L’insertion ne regarde que l’individu et non l’individu par rapport à la société. La lecture ne se fait plus à partir du travail, mais bien de la marginalisation, du chômage et de l’exclusion. Dès lors, l’émancipation, et par là l’intégration, sont perçus à partir d’une société d’insertion. Qui fabrique un marché spécifique ; celui du travail, de la formation,… Bref, un marché de lutte contre l’exclusion, un marché d’inclusion.
En réalité, les frontières ne sont pas claires entre tous ces éléments, ils sont tous imbriqués. Mais le résultat est là : « il y a ceux qui sont intégrés par le travail -puisque nous vivons dans une société salariale- et ceux qui se trouvent dans un processus d’insertion avec un statut spécifique, celle de l’inséré permanent ».
Cette nouvelle catégorie de personnes est apparue dans le début des années nonante : d’une période d’activités, elles passent à un stage de formation, au chômage, et ainsi de suite. C’est la personne qui va vivre, non pas en terme de projection vers le futur, mais en terme de débrouillardise sociale au quotidien. Or la société salariale catégorise toujours les personnes intégrées, émancipées à travers un projet futur. Ici, au contraire, la personne va tenter de coller les différentes fractures de sa vie : familiales, économiques, sociales, relationnelles, sa recherche d’emploi,… En résumé, ce sont les personnes qui vont se débrouiller, trouver peut-être des ficelles… Elles vivent des trajectoires intermittentes dans la société d’insertion.
Formation et autonomie
Dès lors, tout métier peut-il mener à l’émancipation des personnes ? La formation en nettoyage peut-elle constituer un parcours d’émancipation et d’intégration pour ces personnes ?… « Je ne suis pas sûr, mais c’est un parcours d’insertion, probablement », répond prudemment le sociologue. Les deux registres sont en effet très différents. « C’est le travail qui émancipe et qui apporte l’autonomie. Non la formation ». D’après M. Hamzaoui, on ne peut offrir l’autonomie à des personnes. Il donne pour exemple les parcours de primo-arrivants d’origine étrangère. Entre 2001 et 2006, il a eu l’occasion de les étudier en Région wallonne et bruxelloise dans le cadre d’intégration dans le marché du travail.
« Quand on interviewe les agents d’insertion, ils parlent beaucoup de parcours d’autonomie de ces personnes », se souvient-il. Or selon lui, il existerait un problème de définition de ce qu’est l’autonomie. En effet, quand on se penche sur la trajectoire antérieure de ces primo-arrivants, ils ont vécu un parcours que personne n’aurait pu vivre comme eux : parcourir 5000 à 6000 km tout en déjouant un ensemble de structures administratives ; se débrouiller par rapport à différentes langues, vivre des situations les plus humiliantes, résoudre quotidiennement différents problèmes, etc. « Si ce n’est pas ce vécu qui donne accès à l’autonomie, alors je ne sais pas ce qu’elle est », s’exclame M. Hamzaoui.
On confond information, sensibilisation et autonomie. L’autonomie ne se donne pas, au contraire de l’information qui est un droit. Quand nous demandons pour la première fois : « qu’est-ce que je dois faire pour signer mon contrat de location, à qui vais-je m’adresser ?… ». C’est normal, nous sommes dans un processus d’information comme n’importe quelle personne qui se déplace. On va alors passer par des lieux d’information, de sensibilisation,… Mais, M. Hamzaoui insiste, « cela n’a rien à voir avec la question de l’autonomie ».
