Le plaisir de lire et l’exclusion sociale …

[1]« Pour toute une série d’enfants, d’adolescents et d’adultes, l’apprentissage de la lecture est aujourd’hui perçu dans un système qui ne le valorise pas au plan de la construction identitaire…bien au contraire. Dès lors, notre argumentation sur l’utilité de la lecture ne touche guère aux ressorts de la personnalité. La justification sociale du lire ne suffit pas à en faire entendre l’importance. » in Philippe Meirieu « Illettrisme et exclusion »[2].

1. « Chantier » et l’exclusion sociale

Depuis sa création en 1984, il y a 25 ans déjà, l’objet social de l’ASBL « Chantier » est la lutte contre l’exclusion sociale. En proposant à des jeunes adultes, exclus de l’emploi, un parcours de formation professionnelle et de qualification et en accompagnant cette formation « technique » par un encadrement psycho-social, « Chantier » a fait œuvre de pionnier avec quelques autres associations de Wallonie.

Avec la collaboration de ces associations, un statut a pu être mis en place par les pouvoirs publics. Cette reconnaissance permet de subsidier cette tâche d’utilité publique : ce fut les entreprises d’apprentissage professionnel (E.A.P.) d’abord, les entreprises de formation par le travail (E.F.T.), actuellement.

Il faut bien reconnaître que cette mission de qualification et de formation sociale et professionnelle est une mission « curative ». C’est une mission de « rattrapage » et de « repêchage » social. C’est parce que d’autres institutions sociales ont échoué dans leur mission de base que des jeunes adultes aboutissent chez nous. Si les associations, comme la nôtre, ont autant de travail, c’est parce qu’à l’aune de leur vie d’adulte, nos stagiaires n’ont ni diplôme ni qualification professionnelle. Parfois, ils savent à peine lire et/ou écrire. Pourquoi en est-on arrivé là ? Que s’est-il donc passé ?

2. La faillite de l’école

Il faut bien reconnaître que dans nos sociétés développées, où la scolarité est obligatoire jusqu’à 18 ans, il y a une part significative de jeunes élèves – environ 10% – qui décrochent totalement de l’école.

L’école, à savoir essentiellement les enseignants, ne sont généralement pas préparés à travailler avec des enfants issus de milieux pauvres, socio-culturellement défavorisés. Il n’est pas question ici de mettre en cause le professionnalisme et la bonne volonté de la majorité des enseignants. Il est question d’exercer un regard critique sur l’évolution de notre société et de prendre conscience que, dans son organisation, l’école est particulièrement défaillante par rapport aux enfants issus des milieux pauvres.

En effet, les enseignants ne sont pas toujours formés pour rencontrer des enfants différents du fait de leur appartenance à un milieu social et familial précaire.

Ainsi, l’école se révèle malheureusement inapte à rompre le cercle vicieux de la reproduction de la pauvreté de génération en génération. Toutes les études statistiques et sociologiques réalisées à ce sujet montrent, au contraire, que l’école accentue les inégalités entre les enfants. Ceux qui entrent à l’école maternelle en étant favorisés culturellement grâce à leur milieu familial, en sortent avec un diplôme ou une qualification. Ceux qui y entrent en étant défavorisés culturellement en sortent sans diplôme ni qualification professionnelle.

A l’égard des pauvres, l’école est totalement contre performante.

Or nous sommes persuadés qu’elle pourrait toutefois contribuer massivement à la lutte contre l’exclusion sociale si une véritable politique de sensibilisation, de formation et d’accompagnement des enseignants à la lutte contre la pauvreté était mise en place. L’objectif de cette note n’étant pas de proposer des réformes dans la politique scolaire, je ne m’étendrai pas sur cet aspect de notre politique sociale.

Le lecteur intéressé par cette question peut se référer aux publications suivantes : le livre « Mieux comprendre l’exclusion sociale » paru aux Éditions L’Harmattan à Paris et l’article – interview « Enseignants : quelle sensibilisation à l’exclusion sociale » paru chez « Vivre ensemble éducation »[3] où cette question est largement abordée.

3. Les causes de l’échec

Mais pourquoi certains réussissent-ils à l’école et pourquoi d’autres échouent-ils ?

