Dans le cadre contraignant des politiques sociales actuelles, les pratiques psychosociales d’accompagnement spécifiques qu’offrent les travailleurs sociaux des CPAS wallons pourraient s’apparenter à du contrôle permanent. Des questions émergent parmi les professionnels des CPAS : « Comment faire face à la pression socio-économique, aux enjeux politiques sous-jacents qui poussent les travailleurs sociaux à la standardisation administrative des modèles d’accompagnement ? Comment les travailleurs sociaux peuvent-ils sortir de l’impuissance et offrir un travail d’accompagnement de qualité aux usagers[1] ? »
Comment s’est opéré le choix de lancer cette approche DPA-PC dans les CPAS wallons ?
Valérie Desomer rappelle qu’une des missions des CPAS est de permettre à chacun de vivre dans la dignité[2]. Comme le précise Bernard Dutrieux dans un article sur l’accès aux droits pour les usagers, cette notion n’a pas fait l’objet d’une définition complète par le législateur, elle évolue dans le temps et l’espace: « La dignité humaine, c’est tout à la fois bénéficier des droits repris dans l’article 23 de la constitution, mais cela reprend aussi d’autres droits que des législations spécifiques consacrent ou, qui sait, consacreront demain. Nous en citerons quelques-uns comme le droit au respect de ses convictions religieuses, politiques, philosophiques, le droit à la vie privée et à la confidentialité, le droit à l’intégrité physique et morale, et, demain peut-être, le droit à choisir la manière dont on est accompagné, le droit à la temporalité de l’accompagnement.[3]»
En 2002, dans la lignée de l’Etat social actif, les CPAS voient leur dénomination de Centres Publics d’Aide Sociale se transformer en Centres Publics d’Action Sociale. La Loi de la même année sur le droit à l’intégration sociale suppose l’activation renforcée de l’usager qui se doit de construire un projet, souligne Bernard Dutrieux. Cette loi, qui concernait dans un premier temps les moins de 25 ans en demande d’un revenu d’intégration, s’est étendue à tous les publics, en ce compris les personnes migrantes. Dans l’Etat social Actif, dit-il, l’institution met l’accent sur ce qui est bon pour la société, c’est-à-dire la réinsertion des gens, afin qu’ils coutent moins cher à la collectivité. La responsabilité est dès lors dans le camp de la personne. « En cela, l’Etat social actif est facteur de désubjectivation en ce qu’il voit l’usager plus comme un objet d’action sociale que comme un partenaire, un sujet.[4]»
Les politiques sociales successives ont eu une influence en termes de transformations professionnelles, organisationnelles et institutionnelles des CPAS. Bernard Dutrieux affirme que face à l’évolution des situations sociales, les structures d’intervention changent et des outils nouveaux d’intervention émergent.
Valérie Desomer : « Le Centre de Formation, en tant qu’opérateur de formation continue, est un des témoins privilégiés des transformations du parcours professionnel des travailleurs sociaux en CPAS. Il occupe une position centrale d’observateur pour examiner, avec le recul nécessaire, la façon dont l’aide sociale est rendue dans notre pays. » Le centre soutient depuis 1993 l’accompagnement des travailleurs sociaux en CPAS. « La formation des intervenants sociaux est une nécessité permanente dans un monde socioprofessionnel changeant, affirme Bernard Dutrieux. (…) La formation de base tente de s’articuler sur de nouveaux référentiels de compétences et la formation continue se doit de poursuivre ses réflexions autour des défis de l’évolution des métiers du social. Le champ de l’éthique professionnelle est sans cesse confronté à des exigences nouvelles qui viennent heurter la déontologie et les valeurs, ce qui nécessite des espaces d’échanges et de réflexion (… ) Un déséquilibre est en cours au niveau des normes, des modèles et des valeurs même du travail social. Au centre de formation, nous travaillons à l’amélioration relationnelle, axe déterminant de la notion de service social au public.[5]»
Lors d’un voyage au Québec, Valérie Desomer a eu l’occasion de rencontrer Yann Le Bossé. Celui-ci gère le Laboratoire de recherche sur le Développement du Pouvoir d’Agir des Personnes et des Collectivités de l’Université de Laval à Québec et est à l’origine de l’approche centrée sur le développement du pouvoir d’agir.
Dans la perspective ambitieuse de réintroduire du sens dans les activités des travailleurs sociaux, le Centre de Formation des CPAS Wallons a organisé à Mozet, de2009 à 2012, une recherche action encadrée par le Laboratoire du Développement du Pouvoir d’Agir des Personnes et des Collectivités de l’Université de Laval à Québec, soit l’équipe du professeur Yann Le Bossé. Face à la complexité du travail social, le Centre de Formation a fait le choix de l’approche du DPA-PC. Une formation de 8 journées étalées sur 4 à 5 mois, destinée aux professionnels considérés comme des personnes ressources, a découlé de cette recherche-action.
En quoi consiste l’approche centrée sur le DPA des personnes et des collectivités ?
Selon Yann Le Bossé, deux courants se sont opposés dans le travail social. D’un côté, « l’hypothèse des carences », qui envisage le travail social au départ des carences de l’usager, supposé alors dans l’impossibilité de s’insérer. L’Etat social actif lui de demande de s’adapter à la réalité sociale et économique du marché de l’emploi. De l’autre, « l’hypothèse du Grand Soir », qui considère que l’exclusion des certains de ses membres est l’œuvre de la sociétéque l’action sociale devrait viser à la transformer radicalement.
La démarche proposée par Yann Le Bossé ne nie pas le contexte global mais offre une possibilité de dépasser l’impossibilité d’agir. Elle est centrée sur 4 axes[6].
- Adopter l’acteur en contexte comme unité d’analyse ;
- Impliquer les personnes dans la définition des problèmes et des solutions ;
- Prendre en compte les contextes d’application ;
- Introduire une démarche d’action conscientisante.
Bernard Dutrieux invoque la notion de processus concernant le DPA : « Nous sommes ici dans un mouvement dynamique qui implique que le travailleur social reconnaisse à l’usager une part d’expertise. Donner une place à la personne en la plaçant dans une posture de sujet autonome qui développe une capacité d’action sur son propre devenir. Il s’agit d’envisager la personne accompagnée dans son environnement et de tenir compte de ses aspects structurels et individuels. » Approche individuelle, trop souvent en opposition avec les programmes souhaités par les autorités qui tendent à standardiser les interventions, selon Bernard Dutrieux. « Cette personne particulière n’est pas appréhendée à partir de ses supposées carences mais à partir des forces et atouts dont elle dispose pour entreprendre le changement visé. Elle est immédiatement restaurée dans son statut d’acteur. De la même manière, la situation n’est pas appréhendée comme une donnée immuable et statique à laquelle il faut s’adapter, mais plutôt comme une réalité dynamique qui constitue un contexte particulier au sein duquel il existe des obstacles et des opportunités potentiels à la conduite de changement. La personne accompagnée doit prendre conscience de la complexité des éléments qui contribuent aux difficultés qu’elle rencontre.[7]»
Il insiste sur le désir qui, selon lui, est au cœur de la mobilisation de la personne. La personne définit le problème et les solutions, ce qu’elle a envie de mobiliser « ici et maintenant ». Les personnes accompagnées sont amenées à vivre les choses de manière plus sereine, plus proche de leurs besoins, de leur désir : on fait l’hypothèse qu’il y a plus de mobilisation quand on prend en considération ce que la personne souhaite pour elle-même, on lui permet de bouger sur ce qui est important pour elle : le changement permet le changement.
Comment s’envisage le changement de posture de l’accompagnant ?
