« Le phénomène de la migration engendre une crise identitaire au niveau européen plus sérieuse encore que la crise de l’Euro et de la Grèce parce que c’est par l’attitude dont on fait preuve à l’extérieur de nos frontières qu’on construit l’identité même de l’Europe. Notre façon de gérer la migration, qu’elle soit d’asile ou autre, montre à l’extérieur qui nous sommes, quelles sont nos valeurs» estimeFrançois De Smet, le Directeur de Myria (ex- Centre Fédéral Migration), pour faire part de l’enjeu politique qu’implique l’accueil des réfugiés qui fuient en masse la guerre et la violence au Moyen-Orient et dans la Corne de l’Afrique.
Des chiffres record
Les chiffres démontrent amplement qu’en effet, il y a « crise ». En 2014, les migrations pour raisons politiques et humanitaires au sein de l’OCDE ont atteint un niveau record depuis 1992 et la guerre en ex-Yougoslavie[1]. 800.000 demandes d’asile ont été enregistrées dans les pays membres de l’OCDE et on s’attend à ce que ces chiffres augmentent encore de manière importante en 2015. L’Allemagne reste, en chiffres absolus, la championne de l’accueil des demandeurs d’asile en Europe. Elle totalise, à elle seule, un cinquième des demandes d’asile enregistrées sur l’ensemble des pays membres de l’OCDE. Un tiers de cette augmentation est dû à un afflux de Syriens qui n’est pas près de ralentir : on constate que sur le seul dernier trimestre de l’année 2014, on a enregistré autant de demandes d’asile de Syriens que sur la totalité de l’année 2013. Parmi les demandeurs d’asile, les Irakiens, Afghans, Érythréens et Ukrainiens sont également largement représentés. La pression migratoire sur certains pays est énorme : la Suède a enregistré, pour le seul mois d’octobre, 40.000 demandes d’asile (soit plus que ce que la Belgique n’enregistre sur une année). Pour répondre à ce flux ininterrompu de demandes, la Suède a rétabli des contrôles à ses frontières : « Les gens sont obligés de dormir sous des tentes, dans les bureaux de l’office ou dans des centres d’évacuation. Nous ne remplissons plus notre mission qui est d’offrir un toit à chacun […]. Le rétablissement [des contrôles aux frontières] peut nous y aider » a expliqué Mr Ygman, Ministre de l’intérieur suédois, au Sommet européen organisé à la Valette les 11 et 12 novembre dernier. A l’échelle globale du phénomène migratoire en cours, ces chiffres sont pourtant minimes. Sur les cinq millions de personnes ayant fui la Syrie, l’Union européenne n’en a accueilli à ce jour que 4%, soit 123.000 personnes. Aujourd’hui, c’est la Turquie, le Liban, la Jordanie, l’Irak et l’Égypte qui prennent majoritairement en charge l’accueil des réfugiés pour la plupart syriens. A elle seule, la Turquie accueillie plus de deux millions de Syriens ayant fui la guerre, soit près de la moitié des réfugiés syriens du monde, le Liban en recense 1,6 million, la Jordanie, 600.000.
Sueurs froides et solutions à court-terme
C’est dire si ces hordes de réfugiés syriens présents dans des camps en Turquie donnent des sueurs froides aux décideurs européens qui constatent que les frontières de l’espace Schengen, notamment grecques, ne sont pas aussi bien gardées qu’ils le souhaiteraient. Malgré une police des frontières européennes (FRONTEX) dont le budget a été revu à la hausse, les migrants continuent leur route jusqu’à la Hongrie de Viktor Orban qui, fin de l’été 2015, a décidé d’ériger une barrière de barbelés et de poster un important effectif policier à sa frontière avec la Serbie pour endiguer le flux de réfugiés. Pour éviter de telles dérives, l’UE cherche à proposer des solutions collectives. Au menu des solutions à court-terme émises pour gérer l’afflux de migrants, deux décisions ont été prises :
1) Un accord à l’arraché – malgré le refus de la Hongrie, la Slovaquie, la République tchèque et avec l’abstention de la Finlande[2] – sur l’accueil et la relocalisation de 160.000 réfugiés dans les deux années à venir. Les migrants seront « triés » dans des centres d’accueil européens (ou « hotspots » voir point suivant) en Grèce et en Italie et relocalisés, si leur demande d’asile est acceptée, dans l’ensemble des pays-membres selon une clé de répartition contraignante. La Belgique devrait recevoir, dans les deux prochaines années, quelques 4.450 réfugiés. Aujourd’hui, seuls 160 migrants (dont 30 en Belgique) ont effectivement été relocalisés.
