L’emprise culturelle de l’entreprise sur les champs de la formation et de l’éducation

Ce texte est la retranscription de l’exposé fait par Bernard Fusulier1 à la journée d’étude du 19 octobre 2005, organisée par Le Grain, sur le thème Le projet individuel et collectif dans la formation sociale et professionnelle.

Mon propos sera assez général. Il vise à stimuler chez vous des réflexions, des constatations, des accords ou des désaccords, à vous permettre un retour sur votre expérience, une relecture de votre pratique. Il semble que le public présent ici soit assez diversifié. Un grand nombre d’entre vous viennent de l’éducation permanente, certains de la formation continue et peut être aussi quelques enseignants, mais ils sont minoritaires, je crois.

L’éducation et la formation sous influence

Je vais vous proposer la grille de lecture qui m’aide à comprendre ou à tout le moins à interpréter les transformations de la manière de concevoir la formation, l’éducation, l’enseignement2.

Ces transformations sont marquées par une tendance à l’instrumentalisation de la formation et de l’enseignement au service de l’économie. Ainsi, quand on parle de formation, on entend de plus en plus formation professionnelle. L’enseignement lui-même doit se rapprocher du monde professionnel. Il y a derrière cette tendance une forme d’économicisme autour du capital humain. La notion de capital humain n’est pas neuve. Elle repose sur le principe qu’il faut investir dans les compétences des travailleurs pour assurer un meilleur positionnement compétitif, la compétitivité étant, vous le savez, le critère qui doit dorénavant guider notre vie à tous ainsi que la société elle-même. C’est une boutade bien sûr, quoi que3 !

L’entreprise comme objet d’étude

Certes, il peut être tentant d’aborder la question sous l’angle de la marchandisation de la formation et de l’éducation. Les logiques à l’œuvre me paraissent néanmoins plus subtiles. Je rentre ainsi dans ce débat par un prisme particulier qui accorde une place centrale à l’entreprise. En effet, au départ de la réflexion, je pars de la proposition que l’entreprise n’est plus un simple agent économique ni une simple organisation mais elle est devenue quelque chose de beaucoup plus large, une institution qui rayonne sur les autres institutions. Ce rayonnement serait d’autant plus important que les autres institutions sont en crise. Autrement dit, je pose l’hypothèse que l’entreprise devient un référentiel pour les autre espaces sociaux.

Remarquons que dans la réflexion sociologique, longtemps, l’entreprise comme telle a été ignorée. Il y avait une longue tradition de sociologie du travail qui étudiait la question du rapport capital/travail, de la lutte des classes, de l’impact de l’évolution technologique, de la qualification du travail et des travailleurs, etc. Un autre grand champ sociologique, celui de la sociologie des organisations, se représentait de son côté l’entreprise comme une organisation parmi d’autres (hôpital, établissement scolaire, organisme d’éducation permanente…). Par conséquent, l’entreprise n’était pas un objet spécifique de l’analyse sociologique.

Dans les années ’80 et ’90, une série de sociologues français4 ont commencé à construire l’entreprise comme objet d’analyse pertinent, créant un nouveau courant de pensée qui est devenu la sociologie de l’entreprise qui se déploie, certes encore sur un mode mineur, à côté de la sociologie des organisations et de la sociologie du travail. Au centre de leurs préoccupations se situe l’entreprise en tant que telle.

En même temps, nous assistions à des transformations sociales et une évolution de l’image de l’entreprise. Jadis objet de soupçons, l’entreprise devenait un objet de valorisation, de même que ceux qui la dirigeaient à savoir ces « grands patrons » médiatisés. Ceux-ci apparaissaient souvent comme les sauveurs de l’économie. Pensons aux années Tapie ou à l’arrivée de Jean Gandois à la tête de Cockerill Sambre.

