Introduction
Ce vade-mecum s’appuie sur une recherche-action-formation menée auprès de témoins toxicomanes sollicités et accompagnés par des professionnels émanant des Antennes du projet Lama. Ce travail, subsidié par le Fonds Houtman, a été entrepris à l’initiative et sous la responsabilité du Dr R. Ewel, sous la direction scientifique du Pr G. de Villers et avec la collaboration d’un conseiller à la formation, spécialiste de la recherche-action-formation, Mr Jacques Gillardin. Les travailleurs des Antennes qui ont participé sont Cécile Moortgat et Halima Mimouni, licenciées en psychologie, le Dr Marceline Madoki Massanga, médecin généraliste et Nathalie Castaño-Lopez, éducatrice, ainsi que deux stagiaires. Le présent vade-mecum a bénéficié de l’implication substantielle du Dr Jerry Wérenne, directeur médical du projet LAMA[1].
Nous qualifions notre démarche de « recherche » parce qu’elle met en œuvre une méthodologie bien spécifiée, en vue de produire un supplément de savoir sur un champs de questionnement délimité, quoique très vaste. En l’occurrence, il a été fait usage de la méthode du « récit de vie » pour interroger l’interrelation entre parentalité, toxicomanie et développement de l’enfant. C’est une recherche exploratoire et qualitative menée dans le cadre d’un processus de construction d’un schéma d’intelligibilité plutôt que dans un but de vérification d’une théorie ou d’une hypothèse préexistante[2].
La dimension de « formation » renvoie au supplément de compétence acquis au cours du processus, et cela par deux catégories d’acteurs. D’une part, lors d’une première phase, les travailleurs participant au projet ont été formés à la démarche de recherche par le récit de vie, ceci en s’impliquant eux-mêmes dans la production et l’analyse de leur propre récit autobiographique. D’autre part, ce type de recherche ne situe pas les témoins-narrateurs comme simples objets de l’étude, mais les implique activement dans le processus.
La dimension de l’« action », enfin, s’atteste dans les transformations des rapports sociaux entre les narrateurs et leur environnement. L’adoption d’une posture de questionnement sur leur propre histoire et l’acquisition de ressources nouvelles pour reconstruire un projet de vie ont été constatés.
Remarque importante :
L’objectif du présent vade-mecum n’est pas prioritairement de présenter les résultats de la recherche. Il s’agit bien plus de permettre au lecteur de se faire une idée de l’intérêt de la méthodologie et des questions passionnantes que pose son adaptation à un contexte particulier, voire de lui donner l’envie d’entreprendre une démarche plus approfondie pour se l’approprier.
I. Le clinicien face à des parents toxicomanes
Choisir, c’est renoncer
Le contexte dans lequel le clinicien doit intervenir face à un ou des parents toxicomanes, est celui de l’urgence : celle, ou plutôt celles, auxquelles le toxicomane doit faire face. Il y a tout d’abord l’urgence du rapport au produit. La dépendance renvoie à la nécessité impérieuse de combler le besoin et le manque. Il y a simultanément l’urgence par rapport à la parentalité : être présent en tant que papa ou maman. Telle est la double contrainte à laquelle doit faire face le parent toxicomane. La résolution de celle-ci, par un choix radical, ou même par un compromis suffisamment pacificateur, va nécessairement comporter une part importante de renoncement.
Le sujet toxicomane consultant dans un dispositif bas seuil, tel que les Antennes du projet Lama, est classiquement issu de milieux précarisés et peu scolarisés. Cette précarité est à la fois économique, sociale et relationnelle. Elle est renforcée par une pression morale qui tend à décréter qu’un enfant qui naît de parents toxicomanes doive en être séparé. Les idées préconçues et autres a priori en la matière font légion et s’ancrent dans l’image classique qui pèse sur le toxicomane : irresponsabilité, fragilité, conduites à risque, attitudes auto-destructrices… Comment un toxicomane pourrait-il assurer son rôle de parent (permettre à un enfant de devenir un adulte responsable à son tour) alors qu’il ne peut lui-même faire face aux problèmes de sa vie ?
