Penser et agir dans la complexité avec l’entraînement mental II

La démarche méthodologique de l’entraînement mental

Après avoir mis en perspective l’entrainement mental (EM), cet article explicite la démarche.

1. Comment ça se pratique ?

Entrer dans l’entraînement mental c’est procéder par degrés en partant d’une « situation concrète insatisfaisante » (SCI). La méthodologie est simple d’apparence – « rustique » écrivait un praticien – mais l’utiliser de façon complète et souple demande un temps qu’une pratique, à la fois individuelle et collective favoriseront progressivement. Il s’agit de décortiquer ces situations à travers un triangle méthodologique articulant, à égalité, le raisonnement logique, la penséedialectique et la délibération éthique.

Le 1er degré requiert au groupe en formation de partirde cas concrets, de situations qui impliquent les personnes. Il ne peut s’agir d’une question générale abstraite, déconnectée de la sphère d’action ou d’enjeux touchant le participant. Au travail, dans le quartier, une problématique sociale dans une école, un événement qui fracture le cours des choses, des tensions entre groupes de travailleuses/-eurs, entre groupes au sein d’un quartier, à propos de certains usages de l’espace public, un dysfonctionnement au sein d’une institution, etc. De là, on applique le cycle d’analyse et de la réflexion en articulant quatre phases: représentation, problémation, analysepuisaction. Au terme de l’analyse et de la phase de mise en œuvre du projet, on souhaite produire une situation concrète satisfaisante ou moins insatisfaisante.

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1.1. La représentation de la « situation concrète insatisfaisante »: de quoi s’agit-il ?

Quels faits significatifs observe-t-on dans cette situation ? Quelles sont les opinions en jeu, les évolutions des acteurs, des événements ? Pour ce faire on utilise les outils du raisonnement logique. Il s’agit des opérations mentales rassemblées en couple classés par ordre croissant de complexité: situer dans le temps et dans l’espace, énumérer et décrire, comparer et distinguer, puis classer et définir les éléments déterminant la situation. Avec la rigueur logique « l’une de ces opérations apparemment anodines – distinguer – invite à se dégager des multiples confusions érodant notre richesse langagière et donc notre puissance de penser : distinguer morale et éthique, penser et réfléchir, aspects et points de vue, la lune et le doigt qui indique la lune, occupation et préoccupation, besoin et désir, urgent et important, erreur et faute,… » expliquent des formateurs[1].

Nous sommes toutes et tous pris dans nos cadres de vie, de travail, parun fonctionnement et des routines : « le praticien de cette méthode est enfermé, comme les autres, dans sa situation, sa position sociale, dans les tensions de son vécu, dans son affectivité, son ressenti et sa subjectivité (…), faire de l’EM c’est vouloir sortir de cette situation contraignante, souhaiter se protéger au mieux des illusions de toutes sortes, se contraindre à prendre du recul pour ouvrir le champ des possibles » écrit un groupe de formateurs [2]. Il y a donc lieu de prendre de la hauteur pour, s’observant penser – « observer les pentes mentales qu’on suit » note un formateur – montrer les facteurs multiples qui traversent et agitent, même subtilement, toute situation et sortir des analyses spontanées qui nous orientent vers un regard nécessairement réducteur, nous enrichir de l’expérience et du point de vue des personnes du groupe. On décrit, analyse, décompose, compare, revient sur un élément antérieur, on différencie les opinions des faits. Pour cela, on cogite, on argumente en groupe, en sous-groupes. Personne ne possède « la » lecture, « une » analyse complète et définitive.

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Extrait de Ouvriers de l’Entraînement Mental – Peuple et Culture, Penser avec l’Entraînement Mental. Agir dans la complexité, Chronique sociale, 2003, p.18.