L’entreprise comme référence

Au plan sociologique, l’entreprise n’est donc plus conçue, disais-je, comme un simple agent économique, ni comme une simple organisation, mais devient un lieu où se construisent des rapports humains spécifiques, un lieu de socialisation producteur d’identité. Mais aussi un lieu où s’élaborent des connaissances, des terminologies, des méthodologies. Pensons à la logique de la qualité ou à la logique de la compétence qui proviennent du monde de l’entreprise et qui sont notamment diffusées jusque dans les administrations communales et les établissements scolaires.

Avec un certain décalage temporel, l’entreprise, ses pratiques et ses discours deviennent une référence pour les institutions traditionnelles (école, famille, état, etc.) d’autant plus, je le répète, qu’elles connaissent un certain effritement. C’est pourquoi je parlerai de référentiel institutionnel de l’entreprise5.

Les caractéristiques de la nouvelle entreprise

Notre monde est marqué par la complexité et la globalisation et connaît l’innovation permanente. L’individu devient l’unité de référence mais il est contraint de faire preuve de flexibilité, de capacité d’adaptation rapide, etc. Devant cette réalité, l’entreprise est présentée comme l’instance la plus adaptée, celle qui a trouvé la manière d’être dans le mouvement. Elle est, en quelque sorte, la figure qui s’oppose aux grands ies et aux grands ismes antérieurs : inertie, bureaucratie, paternalisme, favoritisme, clientélisme, etc. L’entreprise, entendue comme la nouvelle entreprise, l’entreprise contemporaine, est celle qui se dégage de l’entreprise bureaucratique et de ses effets pervers. C’est cette nouvelle entreprise qui sert de fondement au nouveau référentiel culturel des institutions.

Remarquons qu’il n’en a pas toujours été ainsi et que l’influence a jadis joué dans l’autre sens. Le mode de fonctionnement de l’entreprise a longtemps été inspiré par la famille, à travers le modèle du paternalisme. L’État et son fonctionnement bureaucratique ont également inspiré la conception de l’organisation des départements administratifs des grands ensembles industriels. Aujourd’hui, la nouvelle entreprise s’autonomise culturellement et diffuse un modèle d’entreprise qualifiée de réactive, créative, participative et même de responsable et citoyenne.

L’entreprise a réalisé sur le plan culturel, une espèce de révolution copernicienne. Avec Benjamin Coriat6, nous pourrions dire qu’elle vise à penser à l’envers. Le mouvement dominant, dans l’ancienne entreprise, allait de la production vers le marché : on produisait, puis on écoulait. Maintenant, il faut penser autrement : du marché vers la production. Dans cette transposition, la figure du client devient centrale : tout devient une relation client/fournisseur, le client étant l’alpha et l’oméga de l’activité de production.

Dans la lutte pour la compétitivité, la baisse des prix est importante mais aussi la qualité. Jamais le souci de la qualité n’a été aussi grand. Qualité totale, dit-on mais aussi diversification des activités et des gammes de produits offerts.

Dans cette nouvelle configuration de l’entreprise, l’individu est perçu différemment. Le travailleur n’est plus considéré comme une force de travail interchangeable, devant être encadré, traité avec autorité, sanctionné ou récompensé, mais devient une personne, un collaborateur, qui doit mobiliser ses capacités d’initiative, d’autonomie, de créativité, de responsabilité, par une mise en projet personnel articulée au projet collectif de l’entreprise. Il faut donc développer chez lui ses potentialités. Il faut aussi coordonner les qualités spécifiques de chacun en vue d’atteindre un maximum d’efficacité. Dans cette derrière vision des choses, c’est d’une autre conception de la nature humaine dont-il s’agit.

Cette nouvelle conception est déjà à l’œuvre depuis un certains temps dans des dispositifs mis en place dans les années ’80 ou ’90, comme les cercles de qualité et d’expression de projets, etc. Ces dispositifs sont peut être devenus un peu obsolètes aujourd’hui mais ils se plaçaient dans une perspective de rupture avec le taylorisme. Dans cette dernière configuration, on établissait une séparation entre les concepteurs du travail, ceux qui détiennent les connaissances et les exécutants. On leur disait à la limite : soyez de bêtes exécutants et méchants dans les conflits collectifs, mais ce n’est pas à vous de dire ce qu’il faut faire. Aujourd’hui prévaut une autre conception du travailleur. Celui-ci est conçu comme une personne à part entière dont le potentiel doit être mobilisé, exploité et coordonné avec celui des autres afin de produire une intelligence collective. C’est cette gestion du personnel qui est censée permettre à l’entreprise d’avoir un avantage comparatif sur le marché.

