Introduction
Comment et à quelles conditions, la mise en écriture et la publication du récit peuvent-elles constituer un vecteur de réappropriation de leur histoire et de leur projet pour les auteures, et ainsi contribuer à une perspective émancipatrice, en particulier dans le contexte du genre ? Comment des femmes-auteures, arrivent-elles à exprimer des événements et des ressentis rarement ou jamais partagés auparavant par l’élaboration d’une écriture qui permet de les socialiser ? Et enfin en quoi cet échange social permet-il d’aboutir à la construction d’une identité narrative et à l’affirmation d’un sujet social ?
Pour dégager des pistes de réponses à ce vaste questionnement, je me suis appuyé sur l’entretien mené avec Irène Jacques, auteure d’un livre « Cantate à trois voix. Ma vie en questions », publié aux éditions Traces de vie[4]. La recherche que j’ai menée en tant que sociologue clinicienne à l’Université de Louvain-la-Neuve[1], m’a amenée à envisager l’articulation entre l’approche des histoires de vie en formation[2], l’écriture autobiographique et la question du genre. Elle porte sur les processus engendrés par l’écriture d’un récit de vie, tels que relatés lors des entretiens que j’ai menés avec six femmes auteures de récits publiés[3].
Il s’agit de penser le mouvement de formation de soi associé au processus d’expression de soi, en relation à l’histoire de l’écriture, en particulier littéraire, mais aussi à l’accès (tardif) des jeunes filles et des femmes à la lecture, à l’écriture et à la publication. Ce qui invite à repérer et interroger les enjeux et effets du travail réflexif sur son histoire de vie à travers le support de l’écriture ainsi qu’à travers la socialisation des récits par la publication et le livre, en relation avec l’avènement du « sujet » au féminin.
Les tables d’écriture en histoire de vie
Le récit d’Irène s’est construit pour une large part durant les trois cycles de base des tables d’écriture en Histoire de vie (« Racines de vie », « Ligne de vie »« et « Projets de vie ») que j’anime dans le cadre de l’Association Traces de vie[5]. Dans la mesure où cette forme d’animation dépasse celle de l’animation classique d’un atelier d’écriture puisqu’elle propose un travail d’élaboration sur l’histoire de vie relatée dans les textes, elle impose un cadre solide, assurant à la fois permissions et protections. Des règles de fonctionnement sont énoncées dans un contrat, garantissant confidentialité, écoute bienveillante, libre implication et questionnement solidaire.
On peut s’interroger sur la différence entre cette proposition d’écriture en histoire de vie et une offre thérapeutique. Elle nous semble relever clairement de la spécificité d’une offre et d’une demande qui portent sur un travail existentiel et non pas sur une demande de soins. Les limites fixées sont celles d’un travail sur des textes écrits, sans intrusion directe dans la vie des participants, ce qui n’exclut évidemment pas les effets thérapeutiques. Si la mise en forme littéraire et la publication du livre contribue à la réparation de quelque chose qui a été abîmé dans le cours de l’histoire de vie, cette fonction relève avant tout de la symbolisation, de l’élaboration créatrice et de la socialisation. Ses effets émancipatoires spécifiques proviennent précisément du fait que le processus s’inscrit dans le cadre d’une rencontre humaine (entre pairs) et non dans un cadre thérapeutique (entre professionnel et patient). S’il y a partage de moments douloureux rencontrés durant le parcours de vie, ils sont accueillis comme des occasions de partage social, replacés dans des cadres sociaux, historiques ou relationnels qui les insèrent dans l’appartenance à la condition humaine.
Vincent de Gaulejac souligne l’importance de maintenir et élargir l’offre de tels lieux d’écoute du récit hors du champ de la thérapie, ou des domaines réservés de la confession et de l’aveu (judiciaire)[6] « Pourquoi réduire l’espace dans lequel on peut se raconter à un espace thérapeutique ? »
Les trois voix d’Irène : passive, active et réfléchie
L’histoire d’Irène nous fait mieux saisir l’évolution du processus et ses composantes. Elle a été présidente d’un mouvement d’éducation permanente féminin, très présent en région rurale et elle reste très active dans divers groupes de parole ou d’écriture. Après avoir suivi les cycles « Racines de vie » et « Ligne de vie », elle s’inscrit à « Projets de vie » et annonce au cours de cette participation qu’elle souhaite écrire un livre sur son histoire de vie mais qu’elle a besoin d’un tiers qui lui pose des questions. Un participant du groupe se propose pour remplir ce rôle. Le dialogue entre les deux s’enclenche, en bonne partie par Internet, et le texte s’élabore. Quelques mois plus tard son livre paraît dans nos Éditions Traces de vie. Sans qu’il n’y paraisse, il s’agit de l’aboutissement d’un très long travail de maturation réalisé d’abord seule, puis dans le mouvement féminin, ensuite au cours des Tables d’écriture.