Il n’est pas possible de répondre à une telle question dans le cadre de cette note. Le lecteur intéressé pourra approfondir l’analyse en lisant notamment la première analyse scientifique et systématique de la question dans un livre célèbre : « L’échec scolaire n’est pas une fatalité » par le C.R.E.S.A.S. (Éditions Sociales Françaises, Paris, 1982).

Pour faire court, constatons :

  • que l’enfant issu d’un milieu pauvre baigne dans un climat culturel très différent de celui de l’école ; l’école, c’est vraiment « un autre monde » ;
  • que dès l’école maternelle, l’enfant pauvre ne comprend pas tout ce que l’institutrice explique aux enfants, qu’il développe progressivement et rapidement un complexe d’infériorité, une perte de confiance en soi ;
  • qu’il préfère se taire et laisser s’exprimer « ceux qui savent … » ;
  • qu’il va ainsi décrocher rapidement et entrer dans une spirale de l’échec dont il aura de plus en plus de difficultés à sortir ;
  • que son instituteur(trice), issu(e) d’un autre milieu culturel que lui, ne comprend pas pourquoi il ne comprend pas ;
  • que l’image que renvoie un tel enfant à son enseignant est une image négative, une image d’un professionnel qui ne parvient pas à réaliser correctement le travail pour lequel il est payé ;
  • qu’en effet l’instituteur(trice) connaît, en principe, le rôle de l’école maternelle : tenter de compenser les inégalités entre les enfants ;
  • que la pauvreté financière n’est pas la plus importante, la pauvreté culturelle est, elle, déterminante. Ainsi, d’autres différences culturelles au sein de la famille contribuent à la bonne insertion de l’enfant à l’école, comme :
  • la place que les parents accordent à l’enfant ;
  • le fait que l’on permet ou non à l’enfant de s’exprimer ;
  • le fait qu’on lui parle beaucoup ou peu ;
  • le fait d’une présence de livres à la maison ;
  • que le rôle de l’école maternelle serait donc plutôt d’aider chaque enfant à progresser dans les domaines où sa famille est défaillante, c’est-à-dire fréquemment le langage et sa pratique ;
  • qu’il arrive couramment que l’on propose aux parents de ces enfants de rejoindre l’enseignement spécial : « C’est pour le bien de l’enfant, là on aura plus de temps pour s’occuper de lui, les enfants sont moins nombreux par classe, 8 au lieu de 20 » ;
  • que ce retard scolaire va se cumuler progressivement d’année en année et va s’accentuer au fur à mesure du parcours primaire, puis secondaire ;
  • qu’après quinze voire vingt années de scolarité, ces enfants, devenus adultes, sortent du circuit scolaire sans diplôme ni qualification professionnelle et se retrouvent, notamment, dans les EFT ou OISP.

4. Une situation inéluctable ?

A « Chantier », lors de notre première expérience de formation au permis de conduire (examen théorique), fin 2007-début 2008, nous avons constaté que 75 % des stagiaires ont raté l’examen théorique. Ils avaient suivi 18 séances de 3 heures de formation chez nous : ils connaissaient le code de la route.

Après avoir rencontré les stagiaires en échec et essayé d’en diagnostiquer les raisons, nous avons constaté qu’ils étaient dus essentiellement à une mauvaise compréhension des questions d’examen. Bref, à une mauvaise maîtrise de la langue française.

Cette situation est-elle inéluctable ?

Nous ne le croyons pas.

A « Chantier », nous voulons avancer. Poser notre pierre à l’édifice de la lutte contre l’exclusion. Sans donner de l’argent aux exclus. Mais en partageant notre culture.

Nous avons constaté que nous n’avions pas les moyens financiers de développer avec notre personnel salarié actuel des formations individualisées en lecture et en écriture. Ce type d’apprentissage requiert un suivi individuel.

Nous avons fait le choix de recourir à des volontaires pour nous aider. Ils sont quatre aujourd’hui. C’est peu. Mais ce n’est qu’un début.

Nous voulons avancer parce que nous ne croyons pas que « tout se joue avant six ans » comme l’affirmait le Dr. Fitzhugh Dodson, médecin américain, après la guerre de 1945.

Non, les principaux apprentissages ne doivent pas nécessairement intervenir dans la petite enfance. Tout ce qu’on n’a pas appris avant six ans peut l’être ensuite.

Bien sûr, les enfants qui parlent chez eux une langue pauvre – quelques centaines de mots seulement – auront des obstacles supplémentaires à surmonter.