Une nouvelle gestion du personnel

Dans le modèle de la nouvelle entreprise, émerge une gestion du personnel qui s’appuie davantage sur la notion de compétence que sur celle de classification, de qualification et d’ancienneté.

En France, la diffusion de cette approche doit beaucoup à la modernisation industrielle d’Usinor qui a été considéré comme un véritable laboratoire, entre autres à travers les accords Cap 20007. Ce fut l’occasion de mener une réflexion sur la façon de manager différemment à travers une logique de la compétence qui génère, évidemment, des modes de gestion du personnel plus individualisés et qui donc remettent en cause la qualification et l’ancienneté comme critère de progression dans l’organisation, au profit de savoirs, savoir-faire, complétés par un savoir-être qui évalue la subjectivité du travailleur, sa manière d’être, ses dispositions morales, jugées importantes. Cela signifie que rien n’est acquis, qu’il faut remplacer l’inertie et la rigidité par une mobilité et une mobilisation constantes, par la démonstration continue de ses capacités.

La diffusion du vocabulaire et du modèle de la nouvelle entreprise

La diffusion de ce modèle emprunte des voies multiples, médiatiques par la présentation d’expériences, mais aussi à travers le travail des sociologues et des experts en psychopédagogie, en sciences de gestion… C’est ainsi que cette nouvelle configuration de l’entreprise devient un référentiel dans l’espace public et contribue à construire l’esprit du temps.

Il est parfois difficile de savoir comment ce référentiel émerge. Prenons le cas de la « cité par projet » identifié par Boltanski et Chiapello8. Ces auteurs ont construit ce modèle à travers l’analyse des manuels managériaux. Il s’en dégage une orientation, qu’ils ont appelé le nouvel esprit du capitalisme. Cette culture du projet ne se présente pas comme une orientation souhaitable mais comme un référentiel impératif, comme une obligation. Par leur travail de formalisation, les auteurs n’ont-ils pas eux-mêmes contribué à donner une force à ce référentiel ?

On peut dire que ce référentiel imprègne, voire « matrice », d’autres espaces sociaux quand ces derniers adoptent ses catégories marchandes pour parler de leur propre réalité. Cette contagion se retrouve à des endroits où on ne les attendait pas a priori. Ainsi, un étudiant réalisant un mémoire sur une prison parlait de celle-ci comme d’une entreprise et des détenus comme des clients. Je m’en étonne mais le directeur me confirme qu’il en est bien ainsi. Aux officiers de l’armée en formation dans une université, on propose de réfléchir à sa modernisation en acceptant de considérer cette organisation comme une entreprise. Autre exemple, pris dans mon univers professionnel. Discutant avec des collègues sur le contenu et la pédagogie des cours, ils me disent que le cours intitulé analyse stratégique et financière de l’entreprise englobe également les asbl. Je n’ai pu m’empêcher d’objecter qu’il est quand même discutable intellectuellement d’englober d’office, sans critique, dans un cours consacré à l’entreprise, toutes les formes d’organisation. Les concepts d’entreprise, d’analyse stratégique et financière ne sont pas neutres, ils s’originent dans une réalité donnée d’où on peut se demander s’ils conviennent à n’importe quelles organisation et association. Même l’Etat n’échappe pas à cette influence comme l’a montré, par exemple, la réforme Copernic, dans laquelle on parlait des directeurs, des administrations en termes de Top managers et des citoyens-usagers, en termes de clients. Qu’en est-il de l’usage de ce vocabulaire dans votre univers professionnel celui du secteur de l’éducation ?