Le récit est découpé en trois parties qui correspondent à trois périodes de sa vie qu’Irène associe à trois voix :
– La voix passive correspond à l’enfance, l’adolescence et le début de la vie d’adulte, période ponctuée d’événements traumatiques : l’absence de son père, retenu prisonnier pendant la guerre, le retour et le décès précoce de ce père tant aimé ; l’interruption de sa scolarité pour travailler à la ferme ; son mariage, plusieurs naissances et la difficulté de relation avec un mari colérique ; l’isolement et le silence dans lesquels elle se mure et trouve refuge.
– La voix active apparaît dans la période de maturité qui suit le décès accidentel de son mari et sa renaissance-résilience en tant que sujet, notamment grâce aux formations en développement personnel et à son engagement dans des mouvements féminins d’éducation permanente.
– La voix réfléchie correspond à la découverte d’une écriture qui lui permet de mettre en lien et en sens les événements qui ont marqué sa vie, de l’enfance à la maturité. Elle développe ce travail de réflexivité en particulier au sein des Tables d’écriture.
Écrire ce qui n’a pu être dit
Suite à cette publication, et dans la perspective de ma recherche, nous convenons d’un entretien sur les motivations, la construction et les effets de ce travail d’écriture.
Irène s’exprime facilement sur le mode de l’oralité et a déjà participé à de nombreux groupes de développement personnel centrés sur la parole. Je lui demande pourquoi, dès lors, elle a choisi l’écriture pour partager son récit : Là j’ai dit clairement les choses, c’est la première fois. Je vois l’étonnement des gens. Un copain m’écrit : Je croyais que je te connaissais et je découvre que tu as vécu tout cela et tu ne nous a jamais rien dit. Comment est-ce que je n’ai pas vu que tu étais mal ? Et j’ai répondu : Je faisais semblant que tout allait bien ! Car si… car si j’avais dit la vérité, je savais qu’on allait me dire : Mais pourquoi tu restes là dedans ?
Elle précise : La différence entre l’écrit et l’oral, c’est que tu n’es pas interrompu. Sinon quand tu commences une histoire, on t’arrête avec des commentaires(…). Ou avec des conseils ! Tandis que quand j’écrivais, personne n’intervenait. Mais ce recours à l’écriture va prendre différentes formes :
- Premier déclic : celui de l’écriture solitaire. Je pense que la toute première fois que j’ai eu envie d’écrire, c’était quand je me sentais mal dans ma peau. Vraiment. J’écrivais, j’écrivais. J’ai rempli des cahiers. J’écrivais mais pas avec l’idée de faire un livre. J’ai même écrit des pages que je jetais au feu… Cela correspond à la période qu’elle qualifie de voix passive.
- Deuxième déclic : la mise en lien et en intrigue des événements et le désir de déposer, qui laisse monter la voix active. J’ai suivi des formations et je me suis rendu compte que la manière dont j’avais vécu dans mon couple était liée à ce que j’avais vécu dans mon enfance. Je me suis dit : je traîne ce truc-là depuis toujours. Le deuil de mon père.(…), l’arrêt de ma scolarité.
- Troisième déclic : celui de la voix réfléchie. A partir de là, j’ai fait la relation. Et j’ai eu envie d’écrire. C’est alors que les Tables d’écriture m’ont permis de sérier les choses.(…) Et m’est venue l’idée de déposer. C’est vraiment le besoin… de déposer. Je ne suis pas une femme écrasée. C’est vrai, ce n’est pas moi qui étais triste, c’était l’ambiance.
Irène tisse des liens entre les différents événements, ce qui lui permet de prendre conscience qu’elle n’est pas « une femme écrasée » mais qu’une partie de sa vitalité a été écrasée par les événements historiques, sociaux et familiaux (la guerre, la maladie du père, l’empêchement de la scolarité, l’absence d’autonomie économique…). Cette nouvelle clé de compréhension lui permet de reprendre sa place de sujet. D’où résulte le projet possible : écrire un livre, l’éditer et le donner en lecture à un public plus large. Projet qui lui permettra aussi une affirmation de sujet créatif, auteur et acteur de sa vie.
