De l’alternance
Comment définir l’alternance sans tomber dans le scientisme ni jouer au linguiste (lequel se limiterait à alternance « action d’alterner » ou encore mot venant du latin « alternare » qui signifie « se succéder avec plus ou moins de régularité ») ? Et pourtant, c’est ainsi que le dictionnaire Larousse amènerait la réflexion concernant l’alternance. Si, à l’heure d’Internet et du multimédia, nous sollicitons l’encyclopédie en ligne « Wikipédia » et nous saisissons la recherche de la définition « alternance », nous pourrons lire sur la toile et voir à l’écran que ce substantif est associé automatiquement – et ce sans nous demander quoi que ce soit (les PC et l’Internet auraient-ils leur propre système de réflexion et de décision ?) – à celui de formation. Pour Wikipédia, il n’y aurait pas d’alternance sans formation et pas de formation sans une quelconque alternance. « L’alternance, ou la formation par alternance, désigne un système de formation qui intègre une expérience de travail où la personne concernée – l’alternant ou l’apprenti – va travailler et se former (ou se former et travailler ) simultanément en entreprise et dans un établissement de formation ou un centre de formation pour apprenti. …[1] » Par ailleurs, et de manière plus académique, offrant sans doute une plus grande sécurité intellectuelle, deux collaborateurs de longue date de l’asbl Le Grain, travailleurs acharnés et efficaces, Francis Tilman, chercheur-enseignant et formateur-créateur de l’asbl Le Grain et Étienne Delvaux, enseignant, formateur et président de notre asbl, dans leur remarquable ouvrage « Manuel de la formation en alternance », [2], définissent l’alternance comme « un ensemble de pratiques pédagogiques très diversifiées, même si toutes ont en commun de viser l’articulation entre théorie et pratique – école et entreprise, éducation et production » p.15. Tentant de définir le problème, Tilman et Delvaux précisent la portée de l’alternance ainsi que les visées de celle-ci selon que l’on opte pour l’un ou l’autre courant pédagogique : celui des pédagogies du travail (appelées aussi « pédagogies socialistes ») ou celui des pédagogies nouvelles (appelées souvent « pédagogies actives »). Mais ces deux courants s’accordent sur la définition développée par Francis Tilman dans les cahiers du SEGEC,[3] qui présente l’alternance comme « une forme de partenariat entre école et entreprise concernant plus particulièrement la formation avec … articulation de la théorie et la pratique au sein de la formation », p.19.
Mais les choses sont plus compliquées car s’il y a des lieux distincts (l’entreprise et le centre de formation), il y a également des méthodes distinctes avec des objectifs différents voire antagonistes : production et rentabilité pour les uns, enseignement et apprentissage systématique pour les autres. « L’alternance est donc alternance de lieux et non, à priori, celle d’objets d’apprentissage », p.19.
Coexistence de deux lieux
L’entreprise accueille l’élève apprenant pour le mettre en contact avec la réalité de l’entreprise et de la production. L’école ou le centre de formation « enseigne » à l’élève les aspects théoriques de son métier futur. Ces deux lieux certifieront l’apprenant au terme de sa formation. Deux lieux différents, mais complémentaires qui se complètent et s’enrichissent l’un au contact de l’autre. Cet enrichissement mutuel est le fruit de leurs rencontres indispensables à la progression du jeune et à l’avancement de sa formation. Cet enrichissement naît des différences des deux lieux et de l’obligation de coopération en vue d’un résultat commun : la formation. Deux lieux avec leurs objectifs propres, avec leur philosophie et leurs méthodes de travail spécifiques, voire antagonistes, deux lieux qui ont tout pour être séparés, pour créer et maintenir entre eux un obstacle « infranchissable » : le rapport à l’argent, aux bénéfices. Et pourtant ce mur se lézarde et même disparaît progressivement pour faire place à une finalité commune de formation.
