Introduction : la nouvelle fracture
Le développement d’une nouvelle société dite de l’information a vu émerger ces dernières années le concept de fracture numérique. Ce terme un peu obscur désigne en réalité les inégalités d’accès aux nouvelles technologies de l’information et la communication (on parle aussi de fracture digitale ou de fossé numérique). Le développement de ces technologies a pris un tel essor que les populations qui ne peuvent accéder à l’Internet se voient exclues de toute une série d’informations et de services essentiels à leur développement et émancipation. Les disparités numériques sont ainsi devenues la priorité de nouvelles politiques dites d’e-inclusion qui proposent d’y remédier par des méthodes d’éducation et d’information. Ce fossé digital est d’une grande complexité puisqu’il touche à la fois des problématiques géographiques, technologiques et bien d’autres encore, comme celles liées au développement. Cette fracture s’exerce généralement de manière horizontale (au sein de diverses catégories de populations ou zones géographiques dans un même pays) ou verticale (entre les pays du Sud).
Cependant le propos n’est pas ici de s’étendre sur les multiples considérations liées à la problématique du fossé numérique. Pour cela, nous renvoyons le lecteur à la littérature qui existe déjà sur le sujet (Par exemple : Patricia Vendramin – Gérard Valenduc, « Internet et inégalités – Une radiographie de la fracture numérique » Editions Labor, collection Quartier libre, Bruxelles, 2003). Il nous paraît plus profitable de se pencher ici sur un cas concret de démarche émancipatrice dans le domaine des inégalités numériques.
Robin Hood Development : Une association pour le développement social
Agence de gestion de projets à finalité solidaire, Robin Hood était spécialisée à ses débuts dans le développement social par le sport, pour ensuite s’orienter vers des projets de réduction de la fracture numérique et la responsabilité sociale de l’entreprise.
« Nous travaillons sur différents axes mais le service de base que nous proposons, c’est le développement de projets. Au départ nous mettions notre savoir-faire au service de promoteurs de projets, de la conception à la mise en place, principalement dans le domaine du développement social par le sport. Mais peu à peu nous avons nous-mêmes élaboré des concepts et interventions en soutien aux acteurs sur le terrain. Parallèlement aux projets de développement par le sport, nos actions se sont déployées principalement selon deux axes : la responsabilité sociale de l’entreprise et la réduction de la fracture numérique » explique Hubert Roland, fondateur de l’ASBL.
Une double structure, pour un rôle d’interface
L’association a cette particularité de posséder une double structure, d’ASBL et de SPRL, ce qui lui confère une force supplémentaire pour jouer sur les deux tableaux de l’entreprise et du social. Avec pour objectif premier de jouer un rôle d’interface, que ce soit entre le non-marchand et le monde de l’entreprise, ou entre les pouvoirs publics et le terrain. Hubert Roland, d’insister : « Nous voulons faire beaucoup plus que de la consultance, il s’agit de mettre en oeuvre un véritable accompagnement sur le terrain pour la mise en place d’un projet. En effet, le monde de l’entreprise n’a pas toujours la bonne approche ni la bonne compréhension des mécanismes du non-marchand et vice-versa. Nous, ayant intégré les deux dimensions, pouvons faciliter les relations et le développement des projets au croisement de ces deux mondes »
De la responsabilité sociale de l’entreprise
Robin Hood officie notamment dans le secteur de la responsabilité sociale de l’entreprise. Mais de quoi s’agit-il au juste ? « Par responsabilité sociale de l’entreprise, nous entendons tout projet à finalité sociale ou solidaire dans lequel désire s’investir un opérateur privé. L’idée n’est pas d’aider une entreprise à améliorer son image de marque mais de l’accompagner dans un projet pertinent qui sort de ses compétences habituelles ».
Par exemple :
- Accompagnement de Coca-Cola pendant les Jeux Olympiques pour mettre au point une initiative de sport de quartier, (entreprise plutôt active dans le sponsoring de sport d’élite), via des mécanismes pour mettre en contact leurs sites de production et commercialisation en Belgique et des acteurs locaux de sport de quartier.
- En ce qui concerne la fracture numérique, collaboration avec des opérateurs d’envergure tels que Microsoft pour la mise en place de programmes de réduction de la fracture numérique
Une démarche de lutte contre la fracture numérique
L’ASBL s’est progressivement spécialisée dans la lutte contre les inégalités numériques et s’intègre désormais dans le programme de la région wallonne PMTIC (Plan mobilisateur des techniques de l’information et la communication) http://www.pmtic.net afin de sensibiliser et de former le public des demandeurs d’emploi aux technologies de l’information et de la communication, et ce de manière totalement gratuite.