1.2. La problémation, phase de mise en problème: quel est le problème ?

1.2.1. Une lecture plurielle

La problémationest l’opération par laquelle on décortique les aspects en jeu, les points de vue en présence ou absents, on relève les tensions qui jouent entre ces éléments. Les aspects valent commefacettes objectivables et généralisable de la réalité sur laquelle on se penche dans la situation concrète : économique, politique, culturel, social, psychologique, artistique, géographique, médicale, sécuritaire, … La situation travaillée comporte plusieurs aspects, certains plus saillants que d’autres (en prenant garde au fait qu’un aspect peut en cacher un autre !), quand les points de vue (ceux des acteurs présents et absents) expriment davantage la position d’où l’on regarde une situation et d’où on s’exprime (avec son statut, sa fonction), des postures et des habitus. Et le point de vue n’est pas l’opinion. Une personne peut fort bien avoir plusieurs points de vue sur quelque chose avec des rôles différents, d’où des possibles contradictions ressenties en elle. Le groupe autour de la table sera à ce stade attentif à « ne pas se laisser piéger par le récit du narrateur », pour reprendre la formule de formateurs. Bien que la SCI soit l’expérience vécue d’une personne, on veillera si besoin està ne pas s’enfermer dans la lecture que, d’emblée, elle transmet. Parti d’une expérience singulière, le groupe va ouvrir le récit qu’est la SCI à une lecture plurielle.

1.2.2. Travailler les contradictions

On tâche ensuite de faire ressortir les contradictions à l’œuvre. Une situation peut fort bien inclure en elle une dimension et son contraire (sous sa forme potentielle). La complexité inhérente à une situation conduit à croiser les divers points de vue en présence ou absents, les aspects (objectifs) qui ont cours et mettre en lumière les tensions manifestées dans la situation – les points de vue éclairant les aspects – et, ce faisant, mettre en lumière les contradictions habitant la situation. Une contradiction c’est un nœud, une incohérence entre, entre ce qui est annoncé/prôné et ce qui est réalisé dans une activité, les objectifs affichés d’institution, mais aussi dans notre propre conscience ou nos comportements. De nombreuses situations dans nos vies, nos projets, les missions de notre job sont traversées de contradictions. Ceci est inhérent à la vie (la conscience, le désir et l’inconscient, le corps), à la vie sociale et son organisation. Nous les vivons, ressentons ou subissons et, spontanément, nous tâchons d’évacuer l’élément perturbateur, le maillon faible, de contourner la tâche aveugle que la réalité ou autrui nous renvoient, le point où nous sommes déphasés, en incohérence avec ce que nous voulons faire, pensons être et/ou devons réaliser !

Cette conception de l’agir nous pousse à passer de l’approche duale (bien/mal, réussite/échec) à une troisième voie, celle de la dialectique qui interroge : qu’est-ce que je gagne quand je perds ? et qu’est-ce que je perds quand je gagne ? C’est le cas, lorsque, par exemple, nous étant lancés dans un projet celui-ci s’avère inadapté ou capote à cause d’un facteur inattendu. Plutôt que de tout laisser tomber, ruminant l’amertume de l’échec, nous gardons en veilleuse les petites réalisations, même partielles, auxquelles nous avons abouti (alors que l’accomplissement n’a pas eu lieu), nous découvrons alors que d’autres moments, d’autres contextes, plus propices pour les réalisations précédentes, transforment l’idée initiale dans un processus gagnant. Vouloir agir directement sur les choses demande parfois, au contraire, de s’en écarter pour observer, veiller, attendre.

Cet exercice, on peut le faire pour soi, autant qu’en groupe. Dans les deux cas, la problémation, la dimension dialectique (le changement est permanent et habite toute chose) et la poursuite des contradictions constituent une étape-clé. Sans doute la plus difficile. Car c’est dans la mise en évidence des contradictions, tenant compte du caractère non définitif d’un état des choses, que se cache souvent l’amorce d’une solution future.