Deux lieux avec des priorités distinctes et dont les préoccupations semblent être à première vue incompatibles. L’une avec une logique d’apprentissage associée à des exigences d’éducation et de formation met le jeune au centre des ses priorités, l’autre avec sa logique de production, avec des exigences d’investissement et de production considère les bénéfices comme résultat ultime du travail. Si l’une a comme objectifs formation et éducation, l’autre vise des impératifs de production avec comme finalité essentielle une rentabilité maximale – souvent au détriment de l’humain (il suffit de songer à la fermeture des usines Renault Vilvoorde, Opel, VW Forest et leur délocalisation). L’école attache une toute particulière attention à l’être humain que constitue chaque élève. Ce dernier fait l’objet de toutes les préoccupations des formateurs et des « maîtres ». L’entreprise, afin d’atteindre ses objectifs financiers, fait appel aux machines les plus performantes, aux processus les plus pointus animés par des responsables des ressources humaines extrêmement compétents et au fait des dernières innovations en la matière. Ils « managent » le personnel sans aucun sentiment mais avec une froide efficacité. A consolider ses actifs, à développer sa trésorerie et à augmenter son cash-flow, l’entreprise destinera des ratios financiers importants, y consacrera une part significative de ses investissements, et ce, sans grande préoccupation humaine. Alors que le centre de formation veillera à répartir ses subsides et ses revenus divers entre l’achat de matériel, son entretien et l’engagement de formateurs les plus compétents. Ainsi l’une aura toujours une longueur d’avance sur l’autre, la machine sera toujours plus récente et performante en entreprise et l’ouvrier sera « up daté » constamment à son poste de travail (même au prix de licenciement). D’autre part, l’ouvrier, le jeune sera davantage pris en considération dans les centres de formation. A l’école, par manque de liquidité, l’outillage et la machine seront « usés » et le formateur en retard d’une évolution technologique. (ceci dit de réels efforts sont pratiqués pour permettre la mise à niveau du matériel – plan d’investissements de la Région, mini-usines et centres de technologies développés par les différents ministères)
Deux mondes différents et pourtant, ces deux mondes ne devraient-ils pas chercher ensemble la même chose : l’employabilité des personnes formées ? L’on peut voir ainsi que, au départ de finalités différentes, une notion commune apparaît : celle de « l’employabilité ».(« L’employabilité pouvant être définie tout simplement comme la capacité pour un individu d’occuper un emploi donné … »[4] :« le seuil d’employabilité est le niveau de compétences socialement admises comme indispensables pour exercer un emploi donné »,[5]).
Comment permettre aux jeunes de rencontrer les impératifs de production de l’entreprise ?
Par l’ouverture de ses portes aux écoles et centres de formation, l’entreprise facilitera les relations avec ces derniers, elle permettra ainsi aux élèves de mieux la connaître et de mieux comprendre ce qu’elle attend de lui. L’entreprise se démystifiera, améliorera son image, affinera sa demande et se fera d’autant mieux connaître qu’elle offrira des stages (rémunérés ou non) aux élèves des classes terminales – un premier pas vers l’alternance. Dans cette optique d’ouverture, l’école y trouvera aussi des avantages en permettant à ses enseignants de rencontrer les innovations technologiques en matière de production et d’échanger avec des professionnels sur les nouveautés. Apparaît ainsi la notion d’alternance, notion qui suggère que la moitié du temps (de la semaine par exemple) le jeune « travaille concrètement » dans l’entreprise, l’autre partie du temps, il suit une formation adaptée, en vue de son futur métier, avec une qualification à la clé, dans le centre de formation. Dans l’entreprise, il trouvera un apprentissage plus « spécifique » sur de réels postes de travail, avec des machines-outils de la dernière génération encadrés, conseillés, accompagnés par de « vrais professionnels ». Il acquérra des nouvelles compétences mobilisables immédiatement pour le métier envisagé, il vivra une démarche d’appartenance à son futur milieu professionnel, il réalisera quelque chose pour de bon, pour de vrai et qui aura un sens pour lui et pour la « société ».
Il faut cependant remarquer que ce jeune en formation par alternance (ou en alternance) – s’il n’est pas bien encadré par son professeur et le suivi de l’école, si son « maître de stage » ne suit pas méticuleusement, ne colle pas au plan de formation négocié entre l’école et l’entreprise – risque de perdre une part importante de son apprentissage occultée par la non-conformité au plan négocié. Il risque de ne se former qu’à une petite partie du métier, de se spécialiser à une partie congrue du métier envisagé, celle uniquement nécessaire dans l’entreprise spécifique où il fait son apprentissage (par exemple, cette très grosse entreprise de construction métallique qui formait uniquement des soudeurs spécialisés dans le soudage à l’envers).
