Le savoir est-il émancipateur ?
Commençons notre exploration du savoir émancipateur par un questionnement systématique visant à éclairer le lien entre le savoir et l’émancipation. En effet, il n’y a aucune évidence ni aucune certitude dans notre affirmation selon laquelle le savoir conduirait à l’émancipation ou même, simplement, favoriserait cette dernière. Les questions se précisent alors ainsi :
- De quel savoir parlons-nous ?
- Qu’est-ce donc que le savoir ?
- Qu’est-ce que l’émancipation ?
- De quelle façon le savoir peut-il servir l’émancipation ?
- Qui produit le savoir émancipateur ?
- Par quels canaux ce savoir se diffuse-t-il ?
- Qui se l’approprie et pour quoi faire ?
- Comment et à quelles conditions ?
- Etc.
Pour répondre à cette série de questions, nous envisagerons les liens entre trois dimensions incluses dans la problématique du savoir émancipateur : la production du savoir et les différents types de recherches « utiles » à l’émancipation ; les canaux de la transmission ainsi que les conditions et les moyens d’accès au savoir ; l’appropriation et l’utilisation du savoir pour l’action. Chacune de ces dimensions sera abordée tour à tour dans une analyse spécifique, tout en ne perdant jamais de vue la condition sociale du public concerné. Le propos de cette première analyse est de délimiter et baliser le terrain d’investigation dans son ensemble.
Qu’est-ce que l’émancipation
Pour évaluer le caractère émancipateur du savoir, il nous faut au préalable être au clair avec le concept d’émancipation lui-même. Une définition de cette notion est développée dans une autre analyse de ce site[1]. Reprenons en ici, sommairement, les principaux éléments. L’émancipation suppose l’accroissement de l’autonomie de pensée et d’action d’une personne. Elle se traduit dans une plus grande capacité à s’impliquer dans des actions de transformation de sa situation de vie concrète. Elle passe par la mise en œuvre de démarches impliquant à la fois plus de liberté, de justice et d’égalité. L’émancipation concerne plus particulièrement les individus qui sont privés du pouvoir ou limités dans l’exercice de ce dernier. Elle requiert une transformation des personnes, certes, mais elle exige aussi que les acteurs puissent réaliser des transformations institutionnelles qui modifient concrètement et durablement les rapports sociaux de domination. Autrement dit, l’émancipation revêt nécessairement une dimension collective. Tous ces éléments sont étroitement imbriqués entre eux et tissent ensemble la trame de l’émancipation, selon notre vision de ce concept.
Le savoir émancipateur vise donc à former un individu critique, conscient de son appartenance à un groupe social, capable de comprendre la condition sociale de ce groupe et de conduire efficacement des actions réfléchies de transformation de cette condition. En conséquence, le savoir intervient à trois moments dans le processus d’émancipation d’une personne :
- pour comprendre une situation de vie concrète et l’inscription de celle-ci dans son contexte social plus global,
- pour décoder son fonctionnement personnel et celui de son groupe d’appartenance,
- pour élaborer des stratégies de changement de cette situation et de ce fonctionnement, à la fois à l’échelon personnel et à l’échelon collectif.
L’aliénation
Un concept-clé pour comprendre l’enjeu intellectuel de l’émancipation est celui d’aliénation. Il y a plusieurs sens au terme aliénation. Nous l’entendons selon la conception mise en avant par Marx. Est aliéné celui qui ne possède pas la maîtrise de sa production et se voit dessaisi du produit de son travail. Du coup, la conduite de sa propre vie ne lui appartient plus … En ce sens, beaucoup de formes de travail et de modes de vie sont aliénants. Pour les besoins de notre réflexion, nous proposons de focaliser cette définition sur le registre du fonctionnement de l’intelligence. L’aliénation désigne alors le fait de ne pas pouvoir penser par soi-même, autrement dit le fait de penser comme un autre. La personne aliénée est amenée à lire la réalité à travers les grilles de lecture qui ont été ingérées par elle sans même qu’elle s’en rende compte, à accepter les explications toutes faites, à s’en remettre les yeux fermés aux spécialistes ou aux experts pour interpréter et résoudre les problèmes concrets de sa vie, etc. On peut parler d’aliénation car, dans ce cas, ne pouvant penser par lui-même, l’individu est en quelque sorte incapable de se penser lui-même. De la sorte, sa vie lui échappe. Il est dépossédé de lui-même et ne peut se définir une identité. Il ne peut pas se projeter et donc pas non plus se réaliser. Ce type d’aliénation nous guette tous, dans de nombreux domaines. Songeons à nos habitudes de consommation conditionnées par la publicité, par exemple.
Par contre, quelqu’un qui est capable d’identifier des problèmes et de se poser des questions concernant ses situations concrètes de vie, qui peut avoir accès à des sources documentaires concernant ces problèmes et ces questions, qui peut comprendre les informations et les explications reçues, qui peut mobiliser et tirer parti de ce savoir, bref, quelqu’un qui est en mesure d’exercer son esprit critique et de réfléchir hors des sentiers battus, est relativement peu aliéné par rapport à quelqu’un qui réfléchit à travers des moules de pensée le plus souvent implicites et non remis en question.
Le savoir revêt un caractère émancipateur visant à comprendre sa situation, à décoder sa propre manière de fonctionner et à élaborer des stratégies de changement, si (et seulement si) il favorise la désaliénation. Celle-ci n’est pas automatique. Le fait de rencontrer un savoir pertinent par rapport à un contexte social et à une situation concrète ne conduit pas de facto à l’analyse et à l’intelligibilité de ceux-ci, ni à la mobilisation de cette analyse dans l’action. Nous aborderons dans une autre analyse les conditions pour que l’appropriation du savoir puisse conduire à l’émancipation.
A ce stade, nous observons qu’une éducation (ex-ducere, conduire hors de) est requise pour permettre à la personne de passer de l’aliénation à l’autonomie. L’autonomie est en quelque sorte l’autre nom de l’émancipation, pