« Art de penser qui s’appuie sur un art de questionner », « méthode socio-pédagogique » l’entraînement mental est né en France dans les années ‘30, fut expérimenté durant la Résistance au cours de la Seconde Guerre, puis mûri les décennies qui suivirent. De prime abord, l’entraînement mental (EM) présente des frontières floues pour qui le piste pour écrire à son sujet. Signifiant aux signifiés multiples, avec strates historiques en sus, sa définition a varié parmi les générations d’acteurs qui l’appliquaient, bien qu’un socle commun aie toujours existé. Est-ce dû au fait qu’il s’est davantage transmis oralement qu’à travers une littérature conventionnelle, qu’il s’est régénéré cycliquement par les militants et intellectuels l’ayant étoffé, au départ de quelques figures historiques incontournables[1] ? Probablement. Lesquelles créèrent dès 1945 « Peuple et Culture » (PEC), association phare du mouvement, en lançant un manifeste qui fit date: « Un peuple, une culture ». Une association cousine sera créée en Wallonie, qui a assuré la transmission de l’entraînement mental depuis 1978 en Belgique francophone[2].
De quel contexte historique cet « art de penser » est-il le fruit ? Comment fonctionne-t-il et comment s’y forme-t-on ? Dans le même temps, pourquoi peut-on parler, en l’espèce, de pédagogie émancipatrice ? Enfin, quelles possibilités l’entraînement mental ouvre-t-il dans la société contemporaine à celles et ceux qui font le choix de cheminer avec, non une simple méthode, mais comme « culture méthodologique » ? Telles sont, modestement, les questions sur lesquelles nous nous penchons dans cette analyse.
1. Ouvrir les plis de l’histoire
1.1. Résistance: dépasser les besoins immédiats de la lutte
Élaborée entre 1935 et 1945 avec l’ambition de « libérer l’homme » et lui en donner les moyens, l’EM entendait lutter contre l’asservissement de l’esprit et les aliénations produites par la condition d’infériorité sociale des peu ou pas instruits (ouvriers, paysans, …). Elle a émergé à partir d’hypothèses pédagogiques de Joffre Dumazedier, un des créateurs du mouvement des Auberges de jeunesse des années 20, puis actif dans le Front Populaire. Mobilisé avec un groupe d’instructeurs au sein de l’école des cadres d’Uriage (érigée par le régime de Vichy en 1940, fermée deux ans plus tard suite à son évolution défavorable au régime qui prônait une vision élitiste et nationaliste), c’est essentiellement entouré de « militants culturels » que Dumazedier conçut l’entraînement mental.
Dans la maturation de ce projet, le sociologue s’appuiera aussi sur le travail du pédagogue et psychologue de l’enfant Henri Wallon, notamment dans les ouvrages La vie mentale (1938) et De l’acte à la pensée (1942). Ses idées furent ensuite exercées à partir de 1942 dans le contexte de la résistance, sur le plateau du Vercors. Il s’agissait, pour Dumazedier, sociologue et pédagogue, et Cacérès, compagnon charpentier et autodidacte, d’animer des soirées de lectures et de débattre en rejoignant des « cellules volantes », ces unités de maquisards nomades qui se déplaçaient en se cachant, pour mener la lutte, les embuscades et les attaques. Ces groupes se composaient d’une diversité de personnes : réfugiés politiques espagnols, français (juifs), ouvriers, artisans ou paysans de la région qui fuyaient l’embrigadement du « service de travail obligatoire »dans les usines allemandes, officiers, intellectuels. Un brassage de couches sociales et de d’origines. Enjeu : lire des textes (Hugo, Michelet, St-Just), susciter l’échange, débattre, rassembler à égalité intellectuels et ouvriers autour de questions, mener la réflexion et, ce faisant, compléter les besoins de la stratégie et du combat. Permettre à chacun, même dépourvu de formation, de progresser intellectuellement, de s’ouvrir à une approche large du savoir, qui ne fasse pas l’impasse sur l’éthique et les contradictions de l’existence et de la société. Corrélativement, répondre aux besoins de diffuser des outils d’analyse et de construction de savoirs faisant le lien entre théorie et pratique. Le vocable « entraînement » se référant à l’entraînement sportif. « L’entraînement mental est né dans la nécessité de la résistance. Les maquisards avaient besoin de bien davantage qu’un entraînement du corps. Fuir, se battre, se cacher, s’embusquer, déjouer les pièges, comprendre, pour les prévoir, les comportements de l’adversaire exigeaient autant de souplesse et de vigilance intellectuelle que physique » relate un formateur[3]. La dimension de résistance opère ici sur deux niveaux : d’abord contre le régime nazi, ensuite contre l’annihilation des capacités humaines à penser librement. On repère également dans ces soirées une dimension qui demeurera: l’oralité.