2) L’installation de « hotspots » dans les pays de première ligne (la Grèce, l’Italie et dans un premier temps, la Hongrie qui, suite à son refus d’héberger un de ces centres d’accueil sur son territoire, sera considérée, au même titre que les autres pays-membres comme un pays de « relocalisation » des migrants), rebaptisés « centre de tri » par les organisations de défense de droits de l’homme et dont l’objectif est d’aider les pays à contrôler, identifier et enregistrer les migrants qui arrivent aux frontières et distinguer les personnes qui fuient la guerre (les réfugiés) des migrants dits « économiques ». Du matériel, du renfort humain, des moyens et l’appui de diverses agences européennes telles que Europol (police européenne), Eurojust (coopération judiciaire européenne), Frontex (police des frontières) et EASO (Bureau européen d’appui en matière d’asile), dont certaines sont présentes pour prévenir l’entrée de djihadistes sur le sol européen, sont prévus au programme…
Un programme toujours pas opérationnel, comme le déplore le Commissaire à la Santé Andriukaitis. Début décembre, dans une lettre adressée au Président de la Commission Jean-Claude Juncker, il décrit des scènes de chaos et relate de nombreux cas de violations des droits de l’homme dans le hotspot de l’île de Lesbos en Grèce : « Des enfants meurent d’hypothermie suite à leur débarquement sur les plages de Lesbos (…) des gens meurent de pneumonie par manque de tentes, de couvertures, de chaufferettes. (…) Nous devons envisager des solutions urgentes, des mesures extraordinaires pour des temps extraordinaires. (…) Pour ce faire, nous devons peut-être penser à déroger à certaines des règles régissant nos fonds et programmes, afin d’accélérer notre réponse à la lumière de cette tragédie en cours ». Suite à cette lettre, l’UE a décidé de menacer la Grèce de suspendre son adhésion à l’espace Schengen si les décisions prises concernant les hotposts n’étaient pas appliquées d’ici mi-décembre. Cette description catastrophique de l’opérationnalité des hotspots donne raison aux associations qui dénoncent le manque de transparence dans la mise en place de ces centres d’accueil européens et qui préviennent des dérives en termes de respect des droits de l’homme que peuvent impliquer ces rassemblements de migrants. Ces hotspots testent, dans les faits, une nouvelle politique d’accueil des migrants en Europe et ils constituent une exception au système de Dublin II[3] qui régit la politique migratoire de demandeurs d’asile sur le continent : « A mon avis, on va immanquablement renégocier le système de Dublin car il craque de toutes parts. D’une part, on ne peut plus renvoyer les demandeurs d’asile vers la Grèce suite à une décision de la Cour de justice européenne, d’autre part les accords Schengen sont suspendus dans certains pays et par ailleurs, on sait que les critères de la Convention de Genève ne sont pas appliqués de la même manière dans chaque État-membre. Concrètement, vous avez plus de chances de voir votre demande aboutir si vous l’introduisez en Allemagne plutôt qu’en Slovaquie ou en Hongrie. Mais on en sait très peu sur ces hotspots et sur la manière dont ils sont gérés. Il faut s’assurer qu’ils ne se transforment pas en grands centres de détention pour migrants. La manière dont les retours vont être organisés doit aussi être surveillée. Nous sommes en train d’enquêter à ce sujet » nous dit François De Smet.
Une gestion offshore de l’asile ?
Afin d’éviter les drames humains qui se jouent chaque jour dans les mers jouxtant l’Europe, plusieurs pays ont ressuscité l’idée (déjà formulée par Tony Blair en 2003) d’installer ces hotspots en dehors de l’UE de façon à gérer les demandes des candidats à l’asile en Europe à partir des pays de transit… Une idée qui sonne juste aux oreilles de la chancelière allemande Angela Merkel et qui a fait l’objet de discussions au sein d’un petit groupe de huit pays en marge du Sommet avec la Turquie (et baptisé par certains « Sommet des bonnes volontés »), notamment constitué de la Belgique qui, au contraire de l’Allemagne, juge cette idée avec retenue.
