Introduction
Ils s’appellent Ali, Rafal ou Myriam, viennent d’Afghanistan, de Pologne ou encore de Ceuta. Arrivés depuis peu en Belgique, ces adolescents sont assis aujourd’hui sur les bancs des écoles secondaires de la Communauté française de Belgique. Quelle(s) pédagogie(s) mettre en place pour ces jeunes ? Comment les accueillir et favoriser leur intégration dans notre société ?
Les classes passerelles
Jusque 2001, (avec l’apparition d’un décret officiel), la situation scolaire des jeunes primo arrivants[1] est peu enviable. Certains jeunes étaient placés dans l’enseignement traditionnel, selon leur niveau d’études. Avec ça et là quelques tentatives de cours de « remédiation ». Dans le meilleur des cas. On remarque que nombre d’entre eux ont connu des parcours difficiles, subissant bien malgré eux un processus de relégation scolaire inévitable vers l’enseignement qualifiant ou professionnel. D’autres étaient insérés dans des classes selon leur âge (en première accueil ou bien en troisième professionnelle). Ainsi, pendant longtemps, ils ne bénéficient en aucun cas d’une pédagogie adaptée à leur statut, c’est-à-dire celui d’apprenants allophones. Aucune structure pensée globalement n’est proposée pour soutenir un apprentissage approprié du français. C’est le décret de 2001 qui apportera un cadre légal permettant dès lors l’existence de classes passerelles.
Actuellement, 26 établissements (répartis à Bruxelles et en Wallonie) organisent une classe passerelle dans l’enseignement fondamental et secondaire. Il s’agit d’une période blanche dans le parcours scolaire durant laquelle l’élève n’a pas de niveau officiel. Si les différentes écoles développent des structures plus ou moins différentes en leur sein (les élèves sont regroupés tantôt selon l’âge ou le niveau, ils sont parfois ponctuellement réintégrés dans une classe classique, etc.), la priorité est donnée à l’apprentissage intensif du français et, dans une certaine mesure, à l’appropriation de la culture du pays d’accueil.
A Molenbeek, depuis l’application du décret, un établissement[2] reçoit chaque année une cinquantaine de jeunes primo arrivants. La plupart d’entre eux[3] intègrent rapidement la classe passerelle. En fonction de son âge et de ses acquis antérieurs[4], l’élève est inscrit dans un groupe classe avec lequel il partagera tout son programme scolaire.
Une pédagogie d’intégration
La pédagogie proposée dans cette structure est avant tout une pédagogie active de communication. La méthode d’apprentissage utilisée, issue des réflexions en didactique du français langue étrangère sur le primat de l’approche communicative, donne à l’apprenant une place centrale et active. Les présentations, l’organisation de la classe deviennent autant d’occasions d’activités d’échanges entre les apprenants. Visant à prendre la parole et favorisant aussi la constitution d’un groupe. En effet, legroupe classe est vécu moins comme une conglomération d’élèves que comme une entité forte, dépositaire des premières socialisations dans le pays d’accueil. Les différences culturelles entre les apprenants ne sont pas gommées, elles sont même reconnues, mais elles se canalisent autour de la formation du groupe. Dans cette perspective, c’est également la position de l’enseignant qui essaie de se repenser. Le professeur reste le gardien du savoir et l’observateur des progrès réalisés, mais il est, en tout premier lieu, le guide des échanges et le garant du bon fonctionnement de la vie en commun.
Ainsi, à ce stade, s’il y a intégration, elle s’effectue d’abord par la reconnaissance du statut de l’élève, comme apprenant débutant en français, et par son intégration au sein d’un groupe.
Yeimi, jeune Dominicaine ayant fréquenté la classe passerelle dès son arrivée en Belgique, témoigne de l’importance qu’a joué l’accueil lors de ces premiers jours.