Pour Bernard Dutrieux, la conscientisation ne vise pas uniquement la personne accompagnée mais également l’accompagnant. Il rappelle que l’approche du DPA est proche historiquement des valeurs de base du travail social. « Partir de la réalité de la personne avant de se préoccuper des conditions d’organisation de la société, j’ai appris ce principe lors de ma formation d’assistant social »
Le travailleur social fonde son identité professionnelle au départ de la maîtrise technique de son intervention au travers de son expérience, de son analyse de la situation, de l’évaluation des moyens mis en œuvre, des techniques d’entretien et des solutions adaptées pour une personne. Il fonde sa posture sur sa capacité à accueillir la souffrance et à collaborer avec les personnes concernées par la relation d’aide.
Valérie Desomer souligne que la formation bouscule le travailleur quand il commence à l’appliquer dans la quotidienneté de sa pratique professionnelle. Deux éléments essentiels interviennent selon elle.
Premièrement, et en ça la formation peut être très fatigante, il s’agit pour lui de se dé-formater, de changer de posture en tant que travailleur social, de modifier la nature de la relation qu’il entretient avec les personnes. Le regard qu’il porte sur l’autre évolue : le DPA ouvre à une dimension humaniste.
En second lieu, il s’agit de décoder avec la personne. Le travailleur social a l’habitude de poser certaines questions fermées et de suggérer la réponse, car il se sent souvent contraint par l’urgence sociale. L’art du questionnement est une dimension essentielle pour pratiquer l’approche DPA. L’accompagnant reconnait à l’usager sa part d’expertise et abandonne une posture fondée sur la toute puissance d’une réponse habituelle et réputée efficace ; il instaure un espace de négociation du problème et des solutions avec la personne en tenant compte du contexte. Si travailler avec l’approche DPA nécessite un changement en profondeur de la posture professionnelle, elle permet à l’accompagnant de retrouver du sens à son travail. Pour Valérie Desomer, la posture qui définit le mieux l’accompagnement de ce type est celle du passeur, celui qui se trouve à coté de la personne accompagnée et qui permet à celle-ci de franchir seule le gué[8].
Quelle est la position de l’institution face à cette approche ?
Valérie Desomer reconnait que les CPAS sont des lieux contraignants au sein desquels, depuis quelques années, les espaces de liberté et de créativité se sont réduits. L’attente du législateur vis-à-vis des CPAS, c’est qu’ils se centrent sur l’insertion professionnelle. Or, il faut constater que cela ne concerne qu’une partie des bénéficiaires du revenu d’intégration ou de l’aide sociale : dans certains cas il n’y a pas perspective d’insertion ici et maintenant.
Depuis l’instauration du projet individualisé d’intégration sociale (les PIIS[9]), les travailleurs sociaux se sont demandé comment faire réellement un travail d’accompagnement. Ont-ils le temps, peuvent-ils s’éloigner de leur rôle ? Avec la crainte d’être sanctionné si l’objectif n’est pas atteint avec la personne. Selon Bernard Dutrieux, l’approche DPA peut aussi soutenir l’élaboration d’un PIIS, permettre à la personne de définir son problème dans la perspective « d’introduire avec elle une démarche d’action conscientisante » afin qu’elle puisse tirer les enseignements des actions entreprises sur elle et sur l’environnement. Il l’illustre avec l’exemple d’un formateur qui a créé à cet effet un outil d’approche sous la forme de « Carte des priorités » : qu’est ce qui est prioritaire pour la personne « ici et maintenant », quels sont les aspects essentiels de sa vie auxquels elle accorde de l’importance et les priorités dans les différentes aspects, quels sont les problèmes rencontrés : la personne détermine ce sur quoi elle veut travailler, ensuite sur quoi elle peut s’appuyer. L’accompagnant et l’accompagné vont travailler à la solution et écrire ensemble un projet que valide l’institution.