En outre lors de l’analyse, les contradictions dialectiques apparaissant, nous nous déplaçons du problème initial, sur lequel le groupe échange, vers nos propres représentations et schémas mentaux. Et, révélant nos aliénations, le centre de gravité de nos habitudes de compréhension s’en trouve déplacé. Une façon inhabituelle d’ouvrir, dans notre conscience, des espaces où cohabitent et s’entrechoquent désormais idées, expériences, récits, cultures créant, à l’usage, une capillarité entre idées antérieures et nouvelles, entre plusieurs systèmes de représentation et notre réalité initiale. Nous le voyons comme un enrichissement par la compréhension de la dimension multifactorielle d’une situation problématique.

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1.3. Contradictions: appréhender les forces en tension

1.3.1. La dialectique

Ce faisant, nous opérons dans le second volet du triangle méthodologique: sa dimension dialectique. Dans toute société il y a l’organisation sociale, les relations entre personnes, groupes et institutions, la culture et les valeurs, les règles, lois et tout ce qui/que régit l’ordre social et fait le type de société dans laquelle nous vivons. En même temps existent des contradictions, incohérences, paradoxes ainsi que de la conflictualité entre tout ça, entre les personnes. Autant de phénomènes à travers lesquels un principe de désordre et de chaos s’exprime, en conflit avec ce qui ordonne, rationnalise et rassure. Or, entre ces réalités il y a des tensions permanentes, quand bien même l’organisation sociale (école, travail, consensus moraux, lois, principes généraux, …) tend à les occulter ou les contourner. « La dialectique, présente Jean-Pierre Nossent, c’est étudier les choses dans leur mouvement, leurs changements, leur évolution en mettant l’accent sur les contradictions internes. C’est ne pas observer les choses de manière unilatérale mais sous tous les angles d’approche pour déterminer les différents aspects qui peuvent révéler des contradictions (…). La contradiction dialectique, complète-t-il, suppose que dans l’essence même de toute situation, toute chose ou tout être vivant il y a des unités complexes avec, à l’interne, des luttes constantes de forces qui sont en opposition ».

Relever les aspects, points de vue, les tensions qui les traversent, c’est comprendre que toute situation comporte une double face : noire et blanche, en même temps. Un objectif, une intention contiennent souvent, en leur sein leur réalisation et son contraire, fût-ce potentiellement. Deux exemples. Dans l’insertion socioprofessionnelle qui touche des personnes peu ou pas qualifiées, les formations comportent dans leur mission d’« intégration », un potentiel émancipateur : accès au savoir, acquisition de nouvelles compétences et développement des capacités pouvant mener à l’autonomie du sujet. Dans le même temps, leurs objectifs et moyens revêtent à l’évidence une portée normalisatrice, voire uniformisatrice puisque la personne devra à terme rentrer dans les cadres sociaux du travail, avec des possibilités d’évolution parfois limitées, une capacité d’expression souvent faible (l’enjeu est de gagner sa vie, de « ne pas représenter une charge pour la société »). Idem pour les décrets et programmes socioculturels qui visent les jeunes : ils comportent la classique dimension occupationnelle voire sécuritaire (éviter que les jeunes glandent, traînent en bande dans les rues, pour faire plaisir aux parents, aux voisins) mais en même temps ils ont un potentiel de création, d’expression critique et citoyenne ! L’EM nous conduit à en prendre la mesure. Même si en l’espèce, les exemples sont des classiques, évidents. Par ailleurs « évitons d’isoler la contradiction dialectique de l’ensemble du cycle, relève Nancy Hardy, formatrice à Peuple et Culture Wallonie-Bruxelles, le travail d’analyse sur les contradictions conduit à révéler les aliénations. Il faut éviter de se focaliser sur l’individu seul, face à son problème, sortir de l’enfermement sur soi, cerner les enjeux collectifs qui nous traversent pour donner une signification plus large, collective et politique à la situation». Les mécanismes décrits jusqu’ici constituent selon nous des dimensions émancipatrices de l’EM.

1.3.2. Hypothèses, expérience sensible et intuition

Lors de chaque étape du flux de l’analyse, nous formulons des hypothèses, à vérifier, à réévaluer. Celles-ci laissent place également d’une part, à l’intuition qui produit des amorces d’explications et, d’autre part, à l’appréhension sensible qui enrichit ou questionne l’analyse conceptuelle. Qu’est-ce qui, par exemple, donne à un quartier d’une grande ville son aspect hospitalier, ouvert, sympathique, attrayant  ou, au contraire, crispant, hostile, « insécurisant »? Et qu’est-ce qui caractérise, en fait, le fameux « sentiment d’insécurité » aujourd’hui une évidence médiatique et politique qu’il n’est quasi plus permis de questionner ? A s’en tenir aux seuls préceptes et programmes urbanistiques, aux seules mesures sécuritaires, on peut être sûrs de passer à côté de l’expérience concrète et quotidienne que les usagers de la ville et les habitants en ont. Le sensible, l’appréhension physique dans le vécu ne doivent pas être censurés. Ils sont autant de possibles hypothèses, idées à croiser aux expériences des autres.

1.4. Le pari éthique

1.4.1. La délibération éthique

C’est ainsi que la délibération éthique, dernier volet du triangle méthodologique, ne s’applique pas seulement à des réflexions abstraites, générales, valant de tous temps sous tous les ciels, mais à des situations qui nous impliquent en tant que sujet social. Il s’agit encore d’appliquer les questionnements, l’analyse des contradictions dialectiques à soi-même ! Cela s’oppose donc à la demande fréquente des acteurs de terrain et même des cadres de réponses rapides et d’outils facilement utilisables pour décoincer les situations problématiques rencontrées avec les publics d’une association, une institution.Cela entre également en tension avec les injonctions institutionnelles à placer les publics dans des catégories figées en leur prêtant divers handicaps sociaux (dont, par exemple, le chômage serait la preuve tangible) que les asbl devraient corriger pour, à terme, les normaliser. En entraînement mental, la chose se formule plutôt de la sorte: dans les situations qui nous engagent, au travail, dans nos quartiers, dans nos projets, nos relations interpersonnelles, institutionnelles comment passer de la lecture morale, du climat moralisateur à un questionnement éthique ?

Quel que soit le canal qu’elle prenne –presse,religion, politique, famille, école – « l’ambiance moralisatrice est productrice d’aliénation, d’immobilisme, de conformisme. La morale a une dimension sociétale tandis que le questionnement éthique est plutôt individuel. La morale (et sa division bien/mal) conditionne la pensée, elle fige et referme, nous conduit à juger, au lieu d’appréhender la complexité. C’est le contraire de la dialectique ! » poursuit Nancy Hardy. Or, la réflexion dialectique conduit souvent à l’éthique car elle met les gens face à leur impasses et suppose une confrontation d’opinions différentes, les met en tension, en montrant les valeurs qui lesaniment et comment ilsles articulent. Mais l’éthique peut elle aussi se transformer, elle n’est pas figée. Si le fait moral existe bien comme dimension sociale, l’acteur de l’EM ne l’abolit pas mais, dans le travail de délibération, entend garder une saine distance avec celle-ci. En formation d’entraînement mental on vit donc des moments d’échange et de confrontation de points de vue, opinions et valeurs différentes d’où surgissent des interrogations, où, nécessairement l’enjeu de la morale est présent et se trouve soupesé dans le débat éthique.

