La domesticité polonaise en Belgique : niche ethnique et genrée

Tous les jeudis depuis 25 ans, Margreta vient chez moi pour travailler comme aide-ménagère dans le cadre des titres services[1]. Depuis 25 ans nous devisons de choses et d’autres : de la vie, de la complexité des choses, de sa famille et de son éloignement. Cette proximité avec le contexte de la domesticité féminine polonaise m’a amenée à m’interroger sur son mode de recrutement, son fonctionnement et son inscription dans le temps. À me rendre compte, aussi, de l’énergie et de la souffrance que cela implique, au quotidien, de maintenir le lien entre la Pologne et la Belgique.

Le colloque « Entre asile et exil » a mis en avant ces femmes qui prennent la route, celles qui migrent seules laissant au pays enfants et mari, s’inscrivant dans le « faire famille à distance ».[2]

Depuis plus de 30 ans en effet, la Belgique connait l’arrivée d’un nombre croissant de « nouveaux migrants », ressortissants des pays récemment membres de l’UE, la Roumanie, la Pologne…

Limitée dans le temps, caractérisée par une « dynamique du mouvement », faite d’allers et retours entre la Belgique et leur pays d’origine, la vague migratoire venue de l’Est concerne notamment l’arrivée massive d’une domesticité féminine venue de Pologne. Andréa Réa évoque « l’émergence de nouveaux facteurs d’attraction et de schémas migratoires qui ne correspondent plus à l’ancienne émigration de travail, ni aux liens traditionnels entre pays de départ et pays d’accueil »[3].

Le contexte dans lequel émergent et s’actualisent ces nouveaux courants migratoires laisse des traces profondes dans la réalité des familles concernées.

1. Cadre historique et contexte socioéconomique de la migration polonaise en Belgique

Cela fait plus de 25 ans queMargreta est arrivée de Pologne. Vendeuse dans un magasin, elle se trouvait régulièrement sans travail. Son mari n’étant pas mieux loti, la famille avait souvent du mal à boucler les fins de mois avec deux enfants en bas âge. Hélée par une amie qui travaillait déjà comme femme de ménage à Bruxelles, Margreta se décide à suivre le mouvement.

La forte présence de ressortissants polonais en Belgique se singularise par son origine, et sa forme. Deux tournants historiques ont été déterminants dans ce processus, impactant de manières différentes les personnes originaires de ces pays.

En 1989, la chute du mur de Berlin entraine l’ouverture des frontières de l’ancien bloc communiste, avec comme conséquence le passage à l’économie du marché. La fermeture de sociétés et d’entreprises, ainsi que la liquidation en 1991 des Fermes d’État (similaires aux Kolkhoz en URSS) provoquent des licenciements massifs dans toute la Pologne[4]. Dès 1990 pourtant, Varsovie affiche un niveau de développement de plus du triple par rapport à certaines régions de l’Est, avec un écart plus marqué entre les milieux ruraux et les milieux urbains[5]. Les femmes, surtout dans les villages et les campagnes polonaises, constituent la majorité des personnes sans emploi et sans droits aux allocations de chômage.

Nombreux sont ceux et celles qui souhaitent quitter le pays afin d’améliorer les conditions de vie de leur famille. Concrètement, l’ouverture des frontières ne va pas pour autant faciliter les flux migratoires. Les circonstances du changement de régime politique ne permettent plus aux ressortissants de bénéficier du statut de demandeurs d’asile dans leur pays d’accueil, statut qui leur aurait garanti l’aide sociale, un droit de séjour temporaire et le droit au travail.

Un nombre important de ceux qui ont commencé à travailler à l’étranger le font dans l’illégalité.C’est sous le couvert d’un visa touristique de trois mois, couplé au travail au noir, que s’organise la migration féminine polonaise vers la Belgique.Dans une première période (1989-2004), elle se caractérise par une double illégalité, à la fois du séjour et du travail. Durant cette période, l’emploi non déclaré dans le marché informel de la domesticité sera la forme la plus répandue de travail dans la communauté polonaise[6]. Le manque de possibilités d’installation légale développe une migratoire circulaire entre la Belgique et la Pologne permettant aux travailleurs de partager leur vie entre les deux pays.

En Europe, le secteur du travail domestique a longtemps été ignoré par les lois nationales sur le travail. En 2006, la députée européenne Konstantina Kouneva a défendu devant la Commission européenne une résolution sur le travail domestique. Elle rappelait que celui-ci totalisait 25 millions de travailleurs de par le monde, dont 82% étaient de sexe féminin.« Ces travailleuses nous permettent d’avancer dans notre carrière, de concilier vie privée et professionnelle, de profiter de notre vie sociale. Nous leur confions nos maisons, nos enfants, nos parents âgés. Pourtant, elles sont invisibles, souvent non déclarées, victimes de l’insécurité et de l’exclusion sociale, exposées à des tâches physiquement difficiles. La plupart d’entre elles travaillent de longues journées sans avoir droit à des congés, sans couverture médicale ou régime de retraiteSans oublier qu’en quittant leur pays, beaucoup de ces travailleuses laissent leur propre famille, un impact dont personne ne parle.»[7]

L’adhésion de nouveaux membres de l’UE, le 1er mai 2004, marquera une seconde étape. Les Polonais peuvent séjourner sur le territoire d’autres pays membres sans aucune restriction de temps. En mai 2009, la suppression totale des obstacles quant à l’accès au marché belge de l’emploi dispense les citoyens polonais de l’obligation d’avoir un permis de travail en Belgique. Ils bénéficient des mêmes droits que les autres Européens.

La question du séjour illégal ne se pose plus. Comme le souligne Marco Martiniello, l’évolution du cadre juridique a eu un impact sur le mode de séjour des migrants réguliers et irréguliers, « Dans le domaine des conditions de mise en œuvre du mouvement, les choix opérés par les individus, les modes de mobilité mis en œuvre et les attentes qui les sous-tendent apparaissent comme les résultantes d’une large gamme d’éléments, où l’on retrouve à la fois le jeu des opportunités et des contraintes qui caractérisent les environnements économiques et sociaux de la migration mais aussi la transformation des univers législatifs et politiques des pays dans lesquels ces mouvements prennent place…[8]»

2. La domesticité : une niche ethnique et genrée

Parallèlement, en Europe de l’ouest, l’entrée massive des femmes sur le marché de l’emploi et le peu de solutions institutionnelles mises en place pour soutenir leur vie quotidienne et la charge des enfants créent une demande de main-d’œuvre domestique. « La rencontre entre les ressources des nouveaux migrants et la structure des opportunités construit les carrières des nouveaux migrants » [9].

La migration polonaise féminine vers la Belgique va cibler un secteur économique qui absorbe une part importante des travailleurs immigrés : la domesticité. « La fragmentation du marché de l’emploi offre également la possibilité de constitution de« niches ethniques » à savoir des activités spécifiques dans des secteurs particuliers dévolues prioritairement aux travailleurs immigrés »[10]

Ainsi la constitution d’une niche ethnique et genrée trouve sa source aussi bien au pays d’origine que dans celui de destination et s’inscrit dans l’évolution socioéconomique du marché du travail tout en reproduisant la segmentation habituelle de ce marché, qui réserve aux femmes le travail du care et des soins domestiques.

En 2001, la Belgique avait adopté une loi visant le développement des emplois et des services de proximité qui s’accompagnait d’une requalification catégorielle: la femme de ménage devenait, dans un langage politiquement correct, une «aide-ménagère», bien que ses tâches restent inchangées. Concrètement, ce contexte permettra la légalisation du travail de nombreuses Polonaises par le biaisdu système des titres-services. La plupart d’entre elles intègrent les entreprises « de services d’aide à domicile de nature ménagère » et acquièrent un statut de salarié ouvrant les droits à la sécurité sociale belge.

3. La communauté des Polonais de Bruxelles

Le choix opéré par le migrant de s’installer dans un pays ou un autre n’est pas anodin. Il se base sur une série de préalables liés à l’ouverture d’un couloir migratoire, forme d’organisation sociale créée sur base de réseaux, de liens formels et informels, et avant tout, de liens familiaux qui donnent accès aux informations sur les opportunités dans le pays choisi. Ces différents éléments développent dans le milieu polonais de Bruxelles un modèle de communauté transnationale. « Des réseaux sociaux existants lient les migrants, les ex-migrants et les non migrants dans le temps et l’espace. Ils aident dans la prise de décision de quitter sa patrie, ils génèrent un flux migratoire illégal et aident à s’adapter dans un nouveau milieu. Le réseau aide aussi la circulation des personnes, des biens, des fonds financiers, ainsi que des informations entre le pays d’accueil et le pays d’origine. »[11]

A Bruxelles, la communauté polonaise implantée depuis de nombreuses années se rassemble autour de l’église et de la famille. L’église de la Chapelle offre quatre messes polonaises par dimanche encadrées par la mission catholique polonaise de Bruxelles, ses prêtres et ses religieuses missionnaires. L’église et les temps de célébrations dominicales sont vitaux pour la vie de la communauté. Les informations y circulent, les opportunités s’y échangent, les liens s’y étoffent. De même, les magasins de produits locaux polonais fleurissent dans plusieurs quartiers de la capitale. Quant aux entreprises de titres-services, elles sont régulièrement gérées par des ressortissants polonais, facilitant ainsi les démarches administratives.

4. Le maintien du lien, fait d’allers et retours

Ce couloir migratoire majoritairement ouvert par les travailleuses polonaises, elles le perpétuent et le maintiennent aux prix de nombreux sacrifices. Dans ce mouvement circulaire, fait d’allers et retours, comment ménager les liens entre les deux pôles de leur existence : la Belgique et la Pologne ? Le rapport à la famille est particulièrement malmené. En effet, si en Belgique une femme délègue à une travailleuse étrangère les tâches domestiques qui lui revenaient auparavant, cette dernière laisse une place vide dans son propre foyer.Les enfants sont confiés à un parent : père, tante, grand-mère chargés de leur éducation. Cet ensemble de liens personnels établis à travers le monde autour des tâches, rémunérées ou non, liées au soin, est qualifié de Global Care Chain : « Cette chaîne du care se développe là où la question de l’égalité homme/femme face aux tâches domestiques est résolue par l’emploi d’une autre femme. Ainsi l’émancipation des femmes belges établies peut-elle s’appuyer sur une main-d’œuvre féminine précaire et étrangère dont le déplacement provoque à son tour le recrutement d’autres femmes là où les hommes du pays ne sont pas non plus présents[12]

Dans ce contexte, les couples ont du mal à survivre à la séparation. Les divorces sont nombreux.

Margreta me dit ne pas pouvoir imaginer que sa propre fille puisse, comme elle l’avait fait, abandonner ses enfants en Pologne pour travailler à l’étranger. Margreta se sent coupable. La culpabilité qui la taraude se traduit par le soutien financier dont elle gratifie ses enfants qui ont pourtant eux aussi un emploi. Depuis la naissance de ses petits-enfants, elle souffre de ne pas les voir grandir. Alors, quand sa fille réclame sa présence auprès d’un enfant malade, elle retourne pour plusieurs mois auprès d’eux.

Quand les contraintes familiales exigent un séjour plus long en Pologne, les travailleuses mettent tout en place pour maintenir la relation privilégiée avec leur client. Employées pour la plupart auprès des mêmes familles, elles organisent elles-mêmes leur remplacement. Un membre de leur famille ou une amie reprend leur clientèle mais plus encore : elle s’installe dans leur appartement bruxellois et en assume le coût du loyer. Pascale Molinier évoque à ce sujet l’éthique de la subalterne caractérisée par l’établissement de relations « épaisses », qui se fondent sur la confiance, la durée aussi et surtout sur l’implication personnelle dans la tâche. Elles nettoient les domiciles des clients aussi bien que si c’était le leur, il y a une fierté du résultat avec comme complément de rétribution, le bien-être de leur client. Autant de pratiques permettant de maintenir un investissement de soi dans un travail peu reconnu socialement, souligne l’auteur[13].