Il est donc important d’être attentif à cette problématique car le risque est que cette forme d’alternance ciblée ne produise que des ouvriers très « pointus » dont seule cette entreprise a besoin. Cet ouvrier « manchot » n’a d’autres possibilités que de travailler dans cette entreprise, sans réelles possibilités de changement et de progression dans sa vie professionnelle. De l’importance de bien négocier le contrat d’alternance, reprenant le plan de formation, le profil de formation du métier envisagé et le nombre d’heures accordées à l’apprentissage de chacune des compétences envisagées.
De l’importance de la cohabitation école – entreprise
Dualité « cours – formation en entreprise », donc mais dualité réelle ou seulement apparente ? Existe-t-il une concurrence entre ces deux lieux de formation ou une coopération entre ces opérateurs ? C’est cette dernière affirmation qui nous paraît la plus pertinente, nous en avons déjà parlé ci-avant. Ceci dit les deux lieux sont réellement complémentaires et ce qui sera acquis par le jeune dans un des lieux sera mis à profit dans l’autre. Ainsi, l’école avec ses quinze heures de formation – réparties en huit heures de cours généraux (français, problèmes scientifiques et mathématiques, vie sociale) dont une heure consacrée au travail sur son projet personnel sous forme d’entretien avec un formateur psychosocial, et sept heures de formation technique et pratique mises en place en partenariat avec l’entreprise d’accueil préparera le stagiaire à son employabilité.
L’entreprise aidera le jeune à se poser les questions essentielles de type technique, questions qui devront trouver réponse pendant son passage en formation au centre. Ainsi l’une sera le pendant de l’autre où, durant les 3 jours (24h/semaine), le jeune en formation apprendra son métier et visera la qualification tout en répondant aux impératifs de l’entreprise ; il abordera de manière ultra concrète les différents aspects de son métier, étudiés de manière plus théorique au centre.
Il est clair que cette dualité – mieux : cette inter-complémentarité – entre école et entreprise ne peut réussir que pour autant que des contacts réguliers et coordonnés existent entre les deux partenaires de la formation. La consécration de cette forme de formation est au prix, non seulement d’un dialogue entre les cadres responsables des deux lieux de formation (directions, accompagnateurs, coordinateurs, chefs d’atelier, responsables de formation), qui établiront les finalités et objectifs à atteindre au terme de la formation, des compétences à acquérir et à maîtriser, des moments et des formes d’évaluation mais également d’un suivi du jeune et de la bonne exécution des décisions prises.
Les différentes personnes citées plus haut établissent avec le stagiaire le contrat individuel de formation, aidés par les praticiens du terrain (professeurs, formateurs, ouvriers, …). Ces praticiens sont les clés de toute la formation. L’entreprise désigne parmi son personnel un tuteur pour accompagner le jeune tout au cours de la formation : il est son « compagnon » de progression et permet au jeune de passer d’un apprentissage sur le tas à un tas de formations. Ce tuteur en entreprise a pour fonction de faciliter chez le jeune stagiaire, « l’apprentissage des différents savoirs professionnels convenus, indispensables au métier » , [6]. Parallèlement, l’école désigne l’accompagnateur du jeune. Cet acteur « est chargé de la mise en place pratique de l’alternance et du suivi du stagiaire dans l’entreprise. Il est le responsable pédagogique qui s’occupe de la cohérence de la formation »[7].
Les rôles des tuteur et accompagnateur
Le rôle de l’accompagnateur et du tuteur du jeune est triple : trois niveaux pour une action commune, un rôle de facilitateur, un rôle d’accompagnement et un rôle d’évaluateur.
L’accompagnateur
Le niveau de facilitateur
Dans son rôle de facilitateur, l’accompagnateur rencontre chaque semaine, en école, le jeune pour faire le point avec lui sur l’évolution de sa formation. Il négocie avec l’entreprise les modalités d’application du contrat (type de contrat, rémunérations, horaires, …) et il élabore, toujours en concertation avec l’entreprise , le plan individualisé de formation (contenus, compétences, évaluations, …). Il en réfère régulièrement à la direction qu’il informe de l’évolution du parcours de chaque jeune.
