I. Diabolisation du modèle de l’entreprise ou quand deux logiques se télescopent !
La philosophie du monde économique entrepreneurial dont le monde de l’éducation a hérité depuis plusieurs années présente un discours souvent mal entendu par les acteurs du monde de l’éducation permanente. Ce milieu envisage, non sans réticence, l’entreprise comme une ingérence du modèle économique dans le monde de la formation. Cette réticence provient notamment de l’impression que le discours économique sur la formation ne serait finalement que l’adaptation instrumentalisée d’un discours économique au monde de la formation. Or, les objectifs d’un cours, d’une formation ne sont pas du même niveau que les objectifs de l’entreprise du coin, fusse-t-elle citoyenne ! L’enseignement pour sa part se plait à rappeler son décret « missions » qui lui impose notamment de former un citoyen critique. De plus, dans l’analyse au premier degré du discours économique sur la formation, celui-ci module les dimensions individuelles et collectives, liant la réussite de tous à la réussite de chacun, individualisant ainsi la responsabilité des acteurs par rapport à ce qui se passe dans l’entreprise. Il s’exerce dans l’entreprise une pression sociétale (en corrélation avec le phénomène grandissant du chômage) sur l’individuation de la mise en projet du travailleur qui peut aller jusqu’à une opposition avec l’aspect collectif du projet de la société dans son ensemble. Le discours managérial qui tend à fixer les normes en termes de compétences inquiète certains formateurs qui craignent l’exclusion des personnes en difficulté où chacun se retrouve solitaire face au profil de compétences déterminés par l’entreprise. Ces personnes deviendraient alors hors normes par rapport au « super ouvrier » fictif, celui qui maîtrise l’ensemble des compétences requises pour la pratique du métier. Le travail du formateur en général et surtout dans les milieux difficiles (écoles à Discrimination positive, Aide en Milieu Ouvert,…), est plus consensuel car il se centre sur la réussite de tous. L’entreprise, quant à elle, préconise le meilleur pour chacun et en cas de non adéquation à cette norme de qualité, prévoit l’exclusion de l’individu ne répondant pas au profil désiré.
Si la réussite scolaire ou d’une formation passe par la maîtrise de cette totalité de compétences pour œuvrer efficacement dans un métier, la peur de ne pas toutes les acquérir au terme du temps de formation imparti, altèrera le choix d’un projet personnel ou d’une formation. La réussite ne s’envisagerait – elle pas par l’absence d’un projet personnel futur trop précis ou alors imposé par l’entreprise mais plutôt par une solide motivation de faire ce que l’on aime, maintenant, dans l’immédiat, sans se poser directement la question contraignante du choix d’un métier ? Cette vision des choses préconise une formation plus généraliste (enseignement de transition) plutôt qu’une formation qualifiante, favorisant les « écoles générales » au détriment des formations techniques.
Des résistances, cependant, s’installent, contre la pénétration du modèle économique de l’entreprise dans le milieu scolaire. Ce refus se matérialise par la mise en place de modèles alternatifs de pédagogie, trustant la Pédagogie émancipatrice au modèle de la réussite individuelle, privilégiant le collectif face à l’individualisme et rejoignant ainsi les principes mis en avant par l’ASBL Le Grain et sa « mouvance » depuis plusieurs années (première édition du « Défi Pédagogique » – Construire une pédagogie populaire, une pédagogie de la libération en 1977).
II. Ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain !
Mais, tout n’est pas à jeter, loin de là ! Évitons toute approche manichéenne où tout serait bon d’un côté et tout à rejeter de l’autre. Il est capital de nuancer tout cela et d’être de la plus grande prudence pour ne pas jeter l’enfant avec l’eau du bain. Le modèle d’entreprise s’introduit dans nombre de dispositifs et d’institutions de la formation et de l’éducation permanente. Les « entreprises » d’éducation permanente se sont développées pour devenir pour certaines de véritables « usines » d’éducation. Pensons par exemple aux ASBL d’éducation et de formation associées aux mutuelles, aux ASBL de formation proches de la Croix Rouge,… Dans le cas de ces entreprises de formation, le modèle économique fait loi avec certaines caractéristiques telles que la déshumanisation, le manque de communication interpersonnelle, l’absence d’affectif au sein des relations professionnelles contraintes à la rentabilité à tout va. Mais ce modèle a aussi le mérite de proposer une porte d’entrée organisationnelle et structurée facilitant la gestion des finances, le développement et l’intensification de la formation et de l’accompagnement (le « coaching » par exemple, peut améliorer compétence et efficacité et promulguer la qualité totale au sein du monde de l’éducation permanente, de l’éducation d’adultes et de la formation scolaire). Toujours est-il qu’une question lancinante, déjà posée plus haut, reste centrale par rapport à notre problématique : quelle place accorder au sujet-acteur de son projet et notamment de son projet individuel ?
