Enseignants: quelle sensibilisation à l’exclusion sociale ?

En collaboration avec Entraide et Fraternité. Ce texte est issu d'une interview de Pierre Moreau, formateur au Grain, par Isabelle Franck, permanente à Vivre ensemble - Education

L’école, tout le monde y passe, et de nombreuses années. Elle devrait donc être un lieu privilégié pour atténuer les inégalités liées au milieu social d’origine. Or, le constat est tout autre : l’école renforce les inégalités sociales plus qu’elle ne les efface. Les réponses apportées jusqu’à présent – écoles en discrimination positive, recentrage sur les « savoirs de base », réformes des programmes,… – ne semblent pas porter leurs fruits. Une piste mériterait dès lors d’être explorée : celle de la formation des enseignants, d’aujourd’hui et de demain.

« Les problèmes que rencontre un enfant de milieu défavorisé sont fort proches de ceux vécus par n’importe quel enfant qui connaît des difficultés familiales (divorce, deuil, alcoolisme, maltraitance,…), difficultés qui ne sont en soi pas liées au milieu social », constate Pierre Moreau[1]Pierre Moreau, qui dirige aujourd’hui une entreprise de formation par le travail, après de longues années dans le monde associatif et l’enseignement.. Ce sont des enfants qui sont tellement préoccupés par ce qu’ils vivent personnellement qu’ils ne sont pas disponibles pour apprendre. Ils sont culpabilisés, timorés, ils se replient sur eux-mêmes car ils ont d’autres problèmes à leurs yeux bien plus importants que les matières qu’on essaie de leur apprendre. Ce qui leur est particulier, c’est qu’ils doivent constamment faire le grand écart entre leur culture familiale et celle de l’école, qui sont souvent bien éloignées. Face à cela, l’enseignant, trop souvent, ne peut pas s’empêcher de juger, de déprécier le vécu familial, parfois à haute voix et devant les condisciples : « Ce n’est pas étonnant, avec les parents que tu as… ». Ces mots assassins ne partent pas nécessairement d’une mauvaise intention ; ils expriment peut-être une forme de pitié, ou sont un aveu d’impuissance. Reste qu’ils ne devraient jamais être prononcés.

Face à un enfant « à problèmes », l’enseignant devrait au contraire essayer de comprendre le pourquoi et le comment de tel ou tel comportement qui le choque ou l’énerve. Comprendre par exemple qu’il est difficile, pour une maman analphabète ou ne parlant pas le français, de faire la démarche de venir rencontrer le titulaire de son enfant, de se présenter à une réunion de parents, d’écrire sans fautes un « mot » dans le journal de classe, de répondre adéquatement aux multiples demandes de l’école (papiers à remplir, frais scolaires à payer, documents à signer, suivi du travail de l’enfant,…). « L’enfant, tout comme l’adulte d’ailleurs, sent immédiatement, au premier contact, s’il a face à lui un(e) allié(e), quelqu’un qui a de l’empathie pour lui et souhaite l’aider, ou au contraire quelqu’un qui le juge et le dévalorise ». Il appartient donc à l’enseignant d’enclencher un cercle vertueux de confiance et de progrès, plutôt qu’une spirale d’incompréhension, voire de mépris, et d’échec.

Sensibiliser les futurs profs

Il faut se rendre à l’évidence : les étudiants des écoles normales vont, au terme de leurs études, se trouver face à des élèves de tous milieux. A de rares exceptions, tous les enseignants du maternel et du primaire auront dans leurs classes des enfants issus de milieux populaires. Beaucoup de jeunes régents font leurs premières armes dans les filières technique et professionnelle, où les enfants et les jeunes issus de milieux défavorisés constituent la majorité. Ils abordent inévitablement ces élèves à partir de leurs propres codes culturels et sociaux : ils ne sont absolument pas préparés à cette rencontre – qui tourne vite à la confrontation – avec un milieu social et culturel parfois très différent du leur.

Le programme de formation des futurs enseignants ne propose en effet aucune réflexion sur la problématique de l’exclusion sociale. En tout cas pas de manière systématique. « Quand la sensibilisation se fait, c’est ponctuel et non structurel, regrette Pierre Moreau, qui a enseigné durant plusieurs années dans une école normale. Quand j’étais prof de formation générale, le contenu était libre. Chaque prof y mettait ce qu’il voulait, en fonction de sa formation et de ses goûts : cela pouvait aussi bien toucher à l’art qu’à la sophrologie, par exemple. »

En 2002-2003, une réforme de l’enseignement supérieur pédagogique, introduite par la ministre de l’époque, madame Dupuis, ajoute un cours de sociologie au programme des études des futurs enseignants. Or, il y a peu de sociologues parmi les professeurs de ces écoles. Les grilles horaires sont donc réaménagées vaille que vaille, les heures redistribuées tant bien que mal. A nouveau, le contenu du cours dépend du professeur. « Pour sensibiliser les étudiants, il faut des profs sensibilisés, et c’est cela qui manque ». L’abord se fait par la psychologie, la pédagogie, la question de l’échec scolaire. Il n’y a pas d’analyse globale, sociologique, critique du phénomène de la pauvreté.

Et, même quand il y a de la bonne volonté, il manque souvent l’expérience pour pouvoir aborder ces problèmes en classe. Pierre Moreau a les deux : avant de travailler dans l’enseignement supérieur pédagogique, il a travaillé comme assistant social dans le quartier des Marolles à Bruxelles, puis dans l’enseignement secondaire rénové, puis à la Ligue des familles où il a coordonné le service « animation ». Ce bagage et sa sensibilité par rapport à la question de l’exclusion l’ont amené à transmettre à ses étudiants ses réflexions, ses convictions, ses questions.