« A première vue, l’école en Belgique était très différente de celle que j’avais connue dans mon pays et cela me faisait peur. Mais l’intégration dans un groupe d’allophones, avec d’autres jeunes qui n’en savaient pas plus que moi en français, et la place réservée à l’accueil dans l’école ont fait que je me suis vite sentie bien. »
Au fil des mois, les apprentissages se succèdent et se complexifient. Les jeunes parviennent à acquérir rapidement les bases d’une langue fonctionnelle, permettant les échanges au sein du groupe et la réponse urgente aux situations pratiques de la vie quotidienne[5]. Tout comme c’est l’usage dans l’enseignement fondamental, les rites culturels ponctuent l’année scolaire. Un groupe écrit des cartes de vœux début janvier, un autre célèbre la fête de la Chandeleur autour de la confection de crêpes,etc. Ici, encore une fois, c’est le vécu commun du groupe qui est privilégié, mais aussi l’appropriation des traditions belges. Des activités extérieures à Bruxelles et en Wallonie sont organisées dans le but de faire découvrir le pays d’accueil. Toutefois, cette francisation ne va pas sans un retour sur soi, les élèves étant fréquemment appelés à s’exprimer à propos de leur propre culture.
Au terme de cette année en classe passerelle[6], l’élève est réorienté vers une classe « traditionnelle » qu’il intégrera à la prochaine rentrée scolaire. Les mineurs demandeurs d’asile, compte tenu de l’impossibilité à obtenir les papiers officiels du pays d’origine, profitent d’un conseil d’intégration au terme duquel les enseignants évaluent et décident l’orientation future du réfugié. Quant aux autres élèves, ils doivent s’adresser au service d’équivalence[7].
Et après ?
Actuellement, beaucoup d’acteurs de terrain concernés par ce type d’enseignement, se trouvent confrontés aux limites du système, tout en reconnaissant les avancées permises. La non-reconnaissance du statut des enseignants, l’accès limité à la classe passerelle[8], le manque de souplesse dans la durée du séjour en classe passerelle, la question de l’orientation ne cessent de préoccuper les établissements. Il est clair qu’une révision du décret est vivement espérée.
Après avoir observé les dispositifs pédagogiques inhérents à la classe passerelle, il nous semble maintenant intéressant d’interroger l’évolution des élèves primo-arrivants à partir de leur immersion dans l’enseignement « classique ».
Beaucoup de jeunes décident de poursuivre leur scolarité dans l’établissement qui les a accueillis[9]. Samiha a obtenu son CESS juin dernier après 5 ans de scolarité dans l’école. Selon elle, c’est surtout l’expérience de la classe passerelle et la confiance envers le personnel éducatif qui a déterminé son choix.
Force est de constater l’effort institué dans l’école pour favoriser le parcours scolaire des primo-arrivants après la classe passerelle. A plusieurs niveaux, les élèves allophones sont encore regroupés afin de se voir proposer un enseignement différencié. Si les enseignants respectent les socles de compétences et les programmes imposés, ils tentent, vu la spécificité de leur public, d’adapter leurs pratiques pédagogiques. Le parcours scolaire d’un élève est systématiquement pensé dans une perspective d’évolution à plus ou moins long terme, en faisant le pari sur le temps nécessaire à la maîtrise de la langue.
Au-delà des apprentissages réalisés en classe passerelle qui, faute de temps, se focalisent sur un maniement fonctionnel du français, la difficulté principale pour ces jeunes réside dans l’acquisition de la langue scolaire. Langue décontextualisée, dont l’appropriation, on le sait, est largement tributaire du contexte socioculturel de l’élève, elle reste un facteur déterminant de réussite. Le corps enseignant est constamment en réflexion sur les pratiques à mettre en place afin de favoriser cet apprentissage. Aussi, pour certains élèves immergés, s’ajoute une autre difficulté similaire, liée à une forte perception culturelle du système scolaire. En effet, beaucoup de jeunes vivent difficilement la transition d’un système éducatif basé sur la répétition à un enseignement qui prime davantage le développement critique, l’analyse et les savoir-faire.
Conclusion
Il serait périlleux d’oser déjà poser un diagnostic sur la pertinence du système institué. A ce jour, il est clair qu’il permet à un certain nombre de jeunes d’éviter la relégation ou le décrochage scolaire. De la même façon, l’établissement, en raison de sa dimension multiethnique, représente pour ces adolescents un lieu d’insertion et d’accueil sans pareil. Il est difficile cependant de ne pas s’interroger sur l’effet de ghettoïsation qui pourrait en résulter. Si le regroupement avec les autres primo- arrivants semble bénéfique dans un premier temps, permet-il par la suite l’ouverture à d’autres couches de la population ? Est-il vraiment avantageux, du point de vue de l’acquisition de la langue française ? Les deux jeunes filles interviewées reconnaissent d’ailleurs la pauvreté lexicale des échanges dans la classe. En ce moment, Yeimi et Samiha sont inscrites à l’école supérieure. Elles n’éprouvent pas de difficultés particulières pour répondre aux exigences scolaires, mais ressentent un malaise quand il s’agit de s’adresser en français à des jeunes natifs !
