L’analyse institutionnelle I

fondements

Dans ce premier article, quelques concepts de base fondant l’analyse institutionnelle sont proposés aux praticiens désireux de se servir de cette approche pour faire une analyse critique du pouvoir dans leur institution.

D’où vient l’analyse institutionnelle ?

Origine historique

Les années soixante sont marquées dans les pays occidentaux par une réflexion et une contestation des différents pouvoirs dans leurs formes diverses. Ces mises en cause prirent même une forme explosive lors des événement de mai 68, en France. C’est dans cette mouvance qu’apparaît dans certaines universités françaises, de manière un peu confidentielle, une nouvelle méthodologie pour analyser le pouvoir, non plus de manière générale et/ou structurelle, mais dans les formes subtiles qu’il peut prendre dans la vie quotidienne des établissements de santé, d’éducation, de l’Église, etc.

L’analyse se fait avec les praticiens, les personnes du terrain étant jugées les meilleurs connaisseurs de la réalité. Les intervenants construisent progressivement, au fil des séances d’analyse, les concepts qui permettent de théoriser leur méthodologie et publient systématiquement le résultat de leurs travaux. Cette littérature, datant de la fin des années ’60 et du début des années ’70, s’appuie sur le récit d’interventions et présente des concepts opérationnels dont l’usage est clairement perçu. Elle va connaître rapidement un grand succès. Pour la première fois, l’acteur social critique dispose d’un outil pour appréhender le pouvoir, dans son exercice ordinaire.

L’analyse institutionnelle se veut une approche sociologique, en continuité à la fois avec la psychologie sociale des groupes et avec une analyse macro-sociologique de la société. L’institution constitue précisément ce lieu qui organise la vie concrète des individus et où s’incarnent les contraintes de la société. L’analyse institutionnelle cherche également à réaliser une lecture sociologique de la société en s’appuyant sur des concepts issus de la psychanalyse.

Bien que née à une époque précise et dans des circonstances historiques caractérisées, l’analyse institutionnelle n’a rien perdu de sa pertinence. Et l’outil conceptuel qu’elle propose reste utile pour qui se veut lucide et critique au sein des organisations.

Qu’est-ce que l’analyse institutionnelle ?

L’analyse institutionnelle

L’analyse institutionnelle est une démarche d’analyse qui vise à mettre à jour les rapports de pouvoir réels qui se camouflent sous la fausse banalité de l’évidence.

Ainsi, par exemple, il va de soi que c’est le professeur qui a la responsabilité de la gestion du temps dans la classe, comme il est évident que ce rôle incombe à la direction pour l’ensemble de l’école. Est-ce vraiment le cas ? N’y a-t-il pas d’autres personnes ou d’autres acteurs sociaux qui déterminent l’emploi du temps réel ?

Ou encore, dans cette maison da la culture, pourquoi certaines salles ne sont réservées qu’à certaines personnes ou à certaines activités, à l’exclusion d’autres ?

Quelle forme de pouvoir effectif est exercé dans ce domaine et par qui ? Que se passerait-il si les élèves voulaient intervenir dans l’organisation de la gestion du temps de la classe ? Le pourraient-ils ? Que se passerait-il si les professeurs revendiquaient le droit de décider de la manière d’organiser le fonctionnement de l’école ? Certains ne le font-ils pas déjà ? A travers quels mécanismes ? Qui réagirait et comment si un nouvel animateur s’avisait d’utiliser autrement les locaux ?

C’est le rôle de l’analyse institutionnelle d’identifier le rapport de pouvoir implicite et sous-jacent à l’ordre des choses. C’est son rôle de mettre en évidence le « non-dit » des réalités se présentant comme allant de soi.

Dans la vie d’une organisation, l’analyse institutionnelle distingue trois moments, l’institué, l’instituant et enfin, l’institutionnalisation.

L’institué

L’institué, c’est le déjà là, c’est l’ordre en place. L’horaire, la loi, le règlement, les conventions sont des institués. L’institué a une portée générale qui concerne l’ensemble de l’organisation ou un sous-ensemble important.

L’instituant

L’instituant, c’est la négation, la remise en question de l’ordre des choses sous la poussée des particularités individuelles ou de certains acteurs sociaux au sein d’une organisation. C’est en quelque sorte la contestation, sous toutes ses formes.