Tous les CPAS n’adhèrent pas à l’approche DPA-PC. La Fédération des CPAS de la Région wallonne propose à tous ses membres, en vertu de la marge de manœuvre dont elle dispose, la formation à ce type d’accompagnement spécifique. Les directions des CPAS peuvent faire le choix d’inscrire ou non leur personnel à la formation. Actuellement, la formation s’organise en 4 journées d’initiation ou en 8 journées de formation pour les personnes ressources qui vont appliquer l’approche et changer leur pratique au quotidien.
Changer le monde au quotidien
L’approche DPA- PC s’est développée simultanément dans 4 pays francophones : la France, la Suisse, la Belgique et le Québec. Rassemblés en Association Internationale pour le développement du Pouvoir d’Agir des Personnes et des collectivités, des chercheurs, formateurs et praticiens de milieux professionnels différents ont fait la formation avec l’équipe de Yann Le Bossé et se retrouvent régulièrement en séminaire pour échanger leurs expériences entre pairs. Dans la foulée d’un colloque qui s’est tenu à Bordeaux en octobre 2015, un ouvrage collectif présente le fruit d’expériences de terrain[10].
A coté des CPAS, le Centre ouvre la formation à toutes institutions telles les AMO, le SAJ, le PCS, les associations dédiées aux aînés, et en demandes de formation spécifique comme prochainement l’ASBL BRAVVO, l’équipe de SOS jeunes, des éducateurs et enseignants, des professeurs d’écoles sociales…[11]
S’il est difficile actuellement d’évaluer l’impact de la formation, Valérie Desomer et Bernard Dutrieux considèrent le DPA-PC comme une approche respectueuse des usagers et motivante pour les travailleurs sociaux. Ils font le pari que dans le travail quotidien avec les personnes, cette approche peut participer à changer le monde.
NOTES / REFERENCES
[1] Question que nous avions déjà posée (et à laquelle nous avions déjà tenté de répondre) dans un article précédent: De Keukeleire M., Accompagnement de proximité dans la grande précarité : habiter la relation, Le Grain, octobre 2017.
[2] Desomer V., La multiplication des précarités : regards croisés de travailleurs sociaux en lien avec les publics visés par les CPAS, Certificat en Santé Mentale en Contexte Social : Multiculturalité et précarité
SSM Le Méridien/LAAP/UCL – Avril 2016
[3] Dutrieux B., Nuages sur les droits des usagers : ciel gris ou fumée blanche ? CPAS Plus, 10/2015, p. 2 à 6.
[4] Dutrieux B., Ce qui nous lie à l’usager : retrouver le chemin d’une collaboration éthique et authentique, CPAS Plus, 1/2014.
[5] Desomer V., op. cit.
[6] Dutrieux B., Développer le pouvoir d’agir dans les CPAS wallons, CPAS Plus, n°5, mai 2013.
[7] Dutrieux B., op.cit.
[8] Desomer V., la multiplication des précarités, op.cit., p. 11, L’auteur définit les types de profil professionnel des travailleurs sociaux: le profil clinique, le militant, le normatif.
[9] Un projet individualisé d’intégration sociale (PIIS) vise à établir les étapes nécessaires et les objectifs en vue de l’insertion sociale et/ou professionnelle progressive de tout bénéficiaire du Droit à l’intégration sociale, pour lequel l’emploi n’est pas (encore) possible ou souhaitable dans un premier temps.
Le PIIS le plus approprié pour une personne dépendra de sa situation personnelle spécifique, de ses aspirations et de ses possibilités en matière d’insertion sociale et/ou professionnelle. [Source : http://www.ocmw-info-cpas.be]
[10] Portal B. (Dir.), Desomer V. (Dir.), Dutrieux B. (Dir.) Changer le monde au quotidien. L’approche DPA-PC: récits d’expériences, analyses et regards critiques, Editions UVCW – Fédération des CPAS – Namur (Belgique), 2017.
[11] Le DPA-PC est spécifiquement enseignée en 3ième année à l’ISFSC.