Certains observateurs avisés encouragent l’idée, comme c’est le cas de Massimo D’Alema, ancien Premier ministre italien : « Je pense qu’on aurait tout intérêt à avoir une présence européenne au-delà de la Méditerranée pour faire sur place la sélection des demandeurs d’asile, avec l’aide des Nations Unies. On pourrait ensuite assurer leur transport en Europe. C’est la façon la plus efficace de lutter contre les trafiquants. Ce serait un système rationnel, humain, et finalement moins coûteux que les missions de surveillance des frontières actuelles. ». D’autres fustigent ce principe de gestion offshore de l’asile et dénoncent, dans un article relayé par Médiapart, le « secret » dans lequel un premier centre d’accueil européen serait aujourd’hui testé dans la ville d’Agadez, dans le Nord du Niger, en collaboration avec l’Organisation Internationale des Migrations (OIM).« Tout d’abord, la ville nigérienne d’Agadez est tout sauf sûre. Connue comme une plaque tournante pour les trafiquants de drogue, les trafics d’êtres humains, les trafics d’armes, les révoltes des rebelles touaregs, les combattants de Boko Haram, et les bandits en maraude, elle n’est un refuge adapté pour quiconque. » explique Sebastian Elischer dans le magazine Foreign Affairs[4]. « Par ailleurs, les bailleurs de fonds occidentaux sont des poètes quand ils s’emploient à rassurer le monde sur les qualités démocratiques de leur dernier allié [le Niger] dans la guerre contre la terreur (…) ».
Élargir le débat aux pays d’origine et de transit
Pourtant, c’est en incluant dans les débats les chefs d’États et de gouvernements des pays d’origine et de transit des migrants – dans la lignée des processus de Rabat et de Khartoum – que l’Union européenne compte agir. Le Sommet de la Valette a jeté les bases d’une nouvelle coopération en invitant des partenaires étatiques d’Afrique subsaharienne, centrale et du Maghreb à s’attaquer ensemble aux « causes profondes de la migration ». Les débats ont parfois été houleux et la Déclaration politique commune n’insiste pas comme les Européens le voulaient sur les retours forcés (dont les Africains ne voulaient pas entendre parler, préférant les retours volontaires) et elle n’aborde pas, comme souhaité par les Africains, la possibilité d’ouvrir des canaux légaux de migration dite « économique » ou « de travail ».
Un fonds fiduciaire d’urgence de 1.8 milliard d’Euros a par ailleurs été octroyé par l’UE pour lutter contre « les causes profondes de la migration illégale en Afrique » dont « l’objectif est d’améliorer la stabilité et de s’attaquer aux causes profondes des flux migratoires irréguliers dans les régions du Sahel, du lac Tchad, de la Corne de l’Afrique et de l’Afrique du Nord. Ce Fonds aidera ces régions à améliorer leurs perspectives socio-économiques et à concevoir des politiques de gestion des migrations. ». L’UE veut également accompagner ces pays à mettre en place une meilleure gestion et organisation de leur État civil.
Mais c’est surtout vers la Turquie et ses deux millions de réfugiés que tous les regards se tournent. Dimanche 29 novembre, un sommet rassemblant les chefs d’État et de gouvernements européens et le Premier ministre turc s’est tenu à Bruxelles. Objectif ? Faire en sorte que la Turquie garde une partie importante des réfugiés syriens présents sur son territoire et les intègre dans sa société en offrant des permis de travail aux adultes et en permettant aux enfants d’être scolarisés. L’UE a promis trois milliards d’euros, libérés par tranches sur une période de deux ans au regard des projets mis sur pied et des résultats obtenus. C’est moins que les sept milliards que la Turquie a déjà investis sur fonds propres pour gérer cette présence de Syriens sur son sol.
« Entamer un dialogue avec les pays du Sud sur cette question de la migration constitue, à mes yeux, un progrès. L’Union européenne doit se connecter avec les pays d’accueil et de transit pour aborder le phénomène dans ses dimensions culturelles, historiques, socio-économiques. Sur cette question de la migration, il faut aller au-delà de la dissociation des critères purement utilitaristes (d’une Europe qui ne pourra pas accueillir tout le monde) d’avec ceux de la philanthropie qui consiste à accueillir toute personne en danger. Cela dit, il faut rappeler que, dans le cas présent, nous faisons face à un afflux de personnes qui migrent pour échapper à un conflit et qui, aux yeux de la Convention de Genève, sont des réfugiés qui sont en droit de demander l’asile. » précise François De Smet.