Tout est mis en place pour que le client ne souffre pas du changement. La remplaçante se voit expliquer les particularités de chaque domicile, les attentes de chaque client qui, au fil des années, partage ses difficultés au point de verser par moments lui-aussi dans l’illégalité. Car comment maintenir ses droits sociaux en Belgique quand on quitte le pays pour quelques mois ? Le passage de l’illégalité à la légalité par le système des titres-services n’a pas aplani toutes les difficultés. Elle occasionne seulement de nouveaux arrangements et de nouvelles illégalitésqui se vivent dans l’invisibilité.

Conclusion

Au fil des années, les travailleuses polonaises ont traversé des statuts juridiques divers liés au contexte historique et à l’évolution du droit du travail de l’espace européen : transitoires, illégaux et légaux. Sont-elles intéressées par la régularisation du séjour ou l’installation définitive en Belgique ? Dans cette migration circulaire, faite d’allers-retours, le retour joue un rôle prépondérant. Le séjour à l’étranger est perçu comme temporaire et a pour but de gagner rapidement le plus d’argent possible. La situation économique de la Pologne a peu à peu évolué liée à l’adhésion à l’Union Européenne. Le niveau de chômage est en baisse. Le marché du travail est plus stable, les salaires sont en augmentation, les prêts plus faciles à obtenir pour l’achat d’une maison raconte Margreta. Ses enfants n’ont pas l’intention de partir travailler à l’étranger comme leurs parents. Et ceux-ci sont impatients d’atteindre l’âge de la pension pour rentrer en Pologne où ils possèdent leur maison. Néanmoins, une partie des ressortissants polonais installés avec leur famille en Belgique depuis plus de 20 se sont attachés à leur pays d’accueil et ne souhaitent plus rentrer dans leur pays d’origine[14].

Au-delà de cette question, se pose celle de l’enjeu de la domesticité et de la répartition symbolique des rôles entre hommes et femmes. Les questions sur le travail domestique qui se fait dans l’invisibilité et la gratuité sont loin d’être clôturées. Que la femme travaille ou non, elle a à se situer par rapport à ce sujet. Le cloisonnement n’existe pas entre celles qui prennent soin des autres et celles qui se déploient à l’extérieur du monde domestique. La dimension politique de ces questions reste entière. Elle nécessite sans aucun doute un changement de paradigme basé sur une répartition égalitaire du travail du soin qui se situe à l’intersection des rapports de pouvoir, de sexe, de classe et de race.

L’élargissement de l’UE, qui a permis de nouvelles migrations et sans doute de nouvelles opportunités d’emploi légal, ne doit pas faire oublier que le travail du care se poursuit encore à de nombreux endroits dans l’illégalité et sans couverture sociale.

NOTES / REFERENCES

[1] Un titre-service est un moyen de paiement subventionné par les Régions de Belgique. Grâce à ce mode de paiement, toute personne majeure peut bénéficier de prestations d’aide-ménagère, de repassage, de courses ménagères ou de transport de personnes à mobilité réduite, à des tarifs avantageux.

[2]Laurent P.J., Amours pragmatiques, familles, migrations et sexualité au cap vert aujourd’hui, 2019.

[3] Martiniello M., Rea A., Timmerman C., Wets J., Nouvelles migrations et nouveaux migrants en Belgique, Gand, 2010.

[4] Kuźma E., La communauté transnationale polonaise, Migrants de l’Est, Février 2010, n° 280.

[5] Bafoil F., L’adaptation de la société polonaise à l’Europe, Pouvoirs, 2006/3, n°218.

[6] Kuzma E., op.cit., Nouvelles migrations, Martiniello M., op. cit.

[7] Konstantina Kouneva, l’eurodéputée qui se bat pour les travailleuses domestiques, Axelle, n°195-196, janvier-février 2017.

[8]Cortes G., Faret L., Les circulations transnationales. Lire les turbulences migratoires contemporaines. (2009), Armand Colin, coll. U, 248 p.

[9] Martiniello M., op.cit.

[10] Martiniello M., op.cit.

[11] Cortes G., Faret L., op.cit.

[12] Nouvelles migrations, Rosenfeld M., Marcelle H., Rea A., op.cit.

[13] Molinier P., Le travail du Care, Paris, 2013.

[14] Kuzma E., op.cit.

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