L’idée est née de la volonté d’intervenir de manière mobile là où n’existait pas de structure puisque des espaces numériques fixes étaient déjà été mis en place dans les communes, les bibliothèques, les classes de formation du réseau associatif grâce au PMTIC. Le projet veut donc avant tout œuvrer pour une proximité plus grande, afin de proposer un service là où il n’y a pas d’offre existante, tout en collaborant de manière complémentaire avec un opérateur fixe. « Le Cyberesp@ce mobile est donc une classe mobile, imaginée dans le but de pouvoir amener un service là où il n’existe pas, de manière beaucoup plus mobile et avec une proximité plus grande. »
Cibler les groupes défavorisés
Cette classe numérique ambulante s’adresse prioritairement aux chômeurs peu qualifiés (issus de l’enseignement professionnel et technique ou qui se sont arrêtés en 3e secondaire) ou de longue durée, ayant plus de quarante ans.
Public peu qualifié désigne généralement des personnes en déficit de formation, ayant entre 25 et 35 ans et souvent au chômage. En effet, de nos jours, les plus jeunes sont initiés à l’outil informatique et à l’Internet dès l’école primaire, que ce soit à l’école ou la maison. L’utilisation d’Internet fait maintenant partie des mœurs des jeunes, d’où une ouverture plus importante de leur part. C’est donc pour le public de 25-35 ans peu scolarisé et qui n’a pas pu bénéficier de cette initiation que des problèmes d’exclusion surgissent. Dans une moindre mesure, ce phénomène peut aussi toucher les plus jeunes, qui n’ont parfois qu’une approche très limitée de l’informatique (par exemple le chat et le jeu en ligne, mais pas le traitement de texte Word). Ils maîtrisent cependant le clavier et la souris, contrairement à d’autres, ce qui constitue déjà un avantage important. Dans ces cas-là, il s’agit donc plus d’une utilisation de loisirs limitée qu’une véritable fracture numérique à proprement parler.
Cette fracture se manifeste également à un niveau générationnel : les personnes âgées représentent un autre groupe particulièrement vulnérable face à cette fracture. Ainsi par exemple les grands-parents se sentent souvent exclus face à leurs petits-enfants qui manipulent l’Internet avec facilité. Ce sont donc des gens de plus de 65 ans qui désirent s’initier pour pouvoir communiquer avec leurs enfants et petits-enfants. Il s’agit là d’un autre type de public, scolarisé, souvent universitaire qui du fait de l’âge ne connaît pas l’ordinateur. En revanche, les personnes âgées peu scolarisées désirent rarement s’initier à l’informatique.
L’accès aux TIC, le nouvel enjeu social
Le problème qui se pose à ces groupes n’est pas tant l’exclusion de l’Internet, mais plus fondamentalement de l’information. De nos jours, un nombre croissant de services passent par Internet, le courrier électronique et l’ordinateur. Les exemples sont nombreux : déclaration d’impôts, le moniteur (déjà uniquement accessible par Internet), et encore beaucoup plus excluant, l’énorme pourcentage des offres d’emploi uniquement diffusées par Internet. Citons encore le home banking ou plus simplement les publicités à la radio dans lesquelles on ne donne plus de numéro de téléphone mais uniquement un site web.
« La fracture n’est pas quelque chose de défini à un moment donné, tel un fossé qui se comblerait de lui-même. Nous sommes au contraire au début d’un mouvement qui va en s’accélérant et la distance se creuse de plus en plus, laissant démunis ceux qui n’auront pas réussi à sauter dans le train en marche et ne pourront bénéficier de la multitude de services seulement disponibles via le web. Seul le passage des générations pourra atténuer la fracture : dans 4 ou 5 générations les gens seront nés avec Internet et l’utiliseront de manière naturelle et spontanée. » constate le fondateur de l’association. Ce sont donc les générations actuelles qui sont victimes de ce fossé de plus en plus profond, alors qu’elles ont besoin de services spécifiques proposés par Internet. Pensons aux personnes âgées qui ont des problèmes de mobilité et pour qui l’Internet propose des solutions utiles. Il en va de même pour les personnes peu qualifiées qui cherchent un emploi, alors que la plupart des annonces sont désormais diffusées par le média numérique.
D’un point de vue social, la fracture va également tendre vers une réduction au fil du temps. On pourrait donc avoir tendance à minimiser le problème. Mais ce serait une erreur de sous-estimer cet écart social inhérent à la fracture numérique. Il ne faut donc pas voir la fracture numérique comme un problème purement technologique mais avant tout comme une nouvelle source d’inégalités sociales, culturelles et professionnelles : les victimes les plus touchées sont les plus défavorisés, qui, de ce fait, le deviennent encore plus.
Prenons donc l’exemple de la scolarité où tout ce qui concerne la recherche documentaire et l’accès à l’information pose très vite problème, dès le démarrage du parcours scolaire d’un enfant victime d’inégalité. Ce problème de la fracture numérique vient accentuer de manière conséquente un problème social qui va au-delà de l’emploi, du logement, de l’éducation. Il s’agit avant tout d’une fracture sociale car mettant à l’écart une personne sans accès à Internet.
