« M’dame, à quoi ça sert, l’Espagnol ? »

ou l'apprentissage d'une langue étrangère peut-il contribuer à la construction de l'émancipation intellectuelle ?

Question récurrente, en début d’année, entendue si souvent dans la bouche des élèves de collège et de lycée. Question irritante aux dires des collègues qui ne parviennent pas à accepter une réduction de la langue qu’ils enseignent et qu’ils aiment à sa seule utilité. Que faut-il répondre à cette question ? Avant d’y répondre, peut-être faut-il essayer de comprendre ce qu’elle signifie, ce qui se cache derrière.

Surtout ne pas répondre: « A aller en Espagne »

C’est à mon avis la réponse à ne pas donner, même sous une forme plus développée : « à parler l’espagnol quand on va en Espagne », « à « se débrouiller » quand on va en Espagne », etc. Les élèves rétorquent le plus souvent à ce type d’arguments que 1. Ils n’iront pas en Espagne, 2. Ils n’ont pas besoin de parler l’espagnol pour « se débrouiller » en Espagne… ou en Amérique latine.

L’argument 1 est le reflet d’une réalité. L’Espagne n’est pas la destination privilégiée dans les projets des élèves. C’est sans doute une destination de vacances mais pas celle d’un projet de vie ou professionnel. D’autres pays sont parés de plus grands attraits aux yeux des jeunes Français. La question de la mobilité au sein de l’Europe ne concerne en réalité qu’une petite minorité d’étudiants « [1]En 2005, 145 000 étudiants ont participé au programme, ce qui représente 1 % de la population européenne de ce groupe social. La subvention est d’une centaine d’euros par mois » … Continue reading qui peuvent, par exemple, à travers des programmes comme Erasmus, faire une partie de leurs études à l’étranger et éventuellement, s’engager sur un projet à plus long terme. Même si le film de Cédric Klapisch, L’auberge espagnole, a popularisé ce phénomène, il va sans dire que cette mobilité ne concerne qu’une catégorie d’étudiants, issue de couches sociales relativement aisées, pouvant épauler leurs enfants à la fois sur le plan stratégique et économique. C’est davantage un phénomène de distinction[2]Voir Magali Ballatore, L’expérience de mobilité des étudiants ERASMUS : les usages inégalitaires d’un programme d’ »échange ». Une comparaison Angleterre/France/Italie, Thèse de … Continue reading permettant d’ouvrir des perspectives pour l’avenir et qui n’est guère à la portée de la masse des jeunes qui, de toutes façons, lorsqu’ils sont au collège ou au lycée, ignorent presque tout de ce type de possibilités.

L’argument 2 est tout autant recevable. On peut aisément se faire comprendre sans beaucoup de connaissances linguistiques : la gestuelle, les mimiques, la transparence que le français offre avec l’espagnol permettent de pallier l’absence de maîtrise de la langue dans beaucoup de situations de la vie courante. On peut en effet communiquer sans utiliser les mots de la langue étrangère : qui n’a pas demandé son chemin à l’étranger en abordant un autochtone, armé de son plus beau sourire, un plan à la main ? La communication autour du plan se fait sans trop de difficultés, avec des répétitions, des fous rires, des gestes pour indiquer la direction à suivre. Parfois même l’interlocuteur fait un signe indiquant qu’il a un peu de temps et qu’il peut vous accompagner. Un sourire pour gratifier tant de bonne volonté … et le tour est joué. Faire ses courses ou prendre le bus relèvent du même type de stratégies qui permettent, en plus, d’apprendre ce que l’école ne nous aurait pas enseigné !

En contexte scolaire, l’argument utilitariste se retourne comme un boomerang contre ceux qui le profèrent car il se révèle assez peu fiable et pour le moins, peu propice à enthousiasmer des élèves qui trouvent d’autres attraits dans des offres marchandes proposant le savoir au bout d’un click, depuis la console ou l’ordinateur.

Qu’y a-t-il derrière cette question ?

Il y a, à mon avis, derrière cette question plusieurs interrogations. J’en examinerai deux qui me paraissent essentielles.

La première me semble relever d’une conception utilitariste – encore – de l’École qui consiste à s’investir en fonction des portes susceptibles de s’ouvrir ou des bénéfices procurés. C’est ainsi que l’on apprend une langue pour que ça serve… à réussir à l’École. On raisonne à coups de choix stratégiques – la langue la plus monnayable sur le marché du travail ou celle qui garantit l’accès à la classe des « bons élèves » au sein d’un établissement- ou de coefficients aux examens selon les filières, ou tout simplement de notes permettant le passage dans la classe supérieure. Dans cette vision, largement confortée par le système scolaire, la question de l’apprentissage qui pourrait donner une autonomie suffisante dans la langue étrangère devient tout à fait secondaire face à une pression sociale et économique qui installe un rapport marchand à la connaissance.