1.2. Le manifeste de 1945: « Un Peuple, une Culture »
Au sortir de la guerre, l’équipe des résistants rédige un Manifeste[4], texte fondateur et novateur, dans lequel le mot d’ordre sera « rendre le peuple à la culture et la culture au peuple ». Les militants culturels sont partis d’une « révolte de la séparation de la culture et du peuple, de l’enseignement et de la vie. Depuis longtemps il nous est apparu que cet état de choses était insupportable ». Ils affirment que « la vraie culture naît de la vie et retourne à la vie (…). Elle conduit à un art de l’exprimer et à un art de vivre ». A leurs yeux « la culture n’est pas à distribuer. Il faut la vivre ensemble pour la créer ». Ce « nouvel humanisme » se réclame d’une « technique de l’éducation populaire », une « pédagogie fonctionnelle », pour en arriver à l’entraînement mental, déjà nommé comme tel. Un texte qui pose les bases et, dès ce moment, les tensions et les enjeux que l’éducation populaire explorera durant des décennies.
1.3. Développements après-guerre
Sur ces bases, après 1945, Dumazedier et Cacérès continuent à élaborer l’entraînement mental tout en l’expérimentant. Cacérès, autodidacte, souhaitait briser la vieille division sociale entre intellectuels et manuels, entre théorie et pratique, entre science et expérimentation. Rappelons également que, après-guerre, au vu des destructions matérielles et de la mise à sac des valeurs humaines, la société avait aussi grandement besoin de former des individus capables de reconstruire les institutions, ainsi que de soutenir le souhait de nombreux ouvriers de progresser dans leurs capacités à apprendre, à élaborer leurs idées à partir de savoirs auxquels ils n’avaient pas accès[5]. Construire un nouvel humanisme.
L’EM évoluera de façon importante. Dans les années ‘70 un formateur, Pierre Davreux, estimant le flux de l’analyse incomplet s’il se basait seulement sur l’approche logique, la complètera par l’axe de la dialectique. L’EM s’est donc affiné progressivement pour devenir ce qu’il est aujourd’hui. De même il subira des adaptations selon les secteurs où il sera appliqué – monde agricole, entreprise, formation professionnelle, pédagogie en université, milieu syndical, armée, militantisme, travail social. Jusqu’à le trahir, estimèrent certains formateurs, au vu de la collusion EM-entreprise et la nécessité managériale de formation des cadres. Ainsi, il fut pratiqué dans des secteurs si divers que des tendances différentes puis divergentes se marquèrent entre autres autour de l’enjeu : institutionnalisation et diffusion à échelle nationale de la méthode via les entreprises et les institutions publiques ou bien poursuite d’une action de résistance et construction critique des savoirs en vue d’une émancipation collective en milieu populaire ? Pratiqué en entreprise par les cadres comme méthode d’analyse des problèmes en vue d’améliorer les performances, l’entraînement mental fut réduit, au travers du raisonnement logique à une dimension gestionnaire soutenant l’efficacité managériale. C’est pourquoi, en réaction à cela qui fut perçu comme un appauvrissement et une instrumentalisation de la méthodologie, des formateurs inclurent au début des années ’90 dans le processus de l’analyse, ladimension éthique, instaurant désormais le triangle méthodologique.
1.4. En Belgique
Jean-Pierre Nossent, formateur belge initié dès 1970 à l’EM, témoigne : « PEC Wallonie a commencé à exister d’abord de manière informelle puis en association de fait en réunissant les membres affiliés à titre individuels à PEC France. Il y a eu des offres de formations dès 1970. Des initiations à l’entraînement mental ont été organisées (parfois à la demande des services de formation ou d’animation des provinces en Wallonie ou du Ministère de l’Education nationale et de la Culture, comme dénommé à l’époque) ou encore à l’utilisation de l’EM pour l’animation de ciné-clubs, disco-clubs ou pour les bibliothécaires (EM et lecture). C’est à partir de l’association de fait que s’est ensuite créé PEC Wallonie (transformée plus tard en PEC Wallonie-Bruxelles), notamment dans le but de se faire reconnaître dans le cadre du décret d’éducation permanente »[6].
1.5. Ruptures, recompositions
Dans un climat conflictuel qu’était devenu celui de la France, l’EM héritier des origines opéra alors une réorientation dans des associations régionales qui s’autonomisèrent. Progressivement PEC ne considéra plus l’EM comme indispensable pour son mouvement et, en son sein, sa pratique fut perdue. Puis, étape importante : « en 1973 Peuple et culture[7] s’inscrit dans la loi de juillet 1971 sur la formation professionnelle et intervient en entreprise ». Avec les transformations induites par les logiques institutionnelles, l’éducation populaire (ou permanente, selon le pays) qui porte l’entraînement mental s’est appauvrie au plan des pratiques et des finalités. Elle a souvent été orientée vers la formation professionnelle, l’éducation tout au long de la vie (le « long life learning » promu par l’Union européenne) et l’employabilité visant la « production de compétences ». « En France, le terme ‘éducation permanente est généralement employé au sens de formation professionnelle sauf dans le monde associatif qui continue à privilégier le terme d‘éducation populaire » expose Jean-Luc Degée, formateur en EM à PEC Wallonie-Bruxelles[8].
S’agissant de la Wallonie, cette dilution-fragmentation ne s’est pas produite même si, « avec les années ’90, dans un contexte général de défaut d’engagement, explique encore Jean-Luc Degée, PEC Wallonie-Bruxelles n’organisa plus de sessions de formations de sa propre initiative mais bien à la demande d’organismes, au bénéfice des travailleurs ou des militants, grâce à une équipe de formateurs qui en a assuré la transmission. Néanmoins il y a bien eu rupture de génération dans le militantisme (associatif, syndical) qui fait que, actuellement, les personnes de 40 ans ne connaissent pas l’entraînement mental, alors que la génération aînée oui et qu’une jeune génération la découvre à présent ».
Ces dernières années en France, l’Union Peuple et Culture (une fédération d’associations d’éducation populaire) mène un travail de redécouverte de l’EM avec des militants associatifs, qui s’y forment.
1.6. Pourquoi mettre l’accent sur la dimension historique ?
A travers ces grandes étapes nous réalisons que l’EM ne présente pas une trajectoire rectiligne. Elle est le fruit de recherches, tâtonnements, hypothèses testées puis réévaluées, d’enrichissements successifs et de conflits, chaque génération de praticiens, de formateur ou de militants l’a travaillée et transmise. Avec les risques inhérents à un fonctionnement de traverse que croisent des logiques institutionnelles : appauvrissement, instrumentalisation, perte. Preuve que les finalités poursuivies sont ici à l’œuvre et que l’entraînement mental, work in progress, reste un chantier de la pédagogie, de l’éthique et de l’épistémologie.
2. « Créer c’est résister/résister c’est exister » Actualité de l’entraînement mental
2.1. Actualité de la résistance
Le monde associatif et militant n’est pas une entité statique. Ces dernières années, sous la pression des contraintes d’efficacité et de professionnalisation, ainsi que des injonctions institutionnelles (sur la participation, l’intégration, la citoyenneté), la question du sens et de la finalité de l’action revient souvent dans la parole des acteurs de terrain, des cadres ou de militants (à l’occasion de séminaires, débats, manifestations, événements divers).
Citons, ces dernières années, quelques tendances qui ont pour conséquence la pressurisation de nombreux groupes sociaux, isolant toujours davantage chacune et chacun, soit pour assurer sa propre survie, soit conserver sa position et ses acquis sociaux : les programmes de formation focalisés sur l’employabilité ; le refrain de la réussite de l’intégration des immigrés ; les politiques et les angoisses de l’obscurantisme sécuritaires distillées de façon homéopathique mais constante ; la précarisation des travailleurs peu qualifiés ; le « précariat » organisé dans la classe moyenne et la suspicion croissante à l’égard des immigrés, des chômeurs ; la stigmatisation politico-médiatique des groupes les plus précaires ou minoritaires comme les Roms, les musulmans, les mendiants, les sans papiers érigés en figures expiatoires du temps de crise. Laquelle stigmatisation est souvent soutenue par des discours politiques populistes, partout en Europe. Aussi, face à ces régressions, il apparaît que davantage d’acteurs de la société civile expriment le besoin de trouver des marges de manœuvre pour faire sens. Retrouver le moyen de penser des liens et une résistance actuelle à ce qui instrumentalise ou neutralise les capacités de pensée, d’expression et de création humaines à inventer le futur au présent. Refaire du collectif avec les défis de la complexité de notre société, multiple, éclatée, plurielle et en même temps cloisonnée.