« Mon cours passionnait les étudiants, se souvient-il. Je partais de la réalité qu’ils vivaient pendant leur stage. A partir des témoignages, on constatait que les exigences des psychopédagogues étaient contraires à ce que je disais. Une étudiante a par exemple été mise en échec lors de son stage parce qu’elle n’avait pas vu toute la matière qui était au programme. Voyant que plusieurs élèves ne suivaient pas, elle avait préféré ralentir et s’assurer que tout le groupe avance, y compris les plus faibles, plutôt que d’aller coûte que coûte au bout de la matière prescrite. »

Pour le professeur, elle avait traîné, point. Et elle n’a pas réussi son stage.

Changer ? Difficile…

Que ce soit dans l’enseignement supérieur pédagogique ou dans le fondamental et le secondaire, les changements sont difficiles à mettre en place, dans la mesure où ces propositions sont souvent perçues par les professeurs comme des attaques personnelles, des remises en cause de leurs compétences. L’échec d’un élève est généralement attribué à l’enfant lui-même ou à son milieu. Il est rare que l’enseignant remette en question sa propre pratique.

Sans volonté politique forte et sans un projet global pour tout l’enseignement supérieur pédagogique, les choses ne changeront pas. Les initiatives isolées sont certes louables, elles permettront à quelques dizaines d’étudiants d’entamer leur carrière avec un autre regard sur l’exclusion sociale, d’autres méthodes d’apprentissage, d’autres types de relations avec les enfants et les familles de milieux défavorisés. Mais, tant que cette formation ne sera pas généralisée et rendue obligatoire, ces initiatives resteront des gouttes d’eau dans l’océan et ne feront pas reculer de manière significative les inégalités face aux savoirs.

Et même si cette volonté politique existait et était suivie d’effets, il faudrait une génération pour que la majorité des enseignants soit sensibilisée à la question. Il convient donc d’agir également sur les situations actuelles, via la formation continuée des enseignants.

Pourtant, parmi les formations continuées, il n’y en a pratiquement aucune sur le thème de l’exclusion sociale. « Une année, se souvient Pierre Moreau, deux journées avaient été introduites dans le programme : l’une sur la maltraitance d’enfants et l’autre avec Pierre Hendrick, d’ATD Quart monde. Mais aucune des deux journées n’a réuni les 9 inscriptions nécessaires pour que la formation ait lieu. » Quant aux journées pédagogiques, leur contenu dépend des directeurs d’écoles.

… Mais possible !

Et justement … les directeurs ou directrices ont une forte influence sur l’orientation générale de l’école. Une influence qui peut être aussi bien positive que négative pour la question qui nous occupe. Car ce sont deux conceptions de l’école qui s’affrontent : celle de l’école performante, basée sur la compétition ; et celle de l’école égalitaire, où il faut tirer tout le monde vers le haut.

Un directeur particulièrement sensible à la lutte contre les inégalités sociales à l’école est donc en mesure d’y sensibiliser « ses » enseignants : des formations, des réunions, des échanges de pratiques peuvent facilement être organisés au sein de l’école. Cette démarche sera plus efficace et plus enrichissante pour tout le monde si elle s’ouvre sur un autre pilier important de la lutte contre l’exclusion sociale : le monde associatif.

Dans la plupart des communes et des quartiers, il y a des écoles de devoirs, des groupes d’alphabétisation, des services d’aide en milieu ouvert (AMO), etc. Ces associations travaillent forcément avec une partie des enfants et des jeunes qui fréquentent les écoles des environs. Or, bien souvent, les équipes pédagogiques des écoles les connaissent peu, voire ignorent leur existence. Actrices de première ligne, elles connaissent pourtant les enfants et, bien souvent, les familles, leurs cultures, leurs difficultés mais aussi leurs richesses. Elles pourraient aider les enseignants à « décoder » des comportements qui posent problème, des incompréhensions, des difficultés de communication. A porter aussi un regard positif sur ces familles, en leur faisant voir la richesse des savoirs et de la culture dont elles sont porteuses. Savoirs et culture qui ont malheureusement peu de place une fois passée la porte de l’école.

Ce premier pas franchi, des actions simples peuvent être mises en place rapidement. A l’école Sainte-Alène à Forest, par exemple : les enfants de cette école sont majoritairement des primo-arrivants ou issus de familles du quart monde. Face à la difficulté de rencontrer les parents, l’école a proposé un « café des mamans », tous les quinze jours. Ce sont d’abord deux ou trois mamans qui ont vaincu leurs craintes pour venir partager une tasse de café. Même si cela ne s’est pas fait du jour au lendemain, elles sont aujourd’hui une quinzaine. Se sentir bienvenu dans l’établissement, rencontrer les enseignants de manière informelle, rencontrer d’autres mamans aussi : autant d’ingrédients pour une meilleure compréhension entre les familles et l’école, même quand les différences sociales et culturelles sont grandes.

Un exemple parmi d’autres, qui montre qu’un peu de bonne volonté et d’engagement peuvent faire changer les choses. D’autres actions, de plus grande envergure, sont possibles, qui demandent plus de temps et un engagement volontaire de l’ensemble de l’équipe éducative.

Mais, au-delà de ces initiatives particulières, une sensibilisation systématique voulue et organisée par le pouvoir politique est indispensable. Cette sensibilisation doit se faire tout au long des études et de la carrière professionnelle, de façon théorique mais aussi et surtout pratique – grâce à une collaboration soutenue avec le monde associatif et les personnes qui, par leur profession ou leur enracinement, portent un autre regard sur ces familles.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Pierre Moreau, qui dirige aujourd’hui une entreprise de formation par le travail, après de longues années dans le monde associatif et l’enseignement.

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