Comment pratiquer la pédagogie institutionnelle II

outils méthodologiques

Ce qui fait cadre, ce qui fait loi

Souvent les enseignants disent : « il faut cadrer » mais qu’est-ce qui peut réellement faire « cadre » et pour y mettre quel tableau , quel portrait ?

Pour la PI, c’est le désir qui fait loi. C’est lui que l’enseignant tente de faire surgir de sous les couches de rejet de l’école, du non plaisir d’apprendre, de déstructurations de tous genres vécus par de nombreux jeunes et enfants « bolides »[1], et ce, plus encore dans les milieux populaires. Pour ce faire, l’enseignant instaure les temps et lieux qui vont permettre aux demandes, plaintes, propositions (canaux possibles pour l’émergence des désirs) de venir se loger. Et tenant compte à la fois de la rigueur des lieux de parole et de l’exigence des apprentissages, il reconnaîtra les sujets en marche. De plus, pour sortir de la sauvagerie des « tout-tout-de-suite-ici-maintenant-pour-moi-tout seul » ou de la sauvagerie des relations duelles entre élèves et enseignants ou entre élèves, les lieux, les temps, les demandes, se bornent à l’aide de règles qui vont non pas interdire sans cesse mais permettre. Permettre de réaliser ceci, cela, de se donner des objets d’apprentissages croustillants, d’apprendre dans la coopération, même de socialiser ce que l’on a découvert, d’en être fier. Trois lois fondamentales comptent tant pour les élèves que pour les professeurs ou formateurs : l’interdiction de tuer (par quelque violence que ce soit), l’interdit de l’inceste (personne n’appartient à quelqu’un) et l’obligation de participer à la production, de ne pas être parasite. Toutes les petites règles construites, revues, remplacées en fonction des besoins découlent de ces trois grandes lois. Et en PI, une importance capitale est donnée à la parole. C’est en considérant toute cette élaboration que l’on remarquera l’importance accordée au symbolique via lequel l’inscription de chacun, dans sa singularité, sera possible. Etre quelque part, vivre les limites à la toute-puissance, être reconnu comme sujets sont des conditions, pour les praticiens de la PI, nécessaires aux divers apprentissages à faire à l’école ou en formation.

Des outils spécifiques

Cela ne se fait pas dans le seul idéalisme mais cela s’apprend et se vit à travers des réalités bien matérielles.

Le conseil

Et d’abord, le Conseil. Il occupe la place centrale dans la PI de F. Oury. Il en constitue la clé de voûte. A un moment fixé et qui a lieu très régulièrement, la classe se réunit, on parle ensemble de ce qui se passe et de ce qui doit changer, de ce qu’on demande, de ce qu’on propose puis on décide. La classe ainsi réunie en Conseil choisit un bureau responsable et spécifie le rôle de ses membres : président, secrétaire cahier, secrétaire mural, gardien du temps, trésorier. Chacun est invité à s’exprimer. Chez les plus jeunes, pour rendre visible celui qui a la parole, un bâton de parole circule. On ne peut parler que si on le tient en mains. C’est le président qui donne la parole. Durant le débat, l’écoute et le respect de la parole de l’autre sont requis. Des petites règles élaborées avec le groupe légifèrent d’ailleurs ce Conseil. Au Conseil, on propose et on décide des activités à mener, de leur organisation, des objectifs à poursuivre, des règles de vie, des sanctions quand la loi commune n’est pas respectée, etc. Le but poursuivi est que la classe se défasse de sa dépendance à l’égard du pouvoir institué et mette en place ses propres institutions internes tout en veillant bien sûr à manœuvrer, par exemple, avec les règlements d’école. Toutes les lois que la classe se donne doivent aussi être respectées par l’enseignant, elles ne peuvent être transgressées sans sanctions, elles ne peuvent être modifiées que par le Conseil.

Dans ce lieu, ce temps où la parole est possible pour chacun, entendue, reprise, inscrite, le groupe va donc prendre conscience de lui-même et faire face à ses responsabilités. De cette pratique, le conflit n’est bien sûr pas absent mais les pulsions agressives peuvent s’extérioriser. On peut nommer ce qui se passe et les passages à l’acte tendent alors à diminuer voire à s’abolir du fait que l’expression publique d’un problème permet de le clarifier et de le dédramatiser. F. Oury appelle d’ailleurs le conseil une « machine à dédramatiser et à clarifier le discours ». Ce terme « machine » implique que l’institution « Conseil » agit par sa propre force, par le jeu même de son mécanisme, sans que le maître ait constamment à intervenir. La discipline se fabrique ensemble. Ainsi, le Conseil joue-t-il un rôle structurant en permettant la (re)construction des personnalités et en protégeant chacun en ce sens que chacun sait qu’il ne sera pas détruit par les autres : il est protégé par la loi. Parfois vient au jour et par la parole ce qui jamais n’avait été dit, ce qui, profondément, était enfoui et qui était générateur de trouble et de blocage. La parole est ainsi libérée. La PI pourrait-elle être de surcroît « thérapeutique » ?[2].

C’est à l’intérieur du Conseil que s’instituent toutes les autres institutions et entre autres les responsabilités qui se prennent au fur et à mesure des besoins. C’est là aussi que chacun viendra rendre compte de sa responsabilité, que les autres pourront donner un avis.