Ainsi, bon nombre d’inégalités et distorsions sociales se retrouvent dans le phénomène de la fracture numérique. Hubert Roland constate que « beaucoup de ménages disposent d’un ordinateur que le père gère, auquel les enfants ont accès mais pas la mère de famille. C’est ainsi que notre public est féminin à 80%. Il ne s’agit pas d’un verrouillage volontaire mais plutôt de la conséquence logique des structures familiales. Les hommes ont le temps d’apprendre par eux-mêmes mais n’ont pas la pédagogie ni la patience pour apprendre à leur femme à se servir d’un ordinateur. » De même les parents se sentent souvent exclus ou dépassés par rapport à des enfants qui possèdent une maîtrise de l’ordinateur qu’ils n’ont pas. En s’initiant à l’informatique, ils reprennent en quelque sorte leur place de parents. En effet, force est de remarquer que dans bon nombre de familles des situations de pouvoir, génératrices de tensions, se créent autour de l’ordinateur. Ce genre de conflits peut s’avérer dangereux puisque c’est le contrôle parental qui se trouve là fondamentalement remis en cause.
Fossé générationnel, perte de pouvoir éducationnel, inégalités hommes-femmes, isolement, exclusion professionnelle : autant d’aspects relevant d’une problématique avant tout sociale. Car les membres de Robin Hood Development se définissent comme des acteurs oeuvrant pour le développement social : « Nous ne sommes pas des techniciens de l’informatique, notre angle d’approche n’est pas du tout l’Internet, ni la technologie. Nous revendiquons un axe de pénétration social puisque notre but est avant tout de placer la personne au centre d’une action de revalorisation lui permettant un développement harmonieux au sein de la société. Il convient donc de considérer la technologie comme un outil et non pas une finalité car c’est bel et bien le sens humain et non technologique de la réduction numérique qui nous importe »
Concrètement, dans le cadre du PMTIC (Plan Mobilisateur des Technologies de l’Information et de la Communication, voir ci-dessus), les formations se programment par modules et sont financées par la Région wallonne. Cela permet d’assurer la quasi gratuité des cours : l’acteur local s’adresse à Robin Hood et s’il garantit un nombre suffisant de stagiaires, il lui suffit de prendre en charge les frais de déplacement du formateur. L’agence collabore principalement avec les maisons de l’emploi, les ALE (agences locales pour l’emploi) et les communes (exemple Ixelles, Place Fernand Coq séance pour les pensionnés préalablement inscrits). Robin Hood travaille rarement directement avec les gens mais offre ses services aux acteurs de terrain, qui connaissent les besoins et les modalités pour intervenir au mieux. Une fois les modalités de l’opération déterminées, ce sont ces derniers qui contactent le public.
L’intervention peut se dérouler selon plusieurs modes :
- soit le demandeur dispose d’un local et les formateurs de Robin Hood viennent avec le matériel informatique
- soit il n’y a pas d’espace prévu et les intervenants travaillent alors avec le Cyberesp@ce mobile, une classe de formation aménagée de façon très confortable, de plain-pied et qui permet un véritable contact avec les gens. Cette classe est même accessible aux personnes à mobilité réduite. La pièce de formation est spacieuse (ce n’est pas étroit comme un bus) et isolée avec double vitrage.
Les cours se donnent sur des ordinateurs portables de 17’’ c’est-à-dire l’équivalent d’un écran de bureau, clavier et souris (la souris d’un portable étant trop compliquée). Un des formateurs explique : « Au début de chaque formation, il est nécessaire de consacrer un petit temps pour remettre l’ordinateur à sa place afin de faire comprendre qu’il s’agit avant tout d’un outil. Ce n’est finalement qu’une grosse calculatrice mais tout un mythe persiste autour de l’objet ordinateur, beaucoup de gens en ont peur, probablement parce que cela reste quelque chose d’inconnu et mystérieux. Nous consacrons donc les trois premières heures à familiariser les apprenants avec la machine, afin de démythifier celle-ci. »
Télévision, ordinateur, même outil d’apprentissage ?
La télévision est un instrument passif de consommation pure tandis que l’ordinateur permet une interactivité beaucoup plus grande. Internet constitue un gigantesque mouvement citoyen où il n’y a pas de règles mais où la communauté s’autorégule. Mais il est primordial que les gens prennent conscience que ce n’est qu’outil qui a ses limites : ainsi on ira parfois beaucoup plus vite en écrivant qu’en tapant quelque chose. Il s’agit d’une invention extraordinaire, mais comme toute chose, il faut relativiser. Le véritable avantage de l’ordinateur, c’est son énorme capacité éducative : cet outil est à la fois citoyen, interactif et véritablement éducatif.
La télévision était censée apporter l’éducation et le savoir dans les foyers mais il a fallu qu’elle rendait plus esclave qu’elle n’éduquait. Et les luttes de pouvoir actuelles autour de l’ordinateur ne sont pas sans rappeler les tensions familiales provoquées par la télévision il y a quelques années.
Sur Internet existent des communautés avec des gens plus actifs et impliqués. Si une dépendance s’installe chez les jeunes, c’est simplement parce que les parents ne mettent pas de limites à un objet qu’ils ne connaissent ni ne maîtrisent. D’où l’importance cruciale de donner à ceux-ci les moyens de définir les limites pour orienter leurs enfants vers une utilisation intelligente de l’ordinateur.