1.4.2. Ni fatalisme, ni relativisme

« La délibération éthique ne consiste pas à se poser comme parfait dans ses valeurs, qui en deviennent d’autant plus difficiles à illustrer en actes. Elle invite à un pari éthique dont j’aurai à répondre en ne plaçant pas la barre trop haut, ce qui vouerait fortement le saut à l’échec. Un pari fondé sur cette question éthique : comment être le moins salaud possible ? » écrivent des formateurs[3]. La question éthique reste également le fait de notre point de vue, situé, organisé par notre histoire, notre position sociale, nos réussites et échecs ainsi que la façon dont nous hiérarchisons nos valeurs. Est-il alors possible de juger quelqu’un qui, à la croisée des chemins, a fait un choix différent de celui que j’aurais fait à sa place ?

« Être le moins salaud possible » … tierce voie aux approches binaires, sur laquelle cheminer quand nous nous posons la question de la responsabilité. Voie qui, pourtant, renvoie dos-à-dos fatalisme et relativisme : on sait que l’engagement n’est pas la voie de la facilité, mais le praticien en EM, acteur singulier ou collectif, entend agir et peser sur les questions de société, les transformer et non les subir. Le relativisme n’a pas vraiment de place dans l’approche dialectique de la réalité : le projet (le pro-jet) qui s’ensuivra, nous savons qu’il sera le fruit de choix, de délibérations au terme desquels l’action sera mise en œuvre comme résultante jamais absolue d’une multiplicité de dimensions qui ont été traitées, digérées, anticipées, retravaillées durant le cycle de l’analyse … Réponse pertinente et provisoire pour agir sur telle situation insatisfaisante. Ce côté non définitif est donc assumé, en opposition à une stratégie de compromis produite par le besoin de consensus qui rassure et nourrit souvent le relativisme.

2. L’analyse: pourquoi est-ce ainsi ?

Une fois les points de vue, les aspects et les contradictions mis en lumière, vient le moment de se pencher sur les causes de la situation. D’une part, nous explorons les liens de causalité et de conséquence apparus dans la représentation, la problémation, l’explication. D’autre part, nous sommes invités à nous référer aux lois en vigueur, aux explications que les sciences nous fournissent (sociologie, économie, psychanalyse, théorie politique, histoire, linguistique,…), mais encore aux savoirs populaires, aux autres cultures. C’est le moment de se plonger – seul ou en groupe – dans des ouvrages, des articles pour étoffer les besoins d’une recherche pointue. Là encore l’idée n’est pas d’élaborer « la » bonne explication, ou la bonne analyse mais plutôt, note Jean-Pierre Nossent, de « comprendre pourquoi est-ce que ça fait problème ? Et comment expliquer que les problèmes s’articulent de cette manière-là ? A ce moment, on peut aller – prudemment – du côté de l’interprétation des problèmes comme symptômes : cela fait signe de quoi ? ». Explorer la complexité exige ces étapes : tours et détours, questions, croisement d’idées, changement d’échelle de lecture, frottement entre opinions différentes, croisement avec des théories et explications externes et délibération.

Un exemple. Une travailleuse associative bruxelloise présenta, en formation, une situation qui l’insatisfaisait. Elle déplorait la piètre qualité de la prise en charge de son enfant en primaire lors des garderies, après les cours, par les personnes responsables. Lorsqu’elle venait chercher son bambin, ces femmes criaient souvent, punissaient les enfants par des sanctions apparemment absurdes, donnaient des activités dépourvues à ses yeux de pédagogie et paraissaient même faillir à leur tâche de surveillance !

Voilà pour la situation insatisfaisante. Après avoir développé les points qui pouvaient être relevés dans les phases de représentation et de problémation, quels savoirs, dans la phase de l’analyse, le groupe a-t-il pu mobiliser pour mieux la comprendre:

  • la pédagogie, pour questionner la pertinence des méthodes pratiquées dans les écoles de la commune en question;
  • corrélativement, le projet pédagogique de l’école;
  • les règles et décrets fixés par la Communauté française pour l’accueil après école;
  • la sociologie de l’école, à propos du « rythme scolaire » au cycle primaire, la conception même d’apprentissage, le « rapport au savoir » selon Bernard Charlot;
  • la psychologie de l’enfant ainsi que l’importance de la créativité à l’école, pour questionner les activités pertinentes pour assurer un « accueil temps libre » relationnellement et pédagogiquement épanouissant;
  • la sociologie du travail, sur la question de l’image de soi dans les professions peu valorisées socialement ou encore la notion de « violence symbolique » de Bourdieu;
  • la politique et l’économie, sur la question de faiblesse du financement des écoles;
  • l’éthique et la philo politique, pour interroger les valeurs qui portent le principe de « discrimination positive », d’égalité;
  • la démographie, si on veut mieux appréhender l’impact de son évolution dans les écoles bruxelloises surpeuplées;
  • voire, enfin, la situation sociale des mères seules en ville.

« L’un des mérites de l’EM, argumentent des formateurs, est d’appliquer à la réalité quotidienne la démarche inductive (…) utilisée par le scientifique »[4]. C’est un aspect qui permet aussi de soutenir les démarches d’autoformation et d’autodidaxie lancées par Bénigno Cacérès[5]. Rien n’empêche ceux qui, occupés à traiter une situation insatisfaisante, dans ce 3e moment du cycle, prennent une pause pour mener une recherche. Quitte à subdiviser le sujet et lire ce que tel sociologue a écrit à son propos, tel linguiste, tel philosophe ou tel écrivain, voire tel cinéaste documentaire. Nous avons croisés nos points de vue, appréhendé les nœuds débusqués pour en pister les contradictions, formulé des hypothèses pour cerner le noyau du problème, mis en tension aspects et points de vue. Nous désirons à présent élaborer plusieurs lectures du problèmedécortiqué, étoffées des disciplines pertinentes à son endroit. On le voit à titre d’exemple ici, sans être exhaustif, l’apport des disciplines et savoirs est vaste. Cela nourrira et élargira les idées pour entamer la dernière étape.

3. Le projet: que faire ?

Nous arrivons à la phase de la conception de l’action, de sa mise en œuvre et la perspective de son évaluation. Le projet boucle le cycle de l’analyse et engage alors dans une action. Rappelons que l’EM entend toujours relier théorie et pratique, passer des faits aux idées, de l’action à l’analyse et vice-versa. Se pro-jeter c’est répondre au que faire ?, au comment faire ? « Nous sommes là au niveau de valeurs, des projets, des décisions de l’action ». Là aussi on recourt aux couples d’opérations mentales pour « identifier, cerner et hiérarchiser les principes, les valeurs et les buts qui inspirent nos décisions » notent encore des formateurs françaisen EM[6].

Ensuite, il ya lieu de planifier le projet en étapes cohérentes, d’affecter des moyens humains, financiers. « Là encore, nous nous heurtons à des résistances et des contradictions : nous cherchons à nous situer dans le temps entre le vraisemblable, le possible et le souhaitable »[7]. Et quoique nous fassions, « il s’agit d’entreprendre de résister aux déterminismes, aux stéréotypes, aux illusions et préjugés de toutes sortes pour tenter de trouver, d’inventer ou de conquérir, dans les failles des systèmes, des micro-projets (…) pour impulser et non pas subir, les transformations de notre société » terminent les auteurs [8].

4. L’ordre des phases est-il figé ?

Les quatre phases, si elles sont bien séparées, ne présentent pas un ordre figé. Le flux d’une analyse est un processus itératif, faits d’allers et retours entre phases. Une contradiction mise en avant pourra conduire à approfondir des éléments de représentation négligés dans le premier temps. Une discipline, une source d’informations abordée en phase trois pourra nous renvoyer à la représentation lorsque, en comparant et distinguant, on a remarqué un phénomène semblable à une époque antérieure, ou dans des régions proches. Ne pas céder à la tentation, certes compréhensible de prime abord, de penser immédiatement à une solution. La façon dont nous posons une situation problématique peut conditionner les ébauches de réponses. Or, en avançant dans le sillon qu’on a creusé d’emblée, on se coupe rapidement des possibles du débat qui nous engage avec les autres, des méandres dans lesquels on pistera des idées pertinentes. Ces allers et retours font partie de la souplesse et de la vigueur (dialectique) que la pratique soutient, individuellement ou dans un groupe.