Mais depuis quelques années, la notion de « résilience » est apparue.

5. Tout peut se jouer aussi après six ans

La résilience est la capacité d’une personne à se développer, à se projeter dans l’avenir malgré la rencontre d’événements déstabilisants, de conditions de vie difficiles, de traumatismes parfois sévères. C’est la capacité à prendre acte de l’événement traumatique pour ne plus vivre dans l’exclusion.

Venue des U.S.A., cette notion a été développée en français par l’ethnologue Boris Cyrulnik[4]. Il a développé ce concept à partir de l’observation des survivants des camps de concentration nazis[5]. Il a ensuite travaillé avec des enfants roumains orphelins et des « enfants des rues » de Bolivie.

Les professionnels qui ont développé des recherches sur les traits communs des résilients ont constaté :

  • qu’une bonne relation du bébé à sa mère dans les tout premiers temps facilite la capacité à devenir résilient, c’est-à-dire la certitude d’avoir été aimé nous rend l’espoir de retrouver un autre être qui nous aimera à nouveau. En cas de coup dur, on garde confiance et on accepte plus facilement les mains tendues ;
  • que des personnes traumatisées, ayant vécu dans la misère, ayant subi toutes sortes de sévices ou humiliations, étant cataloguées comme « foutues » par leur environnement, parviennent non seulement à résister, à s’adapter, mais réussissent à se bâtir une vie dynamique et satisfaisante ;
  • que la plupart du temps, le déclic est dû à une rencontre, une relation humaine vécue très positivement avec une personne. On la dénomme « tuteur de résilience ».

Devant un tel enjeu, on se pose la question fondamentale : comment donner (ou redonner) le goût de la lecture aux enfants ? Comme lui faire acquérir le plaisir de lire à côté du développement des nouveaux médias : télévision, SMS, internet, blogs,… ?

6. L’enjeu : le développement de la lecture pour enfant

Ceux qui se sont attachés à répondre concrètement à cette question nous disent ceci :

    • « Il faut, avant tout apprentissage de la lecture, que l’enfant ait découvert qu’il est très agréable de se raconter des histoires. Il faut lui donner le goût d’en entendre, susciter chez lui le désir de savoir la suite, de prendre votre place et de découvrir la fin de l’histoire dans le livre que vous êtes en train de lui lire… » :
      • « Les adultes sont trop pressés. Ils veulent tout de suite enseigner. Il faut d’abord que l’enfant ait envie d’apprendre. Et cette envie est le signe qu’il est mûr pour le faire. A partir de ce moment, apprendre à lire est une chose excessivement simple… » ;
      • « Un autre savoir est important à acquérir à l’âge de l’école maternelle : à quoi sert l’écrit dans la société ? Car c’est cela qui motive l’enfant à lire : savoir à quoi cela va lui servir personnellement. En fait, cela lui permettra d’acquérir davantage de libertés : savoir lire un programme de TV permet de choisir tout seul, savoir lire un album évite de recourir à un adulte, savoir écrire offre la possibilité d’envoyer des courriels ou des lettres… Des chercheurs ont montré que les enfants qui ont compris les fonctions de l’écrit dans la société et les avantages qu’ils peuvent en tirer, apprennent très vite à lire et à écrire dès la première primaire. »[6] ;
      • « Il faut que l’enfant puisse avoir envie de lire. La plupart des gosses qui éprouvent des difficultés dans leur apprentissage de la lecture ont des problèmes familiaux graves et complexes. Les conditions de vie difficiles de leurs parents se transmettent comme par osmose à leurs enfants. Ils sont angoissés, vivent refermés dans leur monde. Ils n’ont pas la disponibilité d’esprit nécessaire pour se consacrer à une activité aussi abstraite que l’apprentissage de la lecture. Ils sont noués, bloqués… Car pour l’enfant, lire c’est devenir autonome par rapport à l’adulte. C’est se rapprocher du monde adulte. Et certains enfants n’ont pas envie de cette autonomie-là. ».
  • « Lire représente une expérience sociale : c’est découvrir les continents, mais aussi le passé, l’esclavage, le racisme, l’holocauste, les guerres et toutes les abominations qu’elles entraînent. Lire, c’est écouter la voix de ceux qui sont au chômage, de ceux atteints du sida, de ceux qui sont dépourvus de famille. Lire, c’est comprendre, s’indigner et tenter de déchiffrer ce qui se cache dans l’histoire de l’humanité. C’est penser, malaxer, approcher des situations, des sentiments, toute cette intériorité qui permet aux jeunes de mieux saisir ce qui se passe en eux, autour d’eux, loin d’eux. »[7]
  • Enfin, « selon des études réalisées à l’école maternelle, des chercheurs ont prouvé que l’apprentissage de la lecture se faisait plus aisément lorsque les élèves avaient fréquenté de nombreux albums. Non seulement la lecture leur a donné le désir de savoir lire, donc l’envie d’apprendre, mais ces lectures leur ont aussi apporté la possibilité d’imaginer. Grâce à ces récits qui ont développé leur imagination, ils savent mieux deviner un mot, émettre une hypothèse, énoncer du sens. Les enfants qui n’ont pas été sensibilisés aux histoires n’ont pas les mêmes facilités. Ce sont souvent ceux dont les familles n’achètent ni journaux, ni livres et qui n’ont aucune pratique de l’écrit. Ces enfants-là risquent d’accumuler les difficultés. C’est contre ces échecs que des associations, des enseignants et des municipalités luttent afin qu’à tous les petits, à la crèche et à l’école maternelle, de nombreux albums soient lus avec régularité. D’ailleurs, même lorsque l’enfant sait lire, il est souhaitable de continuer à lui dire des histoires, car il faut compter de une à trois années avant qu’il puisse lire avec une aisance totale, celle qui procure un réel plaisir ».[8]