La deuxième exprime, me semble-t-il, une inquiétude qui relève davantage de la question du sens. Les élèves pointent à travers cette question une préoccupation d’importance : dans un système scolaire qui demande chaque fois plus d’efforts générateurs de stress, de connaissances pointues et à court terme, et de diplômes dont on leur dit qu’il sont dévalorisés, que peut apporter l’investissement dans l’apprentissage d’une langue étrangère ? Autrement dit, le jeu en vaut-il la chandelle ? Peut-on en retirer autre chose, en plus des bénéfices utilitaires évoqués précédemment ?

Depuis des années, je réponds : « Ça sert à être plus intelligent »

Apprendre une langue c’est « s’étranger le regard », découvrir des façons d’être et de penser différentes, aller à la rencontre d’une culture qui étonne, irrite ou ravit. C’est aussi dépasser les visions frileuses ou étroites qui font de l’autre un excentrique, voire même un ennemi. Apprendre une langue c’est s’interroger sur les différences, découvrir des ressemblances, ouvrir d’autres sens, élargir son horizon de compréhension du monde. Bref, devenir plus intelligent, au sens étymologique du terme puisque l’intelligence c’est la capacité de comprendre.

Quelques exemples d’interrogations qui sont autant d’occasions de découvrir le point de vue de l’autre :

  • Pourquoi l’espagnol a deux verbes – ser et estar -que l’on peut traduire par « être » en français ? Le premier vient des verbes latins esse [exister] et sedere [être assis] et a pris un caractère inhérent : il permet d’exprimer l’existence la plus profonde, le point de vue interne, intrinsèque, définitionnel, indépendant. Le deuxième provient du latin stare [être debout] et exprime toute sorte de localisation : il est non-inhérent, le point de vue est, cette fois, externe, non intrinsèque, circonstanciel et dépendant. La distinction entre les deux verbes n’est pas chose aisée pour un apprenant de langue française, car il lui faut se dégager d’une explication strictement grammaticale pour appréhender progressivement « ce raffinement de vision » dont parle P. Charaudeau[3]P. Charaudeau, Cours de linguistique. Description sémantique de quelques systèmes grammaticaux de l’Espagnol actuel. Cours de l’Université de Lyon, Centre de documentation Universitaire, … Continue reading.
  • Pourquoi là où la langue française dit « je passe mon temps à lire » ou « je gagne ma vie durement », la langue espagnole opère un renversement du point de vue : « me paso el tiempo leyendo » [je me passe le temps à lire] ou « me gano la vida duramente » [je me gagne la vie durement] ? Des phrases équivalentes, certes, mais le français marque l’idée de possession tandis que l’espagnol insiste sur l’action du sujet.
  • Pourquoi la corrida qui paraît si cruelle, barbare, inadmissible aux yeux de la plupart des élèves rencontre-t-elle autant de passion chez les Espagnols ? Quel sens peut avoir ce rite pour nos voisins si proches[4]Maria-Alice Médioni, « Comment passer de l’opinion au concept. A propos de la corrida », CRAP, Cahiers pédagogiques, n° 401, février 2002. ?
  • Pourquoi la coca que l’on considère sous nos climats comme une drogue a une toute autre valeur et signification en Amérique latine où elle est consommée comme un aliment traditionnel ? Comment se fait-il quelle constitue là-bas un fondement culturel au point que le chef de file des cocaleros est devenu Président de la République en Bolivie ?

Des découvertes et des interrogations qui dérangent, obligent à regarder les choses autrement, et peuvent stimuler l’intelligence.

Encore faut-il le prouver !

Les connaissances seules ne rendent malheureusement pas plus intelligent, surtout quand elles sont capitalisées et mémorisées à d’autres fins que la compréhension du monde à laquelle elles pourraient donner accès. Elles constituent alors des savoirs morts qui ne permettent pas de lire le monde dans sa complexité mais constituent simplement une sorte de cabinet des curiosités où on stockerait des bizarreries distrayantes.

Ce qui rend intelligent c’est, au delà des connaissances, les modes d’acquisitions qui permettent de construire un comportement cognitif, un rapport au savoir et au monde fait d’ouverture, de curiosité, de questionnement, de désir de comprendre… Ce qui nous renvoie à la question des pratiques de transmission de ce savoir susceptibles de faire construire de tels comportements et attitudes.

Le texte d’orientation de notre Congrès de Saint-Fons en mai 1991 définissait déjà ainsi notre spécificité :

Si l’éducation a pour objet la transmission des savoirs accumulés par l’Humanité, les modes usuels de transmission, quand ils nient les capacités des individus à inventer, à créer, à construire leurs savoirs, et quand ils font de ces savoirs des « produits finis » et des « pseudo évidences » coupés de leurs processus d’élaboration et de leur mise en œuvre sociale, ne transmettent qu’une caricature du savoir et entravent la construction du sujet, le provoquant à se fabriquer ses propres prisons mentales. Ces pratiques de transmission autoritaire, quels que soient les lieux où elles s’exercent, génèrent des comportements de résignation, de docilité, de délégation du pouvoir de penser, de soumission consentie à l’autorité, comme par exemple l’acceptation de la guerre comme une fatalité.

