle ») mais d’une pratique avec des enfants, des jeunes et/ou des adultes à l’intérieur de ces établissements, ou associations, dans les classes, les équipes, les groupes, les mouvements. Dès lors, ces deux grands mots de « Pédagogie » et « Institutionnelle » apparaissent peut-être déjà comme moins rébarbatifs, moins réservés aux initiés.
Origine
Mais d’où vient l’association de ces 2 mots ? D’un instituteur, Fernand Oury (1920-1998) occupé par la pédagogie et de son frère, Jean Oury, psychiatre, initiateur de la thérapie institutionnelle, pour qui le soin apporté au milieu ( à la manière rigoureuse de l’organiser, de l’habiter), dans les hôpitaux psychiatriques a des effets thérapeutiques sur les malades. C’est d’ailleurs ce dernier qui en 1958, lors d’un congrès Freinet à Paris, utilisa pour la première fois ces termes pour caractériser, nommer « pédagogie institutionnelle » ce que son frère était occupé à construire depuis une dizaine d’années et qui avait à ses yeux des points communs avec sa pratique en hôpital. F. Oury n’a donc pas un beau jour inventé de toute pièce LA pédagogie institutionnelle[2].
Instituteur suppléant dès 1939, à l’âge de 19 ans, il est complètement inexpérimenté face à 45 élèves de 9 ans. Il pratique donc sur le modèle de ce qu’on a fait avec lui, dans la pure ligne traditionnelle. Mais il s’interroge sur l’identité de ses « gamins », sur l’autorité, sur la loi, sur le travail obligatoire en classe. Ayant été lui-même travailler à la chaîne comme ouvrier spécialisé dans une usine d’aviation, il dirige sa classe comme « il peut ».
Etant donné les difficultés qu’il rencontre, il commence à s’intéresser à la psychologie, à la psychanalyse, visite des écoles où les enfants gèrent le pouvoir. Ne croyant pas encore que lui peut changer quelque chose à l’institution école, il continue à utiliser les pratiques traditionnelles. Pourtant, en 1948, il pense à changer la réalité et en 1949, il rencontre l’instituteur progressiste et novateur, Célestin Freinet qui va orienter toute sa pratique pédagogique ultérieure.
Des fondations élevées à partir des terrains
Au fil de son vécu, de son observation et de son analyse du milieu éducatif où il travaille, F. Oury a élaboré au moins trois supports théoriques rassemblés en un « trépied » qui débouchent sur des outils pratiques de travail.[3] [4]
La dimension matérialiste
C’est suite à sa rencontre avec Célestin Freinet que Fernand Oury adopte ses techniques qui constituent une large part de la PI, même s’il se pose cette question : comment transplanter les solutions des problèmes ruraux vécus par Célestin Freinet à la situation urbaine que lui, F. Oury est occupé à vivre ?[5]
Le simple fait d’introduire une imprimerie dans la classe, transforme pour Célestin Freinet et ses élèves le rapport au travail et au savoir : il y a machine, production et donc aussi partage des tâches, prises de responsabilités diverses, souci d’efficacité, bref de nouveaux rapports naissent entre tous les acteurs de la classe.
La correspondance interscolaire entre classes issues de milieux différents, le journal scolaire qui regroupe les textes libres des élèves, textes élus puis imprimés par la classe et ensuite diffusés ou vendus, les sorties-enquêtes, le travail individualisé, les projets collectifs. Voilà pour ces techniques. C’est dire qu’une série de pratiques pédagogiques s’appuient aussi sur le matériel (imprimerie, photocopieuse, fichiers, appareils audio-visuels et aujourd’hui ordinateurs). Les activités se choisissent en fonction des besoins, de la situation du groupe, du contexte, du type d’enfants ou de jeunes, des possibilités de l’enseignant, du formateur, de l’animateur. Ceux-ci peuvent ainsi mettre les contenus à la disposition des enfants sous les formes les plus variées possibles. Ces outils et techniques permettent une pluralité d’accès au savoir et un autre type de relations dans le groupe que le seul rapport hiérarchique enseignant/élèves ou le seul discours du maître tout puissant et bien pensant.
La dimension sociologique
Pour F. Oury, le groupe est un des pieds importants du trépied, le groupe, comme agent d’éducation car F. Oury croit à la permanence sociale de l’individu humain. Les équipes de travail, les conduites de projets, les responsabilités prises par chacun, la mise en place de la loi et des règles institutionnalisent le groupe et constituent autant de médiations qui aident à ne pas s’enfermer dans le face à face maître/enfant. Chacun se trouve plongé dans un tissu de relations multiples et impliquantes.