Le niveau d’accompagnement
L’accompagnateur rencontre régulièrement, par exemple toutes les trois semaines, la personne relais de l’entreprise, « le tuteur » pour analyser la progression du jeune et les besoins de celui-ci en formation (les réponses aux questions sur le jeune se pose sur son lieu de travail et lui seront utiles à son poste). Il recadre et régule ainsi la formation de l’apprenti. En école, l’accompagnateur transmet les demandes à ses collègues des cours techniques et de pratique professionnelle mais également les questions qui se posent pour les cours généraux. Il observe le jeune (attitudes et aptitudes), l’évalue de manière formative et le conseille afin de le « cadrer » au maximum dans l’apprentissage et la progression vers les objectifs attendus. Enfin, il valorise le jeune et l’encourage à poursuivre vers le but qu’il s’est fixé.
L’accompagnateur évaluateur
Afin de mener à terme la formation du stagiaire, il est important que ce dernier soit évalué. Ces évaluations et les réajustements nécessaires se font de manière régulière et portent non seulement sur le fonctionnement en entreprise et sur la somme des acquis maîtrisés mais également sur les compétences théoriques acquises au centre de formation. Cette évaluation régulière, avec la collaboration effective, efficace et efficiente du tuteur en entreprise, doit permettre de donner au jeune, à l’école, … une image réaliste et régulièrement remise à jour de la formation en alternance. En fin de formation, l’accompagnateur et le tuteur évaluent de manière certificative le jeune dont ils avaient la responsabilité.
Le tuteur
Le tuteur en entreprise est aussi une des personnes indispensables dans cette relation privilégiée avec les autres acteurs de la formation. Il est même une personne capitale dans le triangle de la formation du jeune. A côté des deux autres sommets, occupés respectivement par le jeune et l’accompagnateur « scolaire », le tuteur doit mettre en œuvre des relations, des fonctions essentielles au bon déroulement de la formation et de sa finalisation.
Il constitue cette personne « qualifiée » du métier envisagé qui fait le lien entre l’entreprise, le jeune et l’école. Il détient le rôle d’intégration et d’accueil du jeune au sein de l’entreprise sur son poste de travail et facilite les contacts avec ses nouveaux « collègues ». Il est un élément indispensable à la socialisation du jeune, élément important dans la réussite de la formation. C’est le tuteur, encore, par délégation de sa hiérarchie et par sa maîtrise de l’outil qui organise le parcours de formation de l’apprenti, facilite ses apprentissages et l’aide à maîtriser les capacités et compétences requises.
Il participe avec l’accompagnateur et les autres formateurs (professeurs) à l’évaluation de son « poulain ». Le tuteur est cette personne indispensable qui fait découvrir au jeune le monde complexe, difficile et souvent inconnu du travail. Il doit faire preuve de réelles compétences professionnelles (être un « maître » dans son métier) mais également d’une grande sensibilité pédagogique et de capacités relationnelles hors du commun. Un bon tuteur est un gage d’une bonne formation.
En conclusion
Ce texte a pour but de permettre au lecteur d’approcher la formation en alternance en lui montrant les différentes facettes de cette forme d’apprentissage. Les étudiants qui la choisissent devront apprivoiser deux milieux, celui de l’école et celui de la vie professionnelle ; ils devront gérer à la fois les difficultés de l’un et de l’autre. Les contraintes et obligations s’additionnent et les bénéfices ne compensent pas toujours les difficultés vécues. L’alternance constitue une formation à part entière. L’Allemagne, la France et la Suisse l’ont bien compris. Dans ces pays, elle permet d’accéder aux plus hautes qualifications, aux métiers les plus performants allant jusqu’à la maîtrise universitaire pour qui le veut .
Bibliographie pour aller plus loin
Tilman F., Delvaux E., « Manuel de la formation en alternance », EVO, Bruxelles juillet 2000 (en vente au Grain).
Lefèvre J., Willem M., « La pédagogie de l’alternance » Démarches pédagogiques à développer dans le cadre d’un CEFA », Louvain-la-Neuve, juin 1944, (TFE réalisé sous la supervision de Mme GARANT M. UCL et Mr BOURGEOIS Étienne UCL).