On décèle encore cette influence dans les politiques sociales de l’Etat, qualifié chez nous d’État social actif. D’où vient cette idée d’activation ? En quoi renvoie-t-elle à l’idée de mobilisation, si chère à l’entreprise ? Plus globalement, encore, ne dit-on pas que, tout comme l’entreprise active qui est une entreprise efficace, l’Etat actif est un État efficace parvenant à dynamiser son personnel et à responsabiliser ses bénéficiaires ? Vous qui venez du monde de l’éducation, vous sentez vous concernés par cette problématique ?

Dans la mesure où le référentiel culturel de l’entreprise et le modèle de la gestion efficace qu’il contient, influence l’État, celui-ci va orienter sa politique de tutelle en conséquence. Car l’État n’est pas un agent social comme un autre. Il est, entre autres, un financeur et un évaluateur. A travers ces fonctions, il donne des injonctions aux organismes qui dépendent de lui et leur impose des normes. Ces injonctions et ces normes n’apparaissent-elles pas de plus en plus marquées par des valeurs et des principes issus du référentiel de l’entreprise, considérée comme l’organisation idéale, la mieux adaptée aux transformations contemporaines ?

Un modèle « refiguré »

Confronté à des institutions autoréférencées, c’est-à-dire qui ont historiquement pu produire, en leur sein, leur propre référentiel, comme l’Etat ou l’école, le référentiel de l’entreprise connaît une « refiguration » plus ou moins forte. On y trouve donc des emprunts directs et explicites mais aussi des emprunts indirects et implicites résultant d’une relecture/traduction du référentiel opérée par ces institutions. Dans ces institutions, il existe des traditions culturelles, des assises idéologiques, des pratiques qui la constituent, leur donnent une identité et un mode d’action. Elles disposent donc de leur propre référentiel et d’une autonomie culturelle. L’empreinte de l’entreprise y fera donc l’objet d’une traduction, d’une adaptation, amenant un réaménagement de l’espace symbolique de l’organisation qui n’est pas une reprise tel quel du modèle de référence. Les acteurs de ces institutions procèdent donc à une « transaction » avec le modèle présenté en référence, transaction qui peut puiser également dans d’autres référentiels. De plus, l’ensemble des acteurs constituant ces institutions ne sont pas tous réceptifs au référentiel de l’entreprise de la même façon, certains étant spécialement sensibles au modèle proposé, d’autres accordant peu de légitimité à ce dernier. Nous assistons à des jeux de pouvoir sur des enjeux symboliques au sein même de ces organisations.

L’emprise du modèle sur l’école

Tout comme l’Etat qui était antérieurement une institution fortement autoréférée, l’école est également marquée par le référentiel de l’entreprise. Avec E. Mangez, nous avons essayé de repérer certaines de ces influences et de ces emprunts9. Quelle est l’emprise culturelle de l’entreprise sur l’école ?

Outre le fait que l’école est une institution importante dans la société, ne fut-ce que parce que tous les jeunes y passent plusieurs années de leur vie, son cas est également intéressant d’un point de vue « paradigmatique ». En effet, l’école, en tant qu’institution, visait l’universel et pour se faire, devait se couper en quelque sorte du monde social et économique et s’organiser en système selon sa logique propre, afin d’atteindre ses missions. Or, actuellement, la référence n’est plus l’universel (et son corollaire l’uniformité des modes opératoires au sein d’établissements équivalents) mais l’unité scolaire, l’établissement, vu comme une entité relativement autonome en articulation avec un environnement spécifique. Ce nouveau regard est accompagné par les chercheurs. Ainsi, après la sociologie de l’éducation, on a vu apparaître la sociologie de l’école et même la sociologie de l’établissement. On n’étudie plus l’enseignement dans sa forme universelle mais des établissements autonomes qui doivent se positionner sur un marché (quasi-marché).