Le livre publié reçoit un très bel accueil. Voici ce qu’en dit Irène, quelques semaines après sa sortie : je suis fière d’y être arrivée. Quelqu’un qui travaille dans un mouvement d’éducation permanente m’a dit : tu sais, il y a des gens qui ont vécu des trucs durs et qui ne savent pas le dire. Et c’est pour cela que je vais utiliser ton livre. Pour ce qui est des retours sur la mise en forme du récit, sur l’écriture, ils confortent Irène dans sa capacité d’écrire et son statut d’auteure, malgré la blessure de sa scolarité interrompue : Des copains écrivains m’ont dit : tu as une belle écriture. De leur part, cela m’a touchée. Elle est fière d’être arrivée à trouver un ton juste et de dire des choses graves et dures, sans animosité. Les conséquences en terme identitaire pour Irène sont importantes : ce qui, à l’origine, était objet de honte et de culpabilité se transforme en un témoignage apprécié, source de « partage social » et de solidarité active. Et par conséquent de reconnaissance sociale et d’estime de soi.
Un tissage du sujet au féminin
Le processus aboutit ainsi à faire se rejoindre l’enjeu existentiel et l’enjeu relationnel qui apparaissent en étroite connexion. « En travaillant sur l’élaboration par l’écriture de l’histoire de vie, il apparaît que ce travail rejoint la pratique du tissage, faisant passer les fils de trame horizontaux (sociaux) au travers des fils de chaînes verticaux (généalogiques) pour constituer un tissu dont le motif sera lié à l’habileté et l’inspiration de l’artisan (l’individu sujet de son histoire vie). L’écriture apparaît dès lors comme transcription symbolique, par l’entremise des signes de la langue, de cet entrelacement de l’individuel et du collectif sur le métier (les feuilles du livre) où se tisse une histoire de vie »[7]. Lorsque l’on sait combien l’apprentissage de l’écriture par les petites filles et les femmes a été et reste encore d’accès difficile dans l’Histoire et dans le monde, on mesure tout l’enjeu d’émancipation au féminin qu’il supporte. On mesure aussi combien derrière cet interdit d’accès à la symbolisation, se dissimule un interdit à « oser (se) penser », et par là même à « pouvoir se panser », enjeu d’un pouvoir de domination au masculin.
Face à la permission (à conquérir) de s’écrire au féminin, nous sommes en présence d’une demande de confirmation de la légitimité d’exister en tant que « sujet humain » : Je « m’ » écris, donc je suis. En ce sens, l’écriture du récit devrait s’adresser et s’offrir à tous les publics. Des expériences ont d’ailleurs été réalisées avec des femmes du quart monde[8], en dépit de leur illettrisme, les récits étant retranscrits par des scripteurs(euses) avant d’être restitués à leurs auteures. Ces expériences ont montré la force de l’estime de soi reconquise à travers ce processus.
Références
[1] Sous l’impulsion des professeurs Michel Legrand, auteur du livre L’approche biographique (Desclée de Brouwer, 1993) et Philippe Lekeuche, en Faculté de psychologie et de Sciences de l’éducation de l’UCL.
[3] Cette recherche a été publiée en 2009, aux éditions L’Harmattan, sous le titre Des femmes « s »’écrivent. Enjeux d’une identité narrative, dans la collection « Histoire de vie et formation » dirigée par Gaston Pineau.
[4] Éditions Traces de vie (51 Rue de Saint Hubert à 6927 Tellin) – voir site : www.traces-de-vie.net
[5] Traces de vie est une Association installée à Tellin (en province de Luxembourg, Belgique) depuis 2004, dans le cadre de laquelle j’organise et anime des Tables d’écriture en Histoire de vie. Les Editions Traces de vie y proposent des ouvrages centrés sur le récit, l’autobiographie, la mémoire collective.
[6] Vincent de Gaulejac, « La construction du sujet au croisement des approches sociologiques », dans Récits de vie et sociologie clinique, sous la direction de Lucie Mercier et Jacques Rhéaume, Laval, Les Presses de l’Université de Laval, collection Culture et Société, 2007, p. 46.
[7] Annemarie Trekker, Les mots pour s’écrire, tissage de sens et de lien, Paris, L’Harmattan, 2006.
[8] Danielle Wacquez et Geneviève Hardy, Au Pivot, le récit antidote de la honte, dans « Récit de vie. Des pratiques qui se racontent, Réseau belge francophone des praticiens en histoire de vie, Traces de vie, 2009
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