5. Une culture orale

L’entraînement mental vit avant tout à travers un usage oral. Lequel requiert nécessairement une appropriation et une transmission propres, avec un temps et un rythme répondant au fonctionnement et la maturation de chacune et chacun. Si le contexte historique de l’EM a scellé un lien entre résistance et oralité, il s’agit toutefois d’une oralité différente des peuples dits traditionnels, qui fondent fréquemment leur rapport sociaux sur l’expression orale, avec un minimum voire une absence de médiation écrite. Il s’agit plutôt d’une oralité laissant le texte en arrière-plan, mais où pour autant l’écrit, bien que présent, ne sert pas à justifier la pratique orale après coup. Nous ne retrouvons pas la classique hiérarchie des savoirs et pouvoirs maintenant la suprématie de l’écriture et du livre au détriment de l’oralité, négligeant les richesses qu’elle comporte, non seulement en termes de liens sociaux et de possibles solidarités, mais encore en termes d’apprentissages, de mûrissement des idées.

6. Une culture méthodologique en résistance au prêt-à-penser

Dans la formation, comme dans d’autres domaines de la société, il existe des modes, des tendances qui ont le vent en poupe. Au cours d’un passé pas si éloigné, l’entraînement mental a parfois été perçu comme historiquement daté. A ce titre, un argument doit être entendu : l’EM n’est pas une méthodologie faite pour répondre aux situations d’urgences ! Il se pratique sur le long terme et, malgré son apparente évidence, comme processus de réflexion et d’auto-formation ainsi que comme démarche collective d’analyse de la complexité d’une situation problématique, il reste exigeant et demande de la patience. C’est pourquoi il est question de culture méthodologiquefondée sur un art de vivre et de penser. Une approche qui vise à résister aux trucs rassurants, à penser contre les dogmes, les préjugés reproduisant les consensus, alors que la conflictualité et les contradictions, inhérentes à la vie sont elles aussi porteuses de changement, de libération, d’émancipation collective.

A propos de l’auteur

Olivier Bonny a travaillé à Bruxelles dans des associations, a assuré des formations pour acteurs associatifs et  d’éducation populaire, recherchant le renforcement des capacités des parents en milieu populaire multiculturel face aux enjeux scolaires. Il s’implique et milite dans des projets relevant de la « participation citoyenne » sur des questions urbaines.

Depuis une dizaine d’années, il milite pour les droits et la (re-)connaissance des communautés roms, en Belgique et ailleurs, entre autres par le film et la photo.

Références

[1] D., G. Busine G., Davreux P., Penser et agir dans la complexité, Entraînement mental – initiation, diffusé par l’Université populaire de Liège, sd, p.13.

[2] Peuple et Culture – Ouvriers de l’entraînement mental, Penser avec l’entraînement mental. Agir dans la complexité. Ed. Chronique sociale, 2003, p.18.

[3] D., G. Busine G., Davreux P., Penser et agir dans la complexité…, op. cit. p. 15.

[4] D., G. Busine G., Davreux P., Penser et agir dans la complexité, op. cit.,p.21.

[5] Cacérès B., Regards neufs sur les autodidactes, Peuple et Culture-Seuil, 1960, ou encore  Dumazedier J., Penser l’autoformation, Société d’aujourd’hui et pratiques d’autoformation, Chronique sociale, 2002.

[6] Peuple et Culture – Ouvriers de l’entraînement mental, Penser avec l’entraînement mental. Agir dans la complexité. Ed. Chronique sociale, 2003, p.22.

[7] Ibidem, p.22.

[8] Ibidem, p.23.

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