III. Et le développement personnel ?
Y aurait-t-il une possible adéquation entre les institutions qui tentent de s’approprier le mode de fonctionnement et d’évaluation des entreprises et la mise en œuvre même d’un projet personnel ? L’une comme l’autre de ces institutions (formation et production) cherchent la normalisation du travail et du fonctionnement en développant le concept clé de la rentabilité. Dans ce domaine,nous savons que si un projet échoue, il peut être instructif d’en connaître le pourquoi et, pour peu qu’il soit retravaillé avec les acteurs, devenir alors source d’apprentissage. Une source d’émancipation n’est-elle pas d’apprendre de ses propres difficultés, tirer les « enseignements » de ses échecs pour autant que ces situations soient répertoriées, systématisées et restructurées en vue de l’avenir ? Reconstruire à partir de l’échec compris est le plus sûr moyen de grandir !Faut-il rappeler le rôle essentiel de l’échec en pédagogie, qui postule qu’échec d’un projet ne rime pas avec échec de l’apprentissage ? Si cela semble être une évidence vécue positivement dans le domaine de la formation (du moins, « on » s’y emploie), l’échec est très souvent mal vécu dans le domaine de l’entreprise. Sans travail de reconstruction, l’échec ou le non-aboutissement d’un projet est source de dépréciation au sein des différents champs de l’entreprise (que ce soit le financier, celui de la productivité et du savoir-faire). Cette notion est peut-être la clé de voûte des difficultés de transfert des principes d’un monde dans l’autre. Les objectifs sont en effet différents. Pour l’entreprise, il s’agit d’améliorer la production, la rentabilité, affiner son produit, développer son marché, trouver de nouvelles niches, attaquer d’autres marchés pour renforcer la compétitivité, pour le secteur de la formation à finalité sociale, le développement de chacun, l’autonomie de tous sont des priorités incontournables, bien au-delà d’une rentabilité économique. Même dans les Entreprises de Formation par le Travail (EFT), le rapport à l’argent est différent et bénéfices, parts de marché, rentabilité ne sont pas les maîtres mots : faire grandir l’être humain est prioritaire à l’économique. Dans un modèle, on ne parle que d’efficacité et de productivité et pas assez d’équité, dans l’autre, peut-être trop de social et pas assez de financier. Dans l’un, on prend en compte les différentes facettes de l’être humain, dans l’autre, seul le rapport à l’argent est prédominant.
IV. Où va-t-on ?
La formation et l’éducation permanente doivent-elles, pour se saisir du futur, passer par la norme de l’entreprise ou résister ? Et comment traiter cette résistance par rapport à l’humain ? Comment se positionner par rapport au vocabulaire dominant et si on s’y adapte, change-t-on les valeurs – là où les mots ne sont jamais innocents ? Nombre de participants au débat conviennent, à juste titre, que le monde de l’associatif et de la formation a bien changé. On est passé du groupe restreint et presque discret de copains à des entreprises aujourd’hui bien organisées de 40 personnes et plus. Mais le changement est perceptible également dans le domaine de l’entreprise, où, s’il y a quelques années encore, la place de l’individu n’était abordée que par rapport à sa rentabilité, le travail en équipe a aujourd’hui pris toute son importance dans un contexte de plus en plus humanisé. De même, les entreprises dites non marchandes affichent clairement leur souci d’efficacité et utilisent des outils de gestion et d’analyse propres à des préoccupations de rentabilité. Ces modifications structurelles évidentes dans chacun des deux pôles transparaissent dorénavant à travers lois et décrets. Pensons aux obligations de toutes les ASBL du point de vue comptabilité mais également des obligations des travailleurs par rapport à l’hygiène, la sécurité et même la formation dans les entreprises. Dans l’entreprise associative, l’augmentation du nombre de travailleurs amène à envisager obligatoirement un autre modèle managérial. Le secteur marchand pour sa part se targue aussi d’importer des modèles venus d’ailleurs. Cependant, il ressort de nos débats que la copie intégrale du modèle marchand n’est pas ou peu souhaitable. Les entreprises non marchandes doivent, si elles ne veulent pas se faire piéger par l’économique, tirer au clair leurs finalités et objectifs afin d’éviter des glissements et confusions. Et ce afin d’éviter de « trahir » les valeurs essentielles et fondamentales pour lesquelles elles ont été créées, en confondant objectifs visés et instruments de gestion. Les types d’institutions avec une idéologie forte (comme la formation), traduite en modèles d’action clairs (le monde de l’école, des entreprises qui existent avec des finalités très précises d’enseignement, les cours, les professeurs, les subventions) sont souvent tentées de progresser vers ces objectifs. Ces pôles de formation peuvent se permettre plus facilement d’entendre