L’institutionnalisation

L’institutionnalisation correspond à l’intégration, à la récupération, à la « normalisation » de l’instituant. La contestation devient la nouvelle norme. Les principes et les pratiques de l’opposition sont érigés en règle.

Appliquons ces trois concepts à quelques exemples. L’institué est la grille horaire de l’école ou de l’organisme de formation, le mode de planification habituel de la leçon faite par le professeur dans sa classe ou les démarches traditionnellement suivies par le formateur avec son groupe.

L’instituant est, par exemple, une autre manière, « sauvage », de vivre le temps scolaire : regroupement horaire, travail des enseignants en duo, « arrangement entre professeurs », absentéisme, etc. Le cas des stagiaires qui, au cours d’informatique, pratiquent, à leur initiative, une « enseignement mutuel », illustre également l’instituant.

L’institutionnalisation serait une nouvelle organisation officielle de la classe, recommandée par les conseillers pédagogiques, un nouveau mode de travail, comme par exemple, des cours en ateliers interdisciplinaires, des cours étendus sur plusieurs heures, la pratique d’un apprentissage à un rythme différencié pour chaque apprenant, la mise sur pied d’une assemblée quotidienne entre formateurs et stagiaires, prévus comme la nouvelle façon « normale » de faire. Dans ce cas, ce sont les autorités qui poussent à la modification des pratiques.

Autre exemple. Ce centre culturel programme habituellement un festival de cinéma, pendant les vacances de Pâques. C’est l’institué. Le groupe organisateur, sous l’impulsion de nouveaux venus qui trouvent cette formule trop conventionnelle, décide d’initiative d’organiser des projections en avant première pour les classes supérieures volontaires des écoles secondaires de la ville, suivies de débats et de la publication d’articles par les jeunes, dans un journal édité spécialement pour la circonstance. C’est l’instituant. Enfin, vient le moment où le conseil d’administration du centre culturel, après avoir dans un premier temps réprimandé les organisateurs qui, selon lui, passaient trop de temps et d’énergie à cette activité secondaire au détriment du festival lui-même, perçoit tout le parti qu’il peut tirer de l’initiative et impose à son équipe de mener, en plus du festival classique, une sensibilisation au cinéma contemporain pour les lycéens, inspirée de l’expérience antérieure et menée de manière officielle, en concertation avec l’ensemble des établissements scolaires qui le programmeront d’office à leur agenda. Le conseil d’administration présente sa démarche comme un modèle qu’il met en avant lors de rencontres entre responsables de centres culturels. C’est le moment de l’institutionnalisation.

Qu’est-ce qui peut pousser un individu ou un groupe d’individus à vouloir ou à pouvoir contester un ordre établi ?

Plusieurs notions nous permettent d’éclairer cette question. Il s’agit de la transversalité, de l’imaginaire social, de l’aspiration et de l’attente.

La transversalité

La transversalité désigne le fait d’appartenir à d’autres groupes ou organisations que ceux dont on fait l’analyse. Le membre dispose ainsi d’autres références que celles en vigueur dans cette institution. Il en résulte un « conflit cognitif » ou culturel qui peut se traduire par une volonté d’y voir plus clair (comment fonctionne cette organisation, qui est apparemment si différente des autres auxquelles je participe ? qui y exerce le pouvoir réel et comment ?) et/ou par une volonté de modifier l’institué de cette organisation (je voudrais que cet établissement adopte un certain nombre de modes de fonctionnement que je vis ailleurs et que je trouve très bien).

L’imaginaire social

Chaque individu est porteur d’un imaginaire social. C’est aussi le cas de certains groupes d’individus partageant des caractéristiques communes. Le terme imaginaire social est utilisé pour évoquer les images qu’un individu, un groupe, une association etc. ont de l’idéal social qu’ils voudraient voir se réaliser. C’est le rêve de l’organisation sociale, de la société accomplie. Certains parlent même d’utopie créatrice, celle vers laquelle on tend, qui inspire l’action.

L’imaginaire inspire donc des demandes et des revendications. Il s’agit de discours explicites qui expriment clairement un souhait précis de changement. Il y a cependant un degré d’exigence différent entre ces deux attitudes. La revendication entend obtenir gain de cause et est prête à utiliser des moyens de pression pour cela. De son côté, la demande est plus respectueuse de l’ordre établi et compte sur la bonne volonté des autorités, qui sont plutôt perçues comme des alliés, pour voir la requête se réaliser.