Quel but pour le clinicien ?
Face au binôme « enfant – parent toxicomane », on peut distinguer deux options cliniques.
Le travail avec l’enfant
Il s’agit là des cliniciens travaillant dans le cadre de PMS, du SAJ, du SPJ… La nature de leur intervention se situe, selon leurs mandats, tantôt dans une logique d’aide à l’enfant dans son milieu familial, tantôt dans celle de sa protection, débouchant souvent sur une séparation d’avec sa famille, pouvant aller jusqu’à la rupture des liens familiaux.
Le travail avec le parent toxicomane
Ici il est question des cliniciens travaillant dans les institutions d’aide aux usagers de drogues (centres hospitaliers, non hospitaliers, asbl, …) avec pour objet le soutien au parent toxicomane. Dans ce deuxième contexte, les interventions se structurent en deux temps :
Temps 1 : Re-cadrer
Face à la situation d’urgence précédemment décrite, le clinicien aura pour objectif prioritaire de stabiliser et soutenir :
- stabiliser le mode de vie et réduire la prise de risque par le recours aux produits de substitution, voir soutenir l’abstinence si le patient est prêt ;
- soutenir, surtout, la citoyenneté du sujet et contribuer par là à réduire les phénomènes de stigmatisation et d’exclusion dont il pâtit.
Temps 2 : Repérer
Un deuxième objectif fondamental dans l’aide aux parents toxicomanes consiste à les amener à prendre conscience que leur parcours de vie s’inscrit dans une histoire familiale. Ce type d’approche porte ses effets thérapeutiques, notamment en marquant des repères symboliques par rapport au rôle de parent. Elle vise ainsi à éviter un maximum de dégâts pour les enfants et pour les parents, même lorsque le processus doit déboucher sur la rupture du lien de parentalité. C’est dans ce contexte d’un questionnement élargi que notre équipe a voulu explorer l’apport de la méthode du récit de vie.
II. Le récit de vie, une méthode adaptée au contexte
Pourquoi avoir choisi la méthode du récit de vie ?
Schématiquement, cette méthode permet au sujet d’accroître son statut d’auteur de son propre devenir, par le biais d’un retour sur son histoire, en tant qu’acteur (réactualisation via la production narrative), auditeur (en tant que destinataire du récit des autres membres de la triade) et coparticipant au travail d’analyse et d’interprétation du récit.
Il s’agit de mettre à contribution le pouvoir d’élucidation que peuvent mobiliser les sujets, par le moyen d’une approche narrative structurée de leur histoire. Cela permet en particulier la prise en compte de facteurs comme les relations familiales intergénérationnelles, les atouts et les carences, ou les spécificités du bagage socio-culturel. Cela aide de plus grandement à une prise de recul par rapport au contexte d’urgence.
Quel dispositif avons-nous mis en place ?
La recherche-action-formation, telle que nous l’avons conçue, s’est déroulée en deux phases.
- phase 1: formation des intervenants à la méthodologie et préparation de son application dans le contexte spécifique de ce travail ;
- phase 2: collecte et analyse des récits de vie des parents toxicomanes.
III. La phase de formation des intervenants
Principales étapes de la formation
1° Rappel du préalable institutionnel
La démarche de recherche-formation-action s’est inscrite dans le contexte institutionnel des Antennes du projet lama. Elle a été coordonnée par M. Rolando Ewel, Dr en Sciences psychologiques. Elle est cadrée par la Convention avec le Fonds HOUTMAN. Elle a bénéficié de l’apport et de la supervision méthodologique du Professeur Guy de Villers, spécialiste en méthodologie de la recherche qualitative en sciences humaines à l’UCL et membre fondateur et past-président de l’Association internationale des histoires de vie en formation (ASIHVIF). et d’un formateur indépendant, M. Jacques Gillardin, spécialiste en recherche-action-formation.