Voilà un langage directement emprunté aux économistes. Que signifie alors parler de l’école comme entreprise comme le font de plus en plus certains directeurs ? Que signifie le fait d’appliquer à son établissement les normes de qualité ISO et de se faire labellisé par un organisme réalisant habituellement ce travail pour les entreprises ? Cette procédure n’accélère-t-elle pas la dualisation des écoles, certains établissements reconnus de qualité améliorant leur positionnement sur le quasi-marché et recrutant une clientèle plus distinguée ? Quand on rentre dans cette logique, n’est-il pas tentant d’essayer de satisfaire la demande des entreprises qui se pressent aux portes des écoles, en leur fournissant des produits de qualité, conformes à leurs attentes et donc, pour y arriver, de procéder en amont à la sélection ? Peut-être que oui, peut-être pas !

En effet, j’ai par exemple constaté que ce n’est pas parce qu’on est une importante école qui se qualifie d’industrielle qu’on est nécessairement entièrement perméable au référentiel de l’entreprise. J’ai eu l’occasion d’étudier une collaboration entre l’Université du Travail à Charleroi et Cockerill-Sambre, au niveau d’une pratique de l’alternance. J’ai pu observer les difficultés pour trouver un compromis qui respecte les principes de spécificité culturelle des uns et des autres10.

Ces derniers points constituent peut être des développements qui dépassent le strict propos de cet exposé. Répétons qu’il ne faut pas s’attendre à trouver dans le monde scolaire une simple transposition du référentiel de l’entreprise. Les emprunts sont accompagnés de glissements rhétoriques et sémantiques. Si on tient compte de ce mécanisme, on peut identifier un certain nombre d’analogies entre les deux univers, dont l’inspiration est assurément le référentiel de l’entreprise. Ainsi en est-il de la primauté de la demande sur l’offre devenue les attentes des parents, des élèves, des entreprises,… (des clients !), de la flexibilité, rebaptisée pédagogie différenciée, de la valorisation des relations de collaboration sous la forme du travail d’équipe, de l’engagement motivationnel et de la responsabilisation individuelle des enseignants qui, dans l’école doivent devenir des praticiens réflexifs, des réponses du marché recherchées par la mesure de la satisfaction des usagers, de la pratique des audits, de la conduite de l’innovation, de la communication efficace, de la nécessité de se positionner sur un marché scolaire…

Les compétences dans l’entreprise et à l’école

Mais il est un discours commun aux deux univers qui est spécialement frappant, celui des compétences.

La relation de parenté entre le concept de compétence dans l’entreprise et dans l’école ne fait guère de doute. Les pédagogues l’ont reconnue voire revendiquée avant même que les sociologues ne la dénoncent. En France, Tanguy et Ropé11 n’affirment cependant pas que le concept de compétence se serait déplacé du monde de l’entreprise vers le monde de l’école. Ainsi, si ceux-ci montrent bien qu’en France, le concept s’est déployé dans ces deux champs à la même période, ils ne se prononcent pas sur d’éventuelles influences d’un champ sur l’autre, faute de pouvoir donner la preuve d’une telle relation.

En Belgique francophone, nous avons plusieurs indices qui montrent que la logique de la compétence va du monde de l’entreprise vers celui de l’école. Dès les années 1980, le concept de compétence pénètre les filières qualifiantes du système scolaire sous l’impulsion conjointe des employeurs et du réseau libre, dans un effort de rationalisation de l’offre d’enseignement qualifiant. Durant ces années 1980, on ne parle pourtant pas encore du concept de compétence dans l’enseignement général. Ce n’est qu’à travers le débat autour des “socles de compétences”, au début des années 1990, que ce concept a fait son apparition dans l’enseignement de transition. Participent activement à ce mouvement de diffusion des pédagogues des Facultés Notre-Dame de la Paix (Namur) et de l’Université catholique de Louvain. Certains d’entre eux occupent objectivement une position de médiation entre les entreprises et le système éducatif, notamment via le BIEF, un bureau privé d’experts en pédagogie créé et dirigé par des professeurs de l’UCL. Les liens entre d’une part le concept de compétence et d’autre part les nécessités du marché, les impératifs de compétitivité, les transformations organisationnelles, sont explicitement reconnus par les experts du BIEF. Il est donc intéressant d’observer le rôle joué par les psychopédagogues dans la diffusion de la notion de compétences. Ces spécialistes de l’éducation ont d’emblée développé une démarche qu’ils voulaient similaire pour les deux univers. Ils se sont emparés de ce qui se passait dans l’entreprise, pour le théoriser, le rhétoriser et le diffuser. En d’autres termes, la problématique de la compétence, une fois repérée dans les expériences du système productif, retravaillée et traduite dans une logique didactique, pouvait être présentée comme pertinente aussi bien pour la formation dans l’entreprise que pour celle dans le système éducatif.

