Introduction
Voici quelques temps déjà que nous nous intéressons, dans le cadre de notre pratique intensive de méthodes participatives et délibératives au sein de l’ASBL Le Grain et de l’ASBL Réseau MAG (dont le slogan ambitieux est : Construire l’intelligence collective, réaliser la démocratie participative), à la question des possibilités et conditions de mise en œuvre de formes de démocratie participative dans différents secteurs de l’action publique.
Nous sommes ce que de nombreux chercheurs spécialistes de la démocratie participative appellent des professionnels, des techniciens ou des méthodologues de la participation. Notre regard est orienté et partial, construit moins par un dispositif de recherche que par une pratique quotidienne basée sur un éventail de méthodes qui, tous les jours, nous semblent prouver que la démocratie participative peut exister si elle se dote des moyens, techniques et postures professionnelles adéquates. A travers la mise en œuvre de ces méthodologies que nous utilisons, nous faisons peut-être vivre un mythe, celui selon lequel l’avènement d’une société réellement démocratique est possible, en plus d’être nécessaire.
Dans la petite série d’analyses que nous vous proposons, nous passerons donc par ces quelques catégories :
- Eléments de contexte et arguments qui légitiment la démocratie participative (DP)
- Participation et délibération
- Lorsque la DP rencontre le politique
- Lorsque la DP rencontre les publics
- Certains défauts de certains dispositifs
- Certaines qualités de certains dispositifs
- Quelques tensions liées à l’exercice de la DP
- Perspectives
Un petit détour historique
Lorsqu’on parle de démocratie participative, sans doute est-il utile de rappeler que le principe premier de la démocratie est celui du gouvernement du peuple par le peuple. Assez logiquement, on peut dire qu’elle implique, de facto, car elle est le gouvernement du peuple, sa participation. La démocratie est donc, normalement du moins, en substance, nécessairement participative et implique la délibération, la discussion, l’échange d’arguments et la prise de décisions.
Si la démocratie nous fait bien souvent remonter à la Grèce antique, il ne faut pas remonter bien loin pour que commence à être pensée la participation des citoyens à la prise de décision politique. Cette participation est conçue au début du vingtième siècle à travers la médiation des partis politiques. Ces derniers sont alors considérés comme représentant les intérêts du peuple. Avant cela, il n’y a pas bien longtemps en fait, la politique était uniquement affaire d’élites aristocratiques et économiques. Si la démocratie peut sembler ancienne lorsqu’on la réfère à la Grèce antique, elle est, en fait, tout à fait récente dans notre histoire.
La démocratie participative, elle, a une histoire encore plus récente. Il ne commence à en être question que dans les années 60, d’abord dans un mouvement ascendant, aux Etats-Unis, à travers des mouvements de contestation radicaux et puis, en France (et en Belgique), à travers différents mouvements de la gauche non communiste porteurs d’une critique à l’égard du système politique et de la démocratie représentative. La démocratie participative naissante est alors critiquée à gauche car elle se compromettrait trop avec le capitalisme, et à droite car elle consisterait en une chimère laissant trop de place au social. La démocratie participative est en quelque sorte avortée et on lui préfère l’autogestion.
Depuis les années 80, un sentiment de décalage entre les besoins et attentes des citoyens et les décisions politiques grandit dans la population. La classe politique elle-même (plutôt à gauche), et sous la pression de certaines franges de la société civile, considère la participation comme une réponse adéquate au décalage vécu entre citoyens et classe politique. Voient alors le jour, particulièrement dans les années 90 (avec notamment les « politiques de la ville »), des politiques dites participatives, qui impliquent les citoyens. Mais, malgré les dispositifs techniques qui sont mis en œuvre, la participation reste de l’ordre du principe. La décision reste aux mains des politiques au sein de dispositifs qui, malgré des essais peu concluants d’importation (mal transposés) d’expériences étrangères à succès, s’en tiennent essentiellement à de la consultation.
Des enjeux actuels
Aujourd’hui, la démocratie participative a le vent en poupe. Si son appropriation par le politique reste faible ou ambivalente, de nombreux chercheurs et acteurs s’emparent de la question : les recherches sur la participation se multiplient ; les occurrences « Google » qui la concernent sont de plus en plus nombreuses ; la participation citoyenne et la capacité citoyenne à se mobiliser n’ont jamais été aussi fortes, dopées par l’usage des NTIC ; les notions de participation, de débat citoyen, de concertation, de consultation,… sont valorisées dans le vocabulaire politique ; l’idéal de participation exerce une attraction de plus en plus forte ; une ingénierie et une professionnalisation de la participation émergent et se dotent d’outils et de méthodes participatives ; de nombreux et divers dispositifs techniques voient le jour et sont mis en pratique (budgets participatifs, jurys de citoyens, forums participatifs, méthodes délibératives,…),…
Cet engouement ne nait pas de nulle part. Il tire son existence et sa légitimité de l’histoire mais se base aussi, sans doute, sur un moment de la civilisation (ce moment ci, le moment actuel) et sur un certain nombre d’arguments fondés sur une critique sociale qui gagne en pertinence.