Éduquer c’est conduire vers, en sortant de. C’est là le véritable sens de l’émancipation qui consiste à sortir de l’aliénation, de s’affranchir de la servitude. Ce processus ne peut pas ou peut difficilement, c’est là son paradoxe, se dérouler par le seul effet de la volonté. Il y faut des circonstances, des situations propres à permettre ce passage vers plus d’autonomie de pensée.

Les situations que nous mettons en place dans l’apprentissage des langues comme dans tout autre champ de savoir, sont des situations complexes qui présentent des problèmes à résoudre, en coopération, des situations de co-action qui permettent d’opérer des déplacements à la fois sur le plan des savoirs comme sur celui des comportements cognitifs, par les mises en relation nouvelles que le sujet est amené à faire. C’est pourquoi nous disons au GFEN que nous ne transformons personne, mais qu’ils [les sujets] se transforment. A condition de penser des situations complexes, interpellantes et constructrices. C’est ce que propose la démarche d’auto-socio-construction du savoir : c’est toujours un sujet – auto – qui apprend, construit son savoir en interaction avec les autres – le socio. Ce processus suppose une mise en mouvement, une mise en marche de la personne – d’où le mot « démarche » – stimulée par un appareillage qui permet le cheminement libre du sujet. Ceci se réalise dans un cadre pensé et organisé depuis l’émergence des représentations jusqu’au dépassement de l’obstacle épistémologique et l’analyse réflexive, et débouche sur la construction d’un savoir.

C’est dans cette analyse réflexive que le sujet peut prendre la mesure du chemin parcouru et se convaincre que le jeu en vaut la chandelle, que « ça sert à quelque chose ».

Et hors de l’école ?

Dans la formation d’adultes, dans un cadre professionnel, d’insertion ou autre, le problème ne me semble pas fondamentalement différent. S’il y a une autre urgence à apprendre, par exemple une langue étrangère lorsqu’on veut trouver sa place dans un pays « d’accueil », les comportements cognitifs ne sont pas pour autant différents de ceux que je viens de décrire. Ces adultes sont d’anciens élèves ou s’ils n’ont pas été scolarisés, ils ont une représentation de l’Ecole qui n’est pas très loin de celle des élèves dans nos classes, au point qu’ils demandent souvent des notes et toujours des exercices qui leur donnent des repères connus et l’illusion, entretenue, d’une progression rassurante.

La conquête de l’autonomie langagière passe forcément par de tout autres chemins que ceux de l’application et de la répétition. Ce sont des chemins de traverse – les mises en relation -, qui bifurquent – les problèmes à résoudre -, qui mènent au delà des connaissances, sans pour autant les négliger, pour peu – mais combien ce peu est immense ! – qu’on accompagne les apprenants dans les situations qui ouvrent sur l’intelligence des choses.

Livres

  • GFEN, Réussir en langues. Un savoir à construire, Chronique sociale, Lyon, 1999 (2ème édition : 2002).
  • GFEN, Repères pour une Education Nouvelle. Former et (se) former, Chronique sociale, Lyon, 2001.
  • GFEN, (Se) construire un vocabulaire en langues, Chronique sociale, Lyon, 2002.
  • M.A. Médioni, L’art et la littérature en classe d’espagnol, Chronique sociale, Lyon, 2005.

D’autres pratiques sur le site : http://gfen.langues.free.fr/

A propos de l’auteure

Maria-Alice Medioni fait partie du Groupe Français d’Education Nouvelle (GFEN), secteur « Langues » – http://gfen.langues.free.fr/http://www.gfen.asso.fr/.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 En 2005, 145 000 étudiants ont participé au programme, ce qui représente 1 % de la population européenne de ce groupe social. La subvention est d’une centaine d’euros par mois » http://fr.wikipedia.org/wiki/Erasmus.
2 Voir Magali Ballatore, L’expérience de mobilité des étudiants ERASMUS : les usages inégalitaires d’un programme d’ »échange ». Une comparaison Angleterre/France/Italie, Thèse de sociologie, Université Aix-Marseille et Torino, 2007.
3 P. Charaudeau, Cours de linguistique. Description sémantique de quelques systèmes grammaticaux de l’Espagnol actuel. Cours de l’Université de Lyon, Centre de documentation Universitaire, Paris, 1970, p. 31.
4 Maria-Alice Médioni, « Comment passer de l’opinion au concept. A propos de la corrida », CRAP, Cahiers pédagogiques, n° 401, février 2002.

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