Et l’émancipation dans tout ça ? …
Si la formation ne peut donner l’autonomie, peut-elle espérer contribuer à une certaine forme d’émancipation ? Avant tout, « attention à bien définir le principe », nous met-il en garde, « mais si on est simplement dans la société d’insertion, je ne vois pas comment l’émancipation peut se faire ». En d’autres mots : ce n’est pas dans la gestion des risques et de la précarité que peut se situer ce type de travail. C’est une certitude, chiffres à l’appui : les enquêtes nous montrent qu’un tiers a trouvé « quelque chose », sans analyser davantage à quoi correspond cette « chose » et sans suivi de la trajectoire ultérieure de ces personnes. Et les deux tiers restants ? Ils restent sous le statut de « demandeurs d’emploi en formation »…
Est-ce de l’émancipation quand la formation perdure au-delà d’un point de transition qui peut offrir la force de changer ? Le sociologue émet de grands doutes : « quand l’instabilité s’installe, on n’est plus ni dans l’émancipation ni dans la cohésion sociale. On est plutôt dans l’installation de la précarité sociale comme statut partagé avec d’autres ». L’insertion socioprofessionnelle a-t-elle un rôle à jouer face à cette « présence, apparemment de plus en plus insistante, d’individus placés comme en situation de flottaison dans la structure sociale, et qui peuplent ses interstices sans en trouver une place assignée »,[2] comme la décrit R. Castel ? Et de quel rôle s’agirait-il : insertion professionnelle ou participation à une émancipation, un changement social à travers le processus de formation ?
La formation pourrait jouer un rôle, mais « seulement à partir du moment où elle est connectée au socioéconomique », précise M. Hamzaoui. Dans le cas inverse, on s’inscrit dans la société d’insertion : les gens sont envoyés vers des lieux spécifiques où des travailleurs sociaux sont là pour les encadrer simplement socialement. « C’est ce qu’une grande partie des gens vivent malheureusement actuellement », constate le sociologue, « et surtout les plus fragilisés ». Tous les types de population peuvent être touchés, et pas simplement les héritiers de « l’assistance sociale »[3] . Comme le travail lui-même ne garantit plus nécessairement un minimum de sécurité de vie, des employés se retrouvent dans cette nouvelle catégorie des « travailleurs pauvres ».
Il était inimaginable il y a quinze ou vingt ans de faire le lien entre travailleurs et pauvres. Or maintenant, une caissière qui travaille à mi-temps dans un magasin, avec un ou deux enfants à charge et un loyer à Bruxelles est très probablement dans la précarité, tout en travaillant. « C’est une nouvelle dimension », nous explique M. Hamzaoui. En réalité, « c’est un processus qui se répand dans toute une partie de la population la plus fragilisée et la plus reléguée. Et tant que la situation ne changera pas, le phénomène n’aura de cesse de s’accentuer… ».
Entre social et économique: chaînon manquant ?
Comment arrêter ou du moins diminuer la tendance ? Si la connexion entre formation socioprofessionnelle et le socioéconomique est tellement essentiel, comment pourrait-on envisager de construire ce lien ? La question ne porte pas sur les opérateurs de terrain, les travailleurs sociaux, etc. Selon M. Hamzaoui, « ils sont des exécutants d’un ordre qui est défini ailleurs ». D’où, la formation socioprofessionnelle bricole quotidiennement pour trouver des solutions, souvent momentanées. « l’ISP est dans le bricolage et la gestion des risques », s’exclame-t-il, « de la même manière que le sont ses propres bénéficiaires ».