Mais l’objet des transformations désirées n’est pas toujours explicite. L’analyse institutionnelle a forgé, pour appréhender ce désir, les concepts d’aspiration et d’attente.

L’aspiration

L’aspiration est une tension non consciente vers un état meilleur. Elle ne s’exprime donc pas de façon claire, surtout chez ceux qui sont peu familiarisés avec l’analyse et dont la maîtrise de la parole est faible. Les aspirations existent à travers leur traduction en actes, plus qu’elles ne sont formulées. De nombreux actes qualifiés de déviants peuvent être lus comme des « aspirations agies », comme la forme d’une impuissance à formuler positivement des attentes fortes.

L’attente

L’attente, quant à elle, est un espoir implicite, mal perçu, qui ne peut dire son nom. L’attente se situe au niveau latent, sans encore se traduire en acte.

Le moyen privilégié par l’analyse institutionnelle pour mettre à jour le pouvoir implicite est l’analyseur.

L’analyseur

Il s’agit d’un événement qui fait apparaître le non-dit de l’institution. Il oblige les forces et les intérêts en concurrence au sein d’une institution, et jusque-là occultées, à se révéler, à mettre bas les masques. C’est un incident qui fait scandale, qui oblige à ranger les discours de façade pour révéler les véritables intentions, les véritables points de vue sur la question, les véritables intérêts, les véritables alliances. Ainsi en est-il si un élève agresse un professeur (mise en évidence des différentes conceptions de l’autorité et de la discipline), ou si une somme d’argent a disparu de la caisse de l’association (émergence des méfiances enfouies, existant entre animateurs), ou si un parent crée un incident important en public (expression de la représentation du rôle et de la place des parents dans l’école). Ainsi en est-il encore si un groupe d’utilisateurs d’un centre culturel conteste radicalement le programme qui lui est proposé en début d’année et décide de le boycotter.

L’analyseur peut être « naturel » ou « construit ». L’analyseur naturel est celui qui survient dans la vie d’une organisation sans qu’il ait été provoqué à des fins d’analyse. L’analyseur construit est celui qui est mis en place pour provoquer volontairement un incident dont la tension forcera chacun à abattre ses cartes. C’est le cas de l’enseignant qui refuserait de participer avec sa classe à une activité programmée par la direction, parce qu’il conteste l’utilité et le bien-fondé de cette activité, ou parce qu’il refuse le droit à la direction de se mêler de pédagogie. C’est le cas du formateur qui refuse de procéder à l’évaluation de ses stagiaires, pourtant imposée par le pouvoir subsidiant.

Quel type de stratégie un individu ou un groupe au sein d’une organisation peut-il utiliser ?

L’analyse institutionnelle parle de modes d’action et en identifie trois types.

Le mode d’action institutionnel

Le mode d’action institutionnel est celui qui utilise les possibilités offertes par l’organisation. C’est celui qui s’exerce à travers les instances mises en place par les règles de l’organisation (même s’il s’appuie parfois sur les articles réglementaires généralement méconnus ou laissés dans l’ombre). C’est l’action légale qui se situe dans le cadre de l’institué. Citons, par exemple, l’action syndicale à travers le conseil d’entreprise, la discussion au sein d’un conseil d’école, une pétition. Les procédures judiciaires en général relèvent de ce mode d’action.

Le mode d’action anti-institutionnel

Le mode d’action anti-institutionnel caractérise les actions menées frontalement contre l’institution et ses lois de fonctionnement : ces dernières sont refusées. Citons, par exemple, les différentes formes de boycottage, le refus explicite d’appliquer certaines décisions, etc.

Le mode d’action contre-institutionnel

Le mode d’action contre-institutionnel qualifie les actions menées à côté de l’institué : ce sont les pratiques alternatives au sein même de l’organisation. Citons, par exemple, l’utilisation d’un système d’évaluation alternatif, différent de celui employé officiellement dans l’organisation ; un travail d’équipe, non prévu par la direction, en vue de mettre en place des activités communes à plusieurs formateurs autour d’un projet qui n’aurait pas véritablement l’assentiment direct de la direction, etc.

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