La classe, le groupe s’organisent ainsi en réseau coopératif qui peut redonner sens aux obligations d’apprentissage. Ouvert sur l’extérieur par toutes les pratiques de correspondance, enquêtes, vente de journal ou d’objets fabriqués en classe, le travail scolaire prend alors valeur immédiate qui facilite motivation et investissement et qui permet la construction du lien social du sujet.
La dimension psychanalytique
Il s’agit de prendre en compte l’inconscient qui est toujours présent, en classe comme ailleurs. Il se manifeste sous forme de symptômes divers : blocages, conflits, inhibitions ou autres. « L’inconscient est dans la classe et parle » dit F. Oury. Il veut en tenir compte « pour ne pas nuire ». Il est bien clair qu’il ne s’agit en aucune façon de mélanger enseignement et psychothérapie mais seulement d’emprunter des concepts à la psychanalyse. F. Oury s’est enrichi, pour cette dimension de sa pédagogie, des apports de Freud et de Lacan et aussi de Jean Oury, son frère psychiatre.
Le désir
F. Oury insiste surtout sur la réhabilitation du désir. « Rien ne se fera sans désir ». Mais le désir n’est ni un besoin ni un bon plaisir du genre chacun fait selon son envie du moment. Contrairement au besoin, le désir ne peut jamais être satisfait parce qu’il renvoie au paradis perdu de la fusion, avec la mère entre autres. Parce qu’il est toujours impossible d’atteindre la satisfaction du désir, l’individu apprend qu’il faut perdre l’illusion du « tout est possible » et dès lors, il peut accepter la limite de la loi. La PI « travaille » la demande par laquelle transite le désir, sachant d’avance qu’elle ne pourra ni tout combler, ni répondre à tout.
L’écoute
Il est donc aussi fortement question d’apprendre l’écoute, à commencer, pour l’adulte responsable, par l’écoute de soi : reconnaître pour soi-même les mécanismes et les manifestations de l’angoisse, des identifications, des transferts, permet d’être attentif à leurs effets et de redoubler de vigilance auprès des individus et du fonctionnement du groupe.
Le groupe institué
Les institutions mises en place sont là pour « machiner », provoquer l’évolution du groupe vers ce que la PI nomme un groupe institué. Une des positions de F. Oury et de son frère est de dire qu’on ne travaille pas les personnes mais qu’on exerce une action sur les structures du milieu grâce à l’élaboration d’un réseau d’institutions médiatrices, supports d’identifications ( je suis de l’équipe X, je suis ceinture bleue…) et productrices d’altérité. Les institutions de la classe coopérative assurent à la fois le fonctionnement du groupe, la liberté ainsi que la sécurité des individus et les possibilités de changement, le tout comme parties intégrantes du système. Elles sont faites d’histoires, de vécus tissés en langage, de structures élaborées de concert, selon une possible invention permanente du groupe et de son/ses responsables-garants. Tout ce tissu peut fomenter le désir, le laisser ou le faire circuler, le relancer, entre autres à partir de toutes les surprises qu’on y apportera.
La forme du trépied suggère aussi d’emblée que la PI ne tient pas debout s’il manque un élément.
Et le politique ?
Il est le plan de base du trépied : qui décide de quoi ? comment ? quand ? au profit de qui ? et au nom de quoi ? Cette mise en commun des désirs d’être là, pour œuvrer ensemble ouvre un espace public de délibération à la parole instituante. La classe devient un lieu où le pouvoir des élèves peut s’exercer, un lieu qui détient des fonctions politiques dans la mesure où il développe l’esprit critique et vise l’émancipation de l’homme, contrairement à des formes de pédagogie traditionnelle qui perpétuent des fonctions domestiques privilégiant l’assimilation, l’adaptation instrumentale et l’intégration au sens le plus conformiste, normatif et raboteur du mot.
Il va de soi que des techniques et surtout une éthique de ce genre peuvent assurer une vraie place à chacun. Bien sûr, la mise en œuvre de ce filet complexe ne va pas de soi et c’est souvent par tâtonnements, recherches, modifications, nouvelles inventions, reprises (comme on reprend des chaussettes ou des événements !), diminution du narcissisme des responsables, que, dans tel groupe, telles choses se créent, s’instituent et fonctionnent, que telle personne ne sera pas exclue ou que tel conflit se règlera par un détour plutôt que par un affrontement.
Références
[1] Oury, F. et Vasquez, A., Vers la Pédagogie Institutionnelle, Ed. Matrice, 1967 cité dans Dictionnaire encyclopédique de l’éducation et de la formation, Nathan, 1994.
[3] Pour toute cette partie des « fondations », je m’inspire largement de mes formations suivies mais aussi de la plaquette éditée par le CEPI « Pédagogues contemporains », Jean Houssaye, Armand Colin, Paris, 1996.