7. Une triple raison pour une ASBL comme la nôtre…

C’est donc à la fois parce que notre ASBL forme des adultes dont la toute grande majorité ne maîtrise pas bien la lecture et l’écriture, mais aussi parce qu’elle organise des activités parascolaires avec des enfants de trois à douze ans et enfin, parce qu’elle dispose d’une crèche pour enfants de 0 à 3 ans qu’elle se doit de proposer dorénavant tout un panel d’activités d’animations et de formations autour de la lecture.

Pour les enfants de la crèche et des garderies extra-scolaires, nous sommes dans le préventif. Pour nos stagiaires, dans le curatif et dans le préventif. En effet, nos stagiaires sont en toute grande majorité des parents ou des futurs parents. Compléter leur formation par une sensibilisation et une formation à la lecture pour enfants contribue à éviter que leurs enfants ne reproduisent les difficultés qu’ils ont eux-mêmes connues. Il s’agit donc de sensibiliser, de former, d’aider les parents à développer des attitudes et des comportements qui aideront leurs enfants à acquérir le « plaisir de lire », gage d’une réussite scolaire.[9]

Références

[1] Pierre Moreau est travailleur social et pédagogique. Il a été animateur dans plusieurs mouvements d’éducation permanente et enseignant au département social et pédagogique de la Haute École Roi Baudouin à Mons et à Braine-le-Comte. Être passionné et passionnant, Pierre Moreau a écrit une longue étude sur l’exclusion. Elle a été éditée aux Éditions L’Harmattan (Paris) sous le titre : « Mieux comprendre l’exclusion sociale » et préfacée par Albert Jacquard. Le titre reflète particulièrement bien le contenu de ce livre. Actuellement, Pierre Moreau est administrateur d’une entreprise de formation par le travail « Chantier » dans la région de Charleroi.

[2] www.meirieu.com

[3] (www.entraide.be/index.php ?id=327)

[4] Voir ses livres : « Les vilains petits canards », éd. Odile Jacob, 2001, « Un merveilleux malheur », éd. Odile Jacob, 2002 et « Le murmure des fantômes », éd. Odile Jacob, 2005.

[5] Ses parents ont été gazés à Auschwitz.

[6] D’après « Le plaisir de lire expliqué aux parents », Christian Poslaniec, Éditions Retz, Paris, 2006, p 78. Tous les formateurs « petite enfance » de « Chantier » sont en train de lire ce livre qui a été mis à leur disposition.

[7] D’après « Qui lit petit lit toute sa vie » de Rolande Cause, Éditions Albin Michel, Paris, 2005, p.33.

[8] D’après « Qui lit petit lit toute sa vie » op cit. p.25.

[9] C’est le sens de notre action sur le « développement de la lecture pour enfants » : cf. extrait de notre rapport d’activités 2008 : « Chantier en 2009, projets, section 5 », p.53.

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