Pour conclure

Pour conclure, rappelons que l’entreprise ne peut plus être seulement assimilée à un agent économique mais est devenue un lieu de production culturelle qui s’est progressivement constituée en un référentiel institutionnel majeur. Ce dernier est bien entendu en concurrence avec les référentiels d’autres institutions. Dans cette lutte symbolique, l’entreprise a néanmoins réussi à établir son modèle comme source d’organisation et de gestion idéales, même si son influence ne se fait pas sans transactions et adaptations, ni sans que des résistances s’organisent dans les différentes institutions cibles.

Ce qui est dit ci-dessus a aussi une répercussion sur le discours du projet qui semble parfaitement convenir aux transformations que nous avons évoquées. Or, il y a différentes manières de concevoir le projet et toutes ne sont sans doute pas émancipatrices. Le projet dont il est question, est-ce la manière de nommer les changements inspirés par le référentiel de l’entreprise et qui sont présentés comme impératifs ou est-ce une action à définir collectivement, visant une plus grande emprise sur son devenir ?

A vous maintenant, dans les carrefours, à dire ce que ces propositions évoquent et provoquent chez vous.

Références

[1] Qualifié F.N.R.S. et professeur à l’U.C.L., responsable de l’Unité d’Anthropologie et de Sociologie, directeur de la revue Recherches Sociologiques et Anthropologiques

[2] Cet exposé s’appuie sur un article de B. FUSELIER et E. MANGEZ :L’emprise culturelle de l’entreprise ? L’exemple de la réforme du premier cycle de l’enseignement secondaire, in Recherches Sociologiques, 2005/2-3, pp. 171-186.

[3] En octobre 2004, je m’étais laissé allé à un billet d’humeur publié dans la rubrique Idées du magazine Le Vif/L’express, que j’avais intitulé : « Etre compétitif ou ne pas être ».

[4] Voir par exemple, SAINSAULIEU R., SEGRESTIN D., 1986, « Vers une théorie sociologique de l’entreprise », Sociologie du travail, 3, pp.335-352 ; Alter N., 1996, Sociologie de l’entreprise et de l’innovation. Paris, PUF ; SAINSAULIEU R. (dir.), 1990, L’entreprise, une affaire de société, Paris, Presses de la FNSP ; SAINSAULIEU R., 1997, Sociologie de l’entreprise. Organisation, culture et développement, Paris, Presses de Sciences Po et DALLOZ, deuxième édition ; SEGRESTIN D., 1996, Sociologie de l’entreprise, Paris, Colin, deuxième édition ; THUDEROZ C., 1997, Sociologie des entreprises, Paris, La Découverte.

[5] Le mot est pris ici dans un sens un peu différent de celui de référentiel pédagogique, tel qu’il est utilisé dans le monde de la formation et de l’enseignement.

[6] CORIAT B., 1991, Penser à l’envers. Travail et organisation dans l’entreprise japonaise, Paris Bourgois.

[7] Voir FUSELLIER B., VANDEWATTYNE J., LOMBA C., 2003, Kaléidoscopie d’une modernisation industrielle : Usinor/Cockerill-Sambre/Arcelor, Presses Universitaires de Louvain.

[8] BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., 1998, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard.

[9] Voir l’article cité plus haut.

[10] FUSULIER B., 2001, Articuler l’école et l’entreprise, Paris/Louvain-la-Neuve, L’Harmattan/Academia-Bruylant.

[11] ROPÉ F., TANGUY L., 1994, Savoirs et compétences. De l’usage de ces notions dans l’école et l’entreprise, Paris, L’Harmattan.

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