2.2. L’entraînement mental traverse l’éducation populaire
Et, pour penser la résistance,l’entraînement mental possède des atouts. Il n’est pas une culture isolée. Dès l’origine on l’a vu, il constitue une ressource-clé de l’éducation populaire, le Manifeste de 1945 l’exprime clairement. Comme culture méthodologique, « méthode pour développer le questionnement théorique des savoirs ordinaires et un questionnement pratique des savoirs savants », l’EM traverse donc l’éducation populaire (elle-même héritière des mouvements d’éducation ouvrière du 19eS.).
En 2005 étaient publiés les résultats d’une enquête menée par Majo Hansotte, dédiée aux pratiques d’éducation populaire dans les associations en Communauté française de Belgique. Commençant par définir le concept, Nancy Hardy et Jean-Luc Degée indiquent que « participer à un processus d’Éducation populaire, c’est être acteurs de sa formation et pouvoir développer un processus d’autoformation, à travers des démarches qui s’inscrivent dans une durée et qui sont librement choisies »[9], en référence à l’entraînement mental. Un processus permettant, progressivement et de façon volontaire, un travail de conscientisation que, ajoutent-ils, « les formateurs et éducateurs prennent de moins en moins à bras-le-corps (…) et ce pour différentes raisons : d’une part leur formation ne les prépare plus à cela, d’autre part s’est installé depuis les années quatre-vingt un souci presque excessif de maintenir dans les groupes en formation une convivialité que l’on ne souhaite pas rompre et qui dès lors tend à considérer comme négatif, dangereux le travail sur les contradictions (…)»[10]. Si dans ce bref extrait nous retrouvons la référence au retrait des pratiques militantes dans la sphère associative, qu’on ne s’y trompe pas : l’éducation populaire est, même timidement, à nouveau portée vers demain.
Dans un second article, nous développons la méthodologie de l’entraînement mental.
A propos de l’auteur
Olivier Bonny a travaillé à Bruxelles dans des associations, a assuré des formations pour acteurs associatifs et d’éducation populaire, recherchant le renforcement des capacités des parents en milieu populaire multiculturel face aux enjeux scolaires. Il s’implique et milite dans des projets relevant de la « participation citoyenne » sur des questions urbaines.
Depuis une dizaine d’années, il milite pour les droits et la (re-)connaissance des communautés roms, en Belgique et ailleurs, entre autres par le film et la photo.
Références
[1] Joffre Dumazedier, Bénigno Cacérès, Paul Lengrand, Joseph Rovan.
[2] Peuple et Culture en Wallonie et à Bruxelles : www.peuple-et-culture-wb.be ; en France : www.peuple-et-culture.org.
[3] D., G. Busine G., Davreux P., Penser et agir dans la complexité, Entraînement mental – initiation, diffusé par l’Université populaire de Liège, sd.
[4] A lire sur : http://www.peuple-et-culture.org/spip.php?rubrique3
[5] A ce propos : Qu’est-ce que l’entraînement mental, Jacques Barbichon, Ed. Peuple et Culture, Fiches méthodes, 2e trimestre 1968.
[6] Dans les deux parties de cette analyse dédiée à l’EM, si certaines citations de personnes ne sont pas référencées, c’est qu’elles proviennent des échanges oraux lors de la formation dispensée par PEC W-B. Cela est le fruit du fonctionnement prioritairement oral de la transmission et l’appropriation de la méthodologie.
[7] J.F., Peuple et Culture 1945-1995, 50 ans d’innovations au service de l’éducation populaire, Ed. Peuple et Culture, p. 99, publication en ligne sur : http://www.calameo.com/read/001934263ded9b2c78ae8?authid=vBznjjKyXw4S.
[8] Degée J.L., Éducation permanente: chemins croisés et croisée des chemins », repris sur le site de PEC W-B, www.peuple-et-culture-wb.be.
[9] « L’émancipation de tous les hommes », Nancy Hardy et Jean-Luc Degée, in « L’Education populaire », Cahiers de l’Education permanente, printemps 2005, Ed. Labor-Pac, p.75.
[10] Ibidem, p.79.