Des sociétés civiles européennes aux premières lignes
En parallèle de ce brouhaha de sommets de chefs d’État, c’est au cœur même des sociétés civiles européennes qu’un travail de dialogue peut être réalisé, afin de sensibiliser l’opinion publique à une gestion collective du phénomène migratoire : « Il faut bien comprendre que les politiciens des nations de l’Est de l’Europe reflètent des opinions publiques qui ont construit leur identité d’origine en opposition à l’Empire ottoman et aux musulmans. Par ailleurs, en étant derrière le rideau de fer, ces nations ont « échappé » à deux types de migrations que nous avons vécues, d’abord la migration d’asile et l’accueil des réfugiés vietnamiens, hongrois, chiliens,… Ensuite la migration économique organisée de manière bilatérale entre pays. Il y a donc une peur de l’étranger ancrée qu’il s’agit d’expliquer et de questionner de manière complexe en faisant appel à des référents culturels et historiques » explique François De Smet pour nous aider à comprendre les racines des divergences européennes actuelles. Dans une interview à l’Obs, Massimo d’Alema[5] explique qu’en d’autres temps, l’accueil des réfugiés des guerres a pu s’organiser différemment : « Pendant la guerre du Kosovo, on a su organiser ensemble l’accueil de 200.000 réfugiés, sans faire de vagues. Mais c’était une autre Europe, une Europe à quinze, avec une communauté de valeurs et le Conseil européen était formé par onze Premiers ministres socialistes. On était tous amis et on s’est mis d’accord en une nuit, au téléphone. Il n’y a eu aucun boat people, nous avons pris les décisions en amont et envoyé nos propres bateaux, des avions. » Il est clair que les conceptions de l’accueil entre pays diffèrent largement : entre des pays comme l’Allemagne qui ont annoncé ouvrir largement leurs portes aux réfugiés, d’autres pays tels que la France et la Belgique qui font courbe rentrante et d’autres encore tels que la Hongrie qui refusent catégoriquement l’installation de migrants sur leur territoire et qui font preuve d’une position musclée à l’égard des milliers de migrants candidats à l’asile, l’Europe des 28 est profondément désunie.
Dans ce concert de voix discordantes, d’avis contraires et de petits pas face à une crise de l’asile sans précédent depuis la fin de la deuxième guerre mondiale, des changements s’imposent afin que des hommes, des femmes et des enfants puissent jouir des mêmes droits où qu’ils se trouvent dans le monde. « L’idéal à atteindre reste la libre circulation non-contrainte de tous et de toutes. Dans notre bulle européenne de prospérité et de paix, nous devons agir. Mais les solutions doivent également être pensées globalement avec les autres pays industrialisés » conclut le Directeur de Myria. A quand un sommet entre « pays riches », membres de l’OCDE, pour répondre largement et de manière cohérente aux millions de demandes d’asile de familles qui fuient la guerre ?
Avec la collaboration de Raphaël Darquenne et Delphine Huybrecht pour la relecture.
Notes / Références
[1] Voir Rapport OCDE « Perspectives des migrations internationales 2015 »
[2] Depuis, la Pologne, via sa nouvelle chef d’État conservatrice Beata Szydlo, a déclaré qu’elle rejetait le système de solidarité de relocalisation imposé par l’UE et qu’elle « ne voyait pas la possibilité politique de le respecter ».
[3] Le règlement Dublin II vise à « déterminer rapidement l’État membre responsable [pour une demande d’asile] »[] et prévoit le transfert d’un demandeur d’asile vers cet État membre. Habituellement, l’État membre responsable sera l’État par lequel le demandeur d’asile a premièrement fait son entrée dans l’UE. Le Règlement Dublin a été pensé pour éviter que les demandeurs d’asile introduisent plusieurs demandes dans des pays différents et pour lutter contre le « shopping de l’asile ».
[4] Elischer S., « The EU’s migration diversion », The Foreign Affairs, Septembre 2015 : https://www.foreignaffairs.com/articles/niger/2015-09-15/eus-migration-diversion (consulté le 30/11/2015)
[5] L’Obs, « Migrants : Il faut harmoniser les critères d’asile au sein de Schengen », Septembre 2015 : http://tempsreel.nouvelobs.com/monde/migrants/20150901.OBS5073/migrants-il-faut-harmoniser-les-criteres-d-asile-au-sein-de-schengen.html (page consultée le 31/11/2015)