Il faudrait aussi souligner ici le paradoxe qui s’est opéré dans le fait d’intégrer les classes passerelles dans des établissements à discrimination positive, c’est-à-dire au sein d’une population déjà elle-même fragilisée, tant dans ses pratiques linguistiques que dans le sentiment d’exclusion parfois ressenti.
Cependant, nous pouvons parier aussi sur la force de l’expérience multiculturelle pour ces jeunes. Pour Yeimi, cette cohabitation, au départ forcée, représente quelque chose d’extraordinaire, une expérience impensable même en République Dominicaine. Samiha, quant à elle, estime avoir appris énormément de ces années partagées avec les autres primo arrivants, à commencer par des valeurs humaines …
Références
[1] Pour être considéré comme un élève primo-arrivant, il faut réunir trois conditions :
- être âgé de 2 ans et demi au moins et de moins de 18 ans ;
- soit avoir introduit une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié ou s’être vu reconnaître la qualité de réfugié ; soit être mineur accompagnant une personne ayant introduit une demande de reconnaissance de la qualité de réfugié ou s’étant vu reconnaître la qualité de réfugié ; soit avoir introduit une demande de reconnaissance de la qualité d’apatride ou être reconnu comme apatride ; soit être ressortissant d’un pays considéré comme pays en voie de développement.
- être arrivé sur le territoire national depuis moins d’un an.
[2] Notre analyse se centrera sur les pratique de l’établissement suivant : Campus Saint-Jean, Chaussée de Ninove 136 à Molenbeek.
[3] Les élèves suffisamment francisés à leur arrivée rentrent dans une classe équivalente à celle de leur niveau d’études.
[5] Il semble d’ailleurs utile de remarquer que beaucoup de jeunes primo arrivants deviennent au dehors les interprètes en français pour leurs parents, et cela parfois au détriment de leur propre scolarité.
[6] Dans sa forme actuelle, le décret permet aux élèves considérés comme primo arrivants de rester en classe passerelle pour une période de deux fois six mois. Cette règle pose certaines contraintes encore difficiles à résoudre à ce jour. D’une part, pour des raisons pédagogiques, l’arrivée de jeunes en cours d’année peut être problématique. D’autre part, certains élèves, même au terme d’une année d’apprentissage intensif de français, ne disposent pas encore d’un bagage linguistique suffisant. Il est d’ailleurs impossible de considérer que tous les jeunes sont égaux devant l’apprentissage du français. Les ressortissants du Maghreb, anciennement francisé, peuvent voir leur apprentissage facilité, les élèves dont la langue maternelle est une langue romane bénéficient également d’un certain avantage linguistique. Certains élèves évoluent dans un milieu familial plus ou moins francophone, d’autres pas. Mais, actuellement, le cadre légal reste le même pour tous.
[7] Cette différence de procédure dans l’orientation fait aujourd’hui l’objet d’une certaine polémique, certains considérant cette pratique comme pédagogiquement discriminante.
[8] L’accès à la classe passerelle est limité aux ressortissants de certains pays, selon une liste établie par l’OCDE. A titre d’exemple, les ressortissants polonais, en raison de l’adhésion récente de la Pologne à l’Union européenne, ont obtenu une dérogation provisoire mais il est possible que, à terme, ils se voient refuser l’accès à la classe passerelle. La limite de la pertinence de cette liste se pose aussi pour les enfants nés à l’étranger mais dont l’un des parents est Belge.
[9] Ainsi, dans l’établissement observé, la population scolaire, depuis l’instauration de la classe passerelle, s’est réellement métamorphosée en quelques années. En 2000, le Campus Saint-Jean est une école en discrimination positive recevant essentiellement des élèves issus de l’immigration maghrébine de deuxième ou de troisième génération, aujourd’hui elle est devenue une école à composante multiculturelle.