J’ai vécu des dizaines de Conseils surtout avec des jeunes de 12-16 ans. C’était toujours une aventure. Ils n’étaient jamais faciles à mener lorsqu’on démarrait l’année . Jamais, ces jeunes n’avaient eu l’occasion d’apprendre à s’organiser, à utiliser la parole, à voir les limites de leurs envies quand elles se confrontent à celles des autres, à sortir du « c’est lui ou moi » pour entrer dans des trouvailles où l’ensemble du groupe peut se retrouver. Jamais, ils n’avaient été confrontés au fait de croire que leur parole organisée sera prise au sérieux, écrite dans le cahier du Conseil, retenue, suivie d’effets. Quand ils commencent à voir que ce Conseil tient, que les lois sont respectées aussi par les adultes, il sort de ces Conseils une activité débordante et des constructions collectives fort riches. J’ai été souvent moi-même étonnée des effets de l’existence de ce Conseil sur la classe. Dans les formations d’adultes, ils ne sont pas plus faciles à mener. Oser risquer sa parole n’a l’air de rien et pourtant… ! Organiser le temps d’un ordre du jour en 12 points pour lesquels on dispose d’une heure relève de la haute voltige. Il faut accepter d’être frustré parce qu’on n’est pas arrivé à un point que l’on a mis soi-même à l’ordre du jour et se poser des questions à propos des façons de s’y prendre pour y arriver lors du prochain Conseil n’est pas plus simple mais le tout est formateur !

L’ennui est, qu’aujourd’hui, certains pensent que faire Conseil c’est placer les enfants en rond et les faire parler ou pire, leur parler … quand quelque chose ne va pas, quand il y a lieu de réprimander. Ce genre de conseil, s’il peut se justifier peut-être, n’a pas grand-chose de propre à la PI parce qu’il n’est pas instituant, parce qu’il ne transforme pas la classe.

Les 4 L

Lieu-Limite-Loi-Langage ou les 4L, constituent également un des outils spécifiques de la PI de F. Oury du moins son expression mnémotechnique.

Pour pouvoir dire « je », il faut d’abord être quelque part. Il est donc nécessaire de créer, d’organiser des lieux, de faire en sorte que des élèves puissent se les approprier et de charger ces espaces de significations qui invitent à travailler, à se repérer, à être en lieu sûr. Même dans un petit local quelque peu transformé pour une telle activité, il s’agit d’un autre lieu.

Tout le réseau fait limite aux éventuels débordements de jouissances diverses et la loi se construit au fur et à mesure des autres constructions : si on prévoit telle organisation, les règles seront celles-ci…Quant au langage, il est présent tout le temps, tant dans les divers lieux de parole que dans tout l’usage du symbolique.

Seulement pour l’école la PI ?

Les lecteurs voudront bien m’excuser de ma référence répétée à l’école. C’est le lieu où j’ai le plus tenté d’élaborer les pratiques de la PI.

Ailleurs pourtant, il est possible de la faire vivre et d’en vivre : dans certaines institutions d’enfants en grande difficulté sociale et/ou psychologique, toute la vie de la maison est construite à partir de l’éthique et des techniques de la PI[3].

Lorsque des animateurs de mouvements de jeunes me racontent les difficultés qu’ils rencontrent, il m’arrive souvent de penser qu’une formation à la PI leur donnerait des outils et les éclairerait quant aux modalités de leur positionnement. Par ailleurs, dans des équipes d’adultes : groupes d’enseignants, personnel d’une ASBL, de lieux d’éducation permanente, j’ai tenté de me référer aux principes de la PI par ex. en clarifiant les temps pour … les lieux de …, les statuts, rôles et fonctions de chacun[4].

J’ai constaté que les conflits liés à des prises de pouvoir sauvages, à des relations duelles, sans la médiation d’un tiers (qui peut-être le travail, un projet, un règlement, une personne) ou à des débordements trop uniquement affectifs, se réglaient via le soin que l’on apportait à la création et à l’utilisation de toutes sortes de ces petites institutions devenues repères et limites.

C’est dire si ces trouvailles de F. Oury et de tous ceux qui, sur le terrain, continuent à affiner, ciseler, tailler la PI comme un diamant précieux, peuvent apporter des lumières dans tous les lieux où des humains, à l’intérieur d’une institution, doivent s’organiser ensemble, dans tels lieux, avec telles limites, en se donnant telles lois et en échangeant par le langage.

Les facettes de ce diamant sont celles d’une véritable révolution éducative parce qu’elles proposent un partage de pouvoir et placent chacun en situation d’agir plutôt que de subir, en situation de « pouvoir faire ».

Références

[1] Faire d’enfants bolides des enfants « sym-bolides ». L’expression est de Francis Imbert. Si nous considérons la racine « bolein » qui veut dire « se lancer dans », nous voyons devant nous ces enfants-bolides qui se jettent un peu partout dans le temps, l’espace, etc. sans bords ni structures. Si nous les menons vers le symbolique c’est-à-dire entre autres vers le langage en des lieux sécurisés pour l’y inscrire et l’y arrimer sous forme de parole pleine et non de bavardage ou de vague réponse à l’injonction à la mode « exprimez-vous », nous faisons du « sym », de la racine grecque « sun » signifiant ensemble. Autrement dit nous tentons de mettre ensemble des éléments épars de l’enfant-bolide et Imbert de jouer avec les mots… nous faisons du « sym-bolide » via toutes les petites institutions devenues lieux symboliques où accrocher son désir.. d’être humain, d’apprendre, de se valoriser etc.

[2] Houssaye, Jean, Pédagogues contemporains, A.Colin, Paris, 1996.

[3] Par exemple à Felaine, en Belgique.

[4] D’après F. Oury :

  • statut = ce qui est, par exemple, la position dans l’institution, le groupe.
  • fonction = ce qui agit, par ex. les responsabilités liées au statut, à la position à tenir.
  • rôle = ce qui se joue, par ex. la manière d’habiter la fonction qu’on occupe ou le pouvoir qu’on a pour un temps.

L’exercice des fonctions et des rôles crée le statut qui n’est toutefois jamais acquis définitivement (in Houssaye,J., Pédagogues contemporains, Armand Colin, Paris, 1996 .

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