En même temps, la formation s’intègre dans un cadre méthodologique qui relève de l’institutionnalisation de risques permanents avec des cadres et des méthodes. En effet, une société d’insertion a besoin d’un champ de savoirs et de méthodes ; d’agents spécialisés et de dispositifs structurant les éléments ; des mesures politiques donnant une assise. « Malheureusement », constate M. Hamzaoui, « une partie de la population va naviguer dans le champ de l’insertion en dehors de la société salariale ». Certains peuvent transiter un moment vers la société salariale pour revenir par la suite. C’est le cycle infernal de l’intermittence et de l’insertion permanente. Les « encadreurs », et plus particulièrement, tous ces opérateurs de première ligne le connaissent bien. Ils en viennent eux-mêmes à se poser des questions d’ordre légitime par rapport à leurs compétences, à leur « rentabilité » sociale. L’économique rejetterait un ensemble de problèmes dans la sphère du social. D’où le malaise des agents d’insertion et des travailleurs sociaux face à des problèmes qui les dépassent. Pour le sociologue, « Ils sont quelque part piégés par l’institutionnalisation de la précarité, de l’exclusion et de la gestion des risques ». Ne reste-t-il plus que cette idée de « détruire pour mieux reconstruire » ? « Détruire, mais pour conserver quoi ? », s’interroge M. Hamzaoui. Tout d’abord, « la formation reste importante », nous rassure-t-il. Plus on a de diplômes, de compétences et de qualifications, moins on risque d’avoir un chômage prolongé et une exclusion en bout de course. C’est un fait, qu’on le veuille ou non. Ensuite, pour un certain nombre de personnes, ce dispositif permet aussi de redonner le goût de vivre, de mobiliser certaines compétences sociales, etc. « Mais il faut rester conscient de la limite », s’empresse-t-il d’ajouter. En résumé, la formation reste toujours un cadre déterminant. Mais pas l’unique pour l’insertion dans le marché de l’emploi.
Oui à la formation, mais pas n’importe laquelle !
Il est aussi important de définir le type de formation : vise-t-elle l’insertion pour mobiliser les gens à être motivés ou l’acquisition de compétences spécifiques ? Attention ! Après la formation, il y a la confrontation avec une réalité socioéconomique : « avez-vous oui ou non des qualifications, des compétences ? » D’où, la formation sociale ne peut être qu’une étape ; la formation qualifiante doit aller plus loin. Si l’étape sociale devient la plus importante, on risque alors de motiver les gens pour une fois, deux fois, trois fois…Et résultats : zéro ! M. Hamzaoui nous cite l’exemple des Recherches Actives d’Emploi qui s’arrêtent à l’étape de socialisation puisque les formations qualifiantes se trouvent ailleurs.
Il souligne « la nécessité de créer du lien entre socialisation et qualification » : la plupart du temps, les formations qualifiantes ne sont pas intégrées de manière structurelle dans les centres de formation. Une grande partie des stagiaires viennent pour trouver de l’emploi. Or on les oriente vers des préformations et de la socialisation. Faute d’emploi, on les dirige ailleurs. Conséquence : la demande de départ n’est pas traitée. Depuis les années quatre-vingt, cette rupture progressive entre le champ économique et le champ social ne fait que s’amplifier. C’est à partir de là que l’on institutionnalise la gestion des risques. Le sociologue nous rappelle combien « toutes les politiques sociales ont été fondées sur ce compromis entre le social et l’économique ». C’est ce qui est pourtant remis en cause aujourd’hui. L’économique se libère de plus en plus du social…
Le social et l’humain technicisé ?!
Dans un tel contexte, est-il encore possible de travailler sur la globalité de la personne ? Si ce type d’approche signifie « tenir compte de l’individu dans ses rapports avec les autres dans la société », alors on est devant une question politique et non pas technique, selon M. Hamzaoui. « Or la question de l’approche globale est vue depuis quelques années de manière managériale », déclare-t-il. Concrètement, qu’est-ce que cela signifie ? On en vient à considérer la personne comme un simple parcours à maîtriser et à gérer par un ensemble de techniques ; ce qui revient à faire l’économie de pensée sur tous les problèmes engendrés par la crise socioéconomique et culturelle. Le management réduit les problèmes sociaux et politiques à un problème technique. Dans cette optique, il suffirait que les agents de première ligne de l’ISP soient, par exemple, plus compétents, mieux outillés pour résoudre le problème. On leur demande d’être des simples techniciens… « Or la technique, à ma connaissance, est un moyen et non une fin », précise le sociologue. Ces agents sont quotidiennement confrontés à des problèmes humains et non techniques, et parfois à des problèmes de vie importants, de souffrance. C’est donc bien une question politique avant d’être une question technique… « Malheureusement », conclut-il, « toute la perspective managériale intégrée dans le secteur non marchand prend le pas sur les questions d’ordre politique au sens général du terme ».