2° Origine, fondements et principes de la méthode du récit de vie
Les origines de l’approche biographique et son renouveau émanent des travaux de l’École de Chicago. Toutefois, la méthode du récit de vie a connu depuis des développements importants quant à ses fondements anthropologiques, épistémologiques et éthiques. Le dispositif de formation a été déduit de ces principes. Les participants au groupe de formation en récit de vie ont été invités à faire contrat entre eux, afin que soient actées les modalités de l’engagement mutuel qui les lient. Ce contrat comporte des clauses valables pour l’ensemble du groupe en formation. Des triades (petits groupes de trois participants au sein desquels les récits autobiographiques sont travaillés) sont constituées par les participants en fonction de leurs affinités. Lors de la constitution de ces triades, le contrat est complété par des clauses spécifiques aux souhaits et besoins de chacune d’entre elles.
3° La production du récit
Ce n’est qu’une fois les triades formées que chaque participant est invité à écrire son récit. En effet, le récit est toujours adressé aux autres participants : les narrateurs tiennent compte de leurs partenaires lors de l’élaboration du récit, et cela a des effets déterminants sur la narration.
4° Socialisation des récits
Les récits sont reproduits et distribués dans la triade. Chacun est donc narrateur de son propre récit et « narrataire » du récit des deux autres. Suit un temps d’expression de la manière dont chacun reçoit le récit de ses deux collègues.
5° Analyse des récits
Dans notre contexte de formation, l’analyse des récits est un passage essentiel à la faveur duquel on peut faire saisir la richesse du matériau produit et les effets de la démarche analytique elle-même. La technique d’analyse proposée aux participants est inspirée des principes de l’analyse structurale et du schéma actantiel de Greimas[3]. La grille qui supporte l’analyse des récits est construite sur la base de quatre catégories :
- le contexte socio-historique articulé aux âges de la vie du narrateur,
- les événements de sa vie,
- les représentations du narrateur contemporaines de ces événements, associées à celles qui lui viennent au moment du récit
- et, enfin, les aspirations (objets de quête) de ce même sujet, tels qu’elles apparaissent dans le récit ou se déduisent de l’analyse du récit[4].
Le premier traitement du matériau est sa réorganisation chronologique. En effet, le narrateur a très bien pu rédiger le récit sans se soucier du respect de la chronologie. Cette mise en ordre permet d’établir les correspondances entre les événements de la vie du narrateur et ceux du contexte historique.
La seconde catégorie regroupe la série des événements qui jalonnent la vie du narrateur. Ceux-ci sont à leur tour décomposés en autant de sous-catégories qu’il existe d’espaces de médiation dans lesquels le narrateur a vécu. La troisième catégorie rassemble les représentations du narrateur, tant au moment des faits rapportés qu’au moment du récit. Il s’agit ici de séparer les faits de leur appréciation par le sujet.
Enfin vient la catégorie “objet de quête”. On désigne par là ce qui, soit explicitement, soit implicitement, apparaît comme pôle d’aspiration pour le sujet. C’est là ce que Greimas appelle “l’actantiel”.
6° L’interprétation
C’est à cette étape que le traitement préalable semble porter ses fruits. On recommande aux triades de commencer le travail d’interprétation par la recension de ce qui, dans le récit, apparaît comme
- les objets et les attitudes privilégiées par le narrateur ;
- les personnages principaux, leurs paroles et gestes qui ont marqué le sujet ;
- les situations cruciales pour l’orientation de la trajectoire et les choix qu’elles ont exigés ;
- les rapports entre l’histoire personnelle et l’histoire sociale.
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Références
1 Contact : werenne.lama@swing.be
2 Maroy, C., L’analyse qualitative d’entretiens, p. 83 et suivantes dans Albarello, L. et A., Pratiques et méthodes de recherche en sciences sociales.
3 Cfr A. J. Greimas, Sémantique structurale, Paris, Larousse, 1966.
4 Voir G. de Villers, “Grille d’analyse d’un récit”, dans VILLERS G. (de) (1996). L’approche biographique au carrefour de la formation des adultes, de la recherche et de l’intervention, pp. 107-134 dans DESMARAIS D. et PILON J-M, Pratiques des histoires de vie : au carrefour de la formation des adultes, de la recherche et de l’intervention., Paris, L’Harmattan, 1996, 204 p.