La civilisation se situe dans un moment de crise et connait de profondes mutations dont il est difficile de prendre la mesure exacte : les crises économiques se répètent ; les mutations technologiques et numériques contribuent (peut-être à la même mesure que l’invention de l’écriture) à des transformations importantes des rapports sociaux ; les inégalités socioéconomiques s’accroissent rapidement ; les repères traditionnels qui permettaient de lire le monde se brouillent même s’ils continuent d’exister ; l’idéal d’une société fondée sur le progrès et la raison s’effrite ; les rôles sociaux des acteurs se complexifient et les logiques des différents mondes sociaux s’enchevêtrent et s’hybrident rapidement ; le fonctionnement de la société devient moins compréhensible, moins visible ; la question des inégalités sociales se déplace sur des terrains identitaires et des enjeux de reconnaissance ; la question sociale connait des changements importants et des franges de plus en plus nombreuses de la population vivent dans la crainte d’être exclues du système ; l’individu devient l’unité à partir de laquelle se pensent les mondes sociaux (dans la sphère productive et la sphère de la consommation mais aussi dans les sphères des organisations, et jusqu’à la sphère familiale et intime et dans les relations de soi à soi et de soi aux autres) ; l’écologie devient un enjeu primordial qui va jusqu’à interroger la survie même de l’espèce humaine, tendue entre une logique productiviste, technologiste et consumériste fondée sur une croissance infinie, et des logiques émergentes proposant des alternatives pertinentes mais encore insuffisantes pour faire face ; le clivage gauche-droite traditionnel, bien que continuant à exister, laisse place à un clivage entre universalisme et national-populisme qui, (presque) sur tous les continents maintenant, charrie des relents de fermeture identitaire, de repli sur soi, de régression sociale, de xénophobie, de rejet de l’autre et d’appel à une « autorité forte » ; le désenchantement et la perte de confiance vis-à-vis du politique et des institutions atteint des niveaux rarement atteints auparavant,… et, paradoxalement, les ressources cognitives n’ont jamais été aussi disponibles ; les individus jamais aussi réflexifs,…
Ces différentes mutations, qui pourraient pour chacune d’entre elles faire l’objet d’analyses spécifiques, laissent à penser que la civilisation se trouve aujourd’hui dans un tournant décisif d’où pourrait venir le meilleur comme le pire.
A mon sens, de certaines de ces mutations émergent des problématiques et des enjeux qui légitiment et justifient l’avènement d’une démocratie participative.
Force est de constater que nos démocraties (ce qu’il en reste) sont en danger. La situation porte à croire qu’on ne voit plus jaunir les photos tant on est dans l’ombre, que la crise est telle que le monde vacille, que le doute s’installe, que les tentations de retour en arrière vers de vieux fantômes dont il a fallu quelques guerres pour nous débarrasser sont grandes, que la situation est puante.
Dire que la démocratie participative serait la réponse idéale à ces enjeux serait plus que présomptueux, mais considérer qu’elle une réponse possible et plausible à certaines des questions qui se posent peut à mon sens, constituer un chemin intéressant, une voie éclairante, une petite lumière dans la pénombre,…
Démocratie participative : pour quoi faire ?
La démocratie participative peut être ce chemin car elle peut, je pense, sous certaines conditions et à certaines échelles : permettre la réappropriation de la décision publique par les citoyens ; donner à la démocratie un nouveau souffle ; réenchanter et reconstruire la confiance vis-à-vis de la politique et des institutions ; reconnecter les « bases » citoyennes aux « sommets » décisionnels ; collectiviser davantage les enjeux de société (face à l’individualisme) ; permettre de reconstruire une compréhension globale du jeu social, une lecture partagée du jeu d’ensemble ; réintroduire de la complexité, de la nuance et de l’intercompréhension appropriables par la population dans le débat public (face aux simplismes et aux populismes) ; voir se construire des réponses pertinentes face aux inégalités et à l’exclusion sociale ; permettre l’émergence de capacités citoyennes ; contrer les replis communautaires et identitaires ; être une réponse à la perte de sens et à l’hétérogénéité des normes par le dialogue, la discussion et la délibération ; constituer une réponse à la décomposition des modèles verticaux et aux attentes d’horizontalité et de reconnaissance des citoyens et des travailleurs ; favoriser la reconstruction des liens de solidarité ;…
S’il semble difficile de faire un pari sur ce que sera demain, faire le pari d’agir, là où on peut, pour faire que demain soit un peu meilleur qu’aujourd’hui, est un devoir moral. La démocratie participative n’est peut-être pas la panacée mais, nous en faisons l’expérience tous les jours, à petites échelles (et peut-être à de plus grandes que nous n’avons pas encore expérimentées) elle permet de grandes choses.
Cependant, nous le constatons aussi, elle ne s’improvise pas et nécessite un attirail méthodologique, théorique, technique et éthique important. Elle n’est pas non plus évidente et la possibilité de son existence, de son développement et de son expansion est rendue difficile par un certain nombre d’obstacles et d’éléments contextuels. Nous y reviendrons.
Lors du prochain numéro, nous aborderons différentes façons de concevoir la participation en abordant plus particulièrement le concept de participation, en le comparant avec celui de délibération, pour ensuite nous pencher sur la lecture de Joëlle Zask qui articule construction de l’individu et construction du commun dans la perspective d’une démocratie contributive.
A suivre…
Bibliographie
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Claisse, F., Laviolette C., Reuchamps M., Ruyters C. (dir.) (2013). La participation en action, Bruxelles, P.I.E. Peter Lang.
Pourtois, Hervé ; Damay, Ludivine. Présentation critique de Joël Zask, Participer. Essai sur les formes démocratiques de la participation.. In: La revue nouvelle, Vol. 67, no.9, p. 69-74(septembre 2012).
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Bacqué M.H. et Sintomer Y. (dir.) (2011), La démocratie participative, Histoire et généalogie, Paris, La découverte.
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Hatzfeld H. De l’autogestion à la démocratie participative : des contributions pour renouveler la démocratie, in : Bacqué M. H. et Sintomer Y. (dir.) (2011), La démocratie participative, Histoire et généalogie, Paris, La découverte.
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Sintomer Y., Démocratie participative, démocratie délibérative : l’histoire contrastée de deux catégories émergentes, in : Bacqué M. H. et Sintomer Y. (dir.) (2011), La démocratie participative, Histoire et généalogie, Paris, La découverte.