Sélection et logique concurrentielle
Mais revenons-en à la question des femmes en formation, le sujet qui nous intéresse plus spécifiquement. Si on reprend l’un des enjeux cités au début de ce dossier, à savoir « élargir les choix d’emplois », qu’implique tout ce contexte socioéconomique expliqué ci-dessus ? Conséquence directe: le marché du travail devient de plus en plus concurrentiel : il n’y a pas de choix, on est devant la sélection. « Et comme par hasard », fait remarquer M. Hamzaoui, « le moins loti est celui qui va être exclu ou relégué du marché du travail ». Bien entendu, c’est ce type de population qui fréquente les dispositifs d’insertion socioprofessionnelle, la plupart du temps. Quels que soient les techniques utilisées pour encadrer ces personnes, on est dans un marché du travail concurrentiel et de déqualification. Il suffit qu’une personne ait plus de diplômes ou plus d’expérience professionnelle pour prendre la place de l’autre. Ce qui ne veut pas dire que le poste de travail lui-même exige ces compétences supérieures. C’est la logique concurrentielle.
Dans une telle logique, peut-on encore parler d’émancipation par le biais du travail ? « Le travail reste toujours émancipateur jusqu’à présent », affirme cependant M. Hamzaoui. Bien entendu, il pourrait imaginer, dans une perspective future, une autre société. Mais il nous rappelle aussitôt qu’il n’est pas là pour penser en termes de prophéties, mais bien en terme de réalité. « Nous vivons dans une société salariale qu’on le veuille ou non. Et c’est autour du travail qu’on est inclus ou exclu socialement. Le travail reste un principe émancipateur. Tout en sachant qu’il existe à présent des fractures dans le cadre du travail lui-même ».
Quelles perspectives pour l’ISP ?
Dans ces conditions, quel pouvoir de changement social pour la formation socioprofessionnelle ? Et surtout, comment travailler autrement ? D’une part, il insiste sur la perspective politique. Selon lui, il est urgent de redéfinir ce lien entre l’économique et le social. Même s’il dépasse les acteurs de l’insertion, ces derniers peuvent quand même jouer un rôle. Ils sont les premiers à s’interroger et à interpeller sur le système actuel ; à établir des constats de terrain. Ils soulignent, entre autres, combien « le traitement social du chômage entraîne un parcours d’instabilité plutôt qu’une stabilité ». Ensuite, il rappelle combien la question économique est plurielle, « elle ne peut être simplement définie en termes de marché ». Mais c’est un rapport de force à partir duquel installer cette pluralité. « D’autres types d’économie, de socialisation et de proximité peuvent jouer un rôle », assure-t-il, « non pas uniquement pour gérer l’ingérable, mais pour donner un statut aux personnes ».
Références
[1] M. Hamzaoui, Le travail social territorialisé, éd. De l’Université de Bruxelles, coll. Sociologie du travail, 2002. L’ouvrage présente une mise en perspective historique de la déconstruction du travail social et examine l’évolution récente des pratiques sociales. De cette recomposition se dégagent des politiques publiques en matière sociale dont la finalité est la gestion et le traitement de la « nouvelle » question sociale sur le mode de contreparties aux droits sociaux et de la territorialisation des problèmes sociaux. S’agit-il d’une politique spécifique limitée dans le temps et l’espace et destinée à combler les inégalités grandissantes entre les individus et les classes sociales pour ensuite refonder une nouvelle base de solidarité ? Ou bien nous invite-t-elle à mettre en place une discrimination structurelle assise sur la permanence de publics et de territoires relégués et précarisés ?
[2] R. Castel, dans Les métamorphoses de la question sociale, Librairie Arthème Fayard, coll. Folio essais, 1995, p. 16
[3] A ce sujet, lire « La société en sablier et l’idée d’exclusion. Le cas des femmes » par A. Lipietz, dans « Les Cahiers du Mage, 3-4/97.