le discours de l’entreprise et avoir la tentation de l’employer (dans les écoles, les conseils d’entreprise, les rapports de performance de l’école,…) car l’emploi de ce langage et de cette culture économique procure chez certains le sentiment de sécurité, d’efficacité au service de l’idéologie ou de simple progression qu’ils recherchent. Mais la prudence doit rester de rigueur. Ces entreprises « culturelles » peuvent aussi tenir ce discours d’efficacité tout en agissant à son encontre de manière détournée, sous prétexte que tout ce qui touche à l’humain ne saurait jamais se traduire complètement en équations, fussent-elles économiques. Le développement du potentiel de chacun échappe aux lois économiques souvent trop cartésiennes dans ces cas de figure. Mais le contexte actuel nous oblige à constater que dans le langage économique, malgré les véhémentes protestations de ceux qui se disent mieux pensants et agissants que les autres, l’humain se résume souvent à un prêt à jeter. Si tel était le cas dans les entreprises de formation permanente, ce serait évidemment passer outre leurs finalités premières. Soyons attentifs, donc, à ce qui peut être un double langage entrepreneurial : tant que tout va bien, l’entreprise culturelle peut tenir son discours d’émancipation, de développement, d’accomplissement de soi, etc. Mais si la situation vient à se dégrader , l’être humain devient ici aussi prêt à jeter. A ce moment, seule la loi (économique, juridique,…) aura cours et l’entreprise se séparera de « précieux » collaborateurs parce que, par leur présence et leur action, ils ne permettrent plus d’atteindre les objectifs visés.
Le parallélisme avec le monde économique peut encore aller plus loin. La notion de client a envahi les écoles, les entreprises de formation, les ASBL d’éducation permanente. Et la pression de ceux-ci se marquent de plus en plus. Le « client » exige aussi un service efficace. Résister à ces pressions ce serait risquer de condamner l’institution puisque la demande vient « des clients ». Une telle école par exemple travaillera pour tels élèves venant de tel milieu, celle-la préparera ses jeunes pour accéder à telle ou telle entreprise ! La pression est dès lors très forte dans un cas comme dans l’autre, de produire des jeunes avec un profil d’un certain type bien défini. A cette soumission au monde du « client », vient s’ajouter la pression financière. Les subsides de la Communauté et les aides du monde privé font aussi des commandent aux entreprises de formation et d’éducation. Si le monde de la formation ne répond pas aux espoirs, voire aux exigences de ses clients, la mentalité actuelle, issue du monde économique, est de dire : « remboursez moi, il y a erreur sur la production, elle ne répond pas à ma demande ». Cette attitude d’instrumentalisation de la formation risque de se développer de plus en plus et, si l’on n’y prend garde, engendrera des effets pervers comme, par exemple, travailler pour les meilleurs, répondre aux exigences de qualité voulues par les parents et décideurs. Répondre aux demandes de main d’œuvre, déjà performantes, des entreprises, faire des cerveaux bien pleins, répondre aux normes pointues exigées par les uns et par les autres amèneront, et c’est déjà le cas maintenant, à laisser les plus démunis financièrement, les plus fragiles intellectuellement sur le carreau et ne prendre que la « crème de la crème » en créant au besoin « S.A.S. », Discrimination positive, AMO, etc.
V. Où aller ?
Force est de l’admettre, le modèle économique s’étend chaque jour un peu plus dans notre société. Cette évolution vers un modèle néo-libéral n’est qu’une des facettes de l’évolution que subit notre société actuellement et il parait difficile de lutter contre. Mais plutôt que de l’envisager comme une fatalité ou une invasion dans le secteur de la formation, ne vaudrait-il pas mieux voir cette évolution sous un autre angle ? La meilleure façon d’aborder l’avenir de l’éducation permanente est probablement de faire preuve de discernement et de s’inspirer de certains outils que nous propose le monde de l’entreprise afin de mieux relever les défis auxquels la formation se voit confrontée. Il conviendra bien entendu de ne pas céder à une logique purement marchande et pour ce faire le meilleur moyen n’est-t-il pas l’utilisation de pédagogies adaptées aux valeurs que nous voulons défendre ?
Ainsi le développement de démarches différentes et adéquates à ce que nous voulons promouvoir pourrait être une alternative intéressante au conditionnement de l’individu induit par le monde économique.
Cette alternative du choix d’une pédagogie plutôt qu’une autre constitue-t-elle peut-être la zone de liberté et d’autonomie des institutions de formation qui les distinguent de l’entreprise.
Mais n’est-ce pas dans la confrontation et la remise en question constante que se révèlera l’avenir et ce pour quoi les entreprises d’éducation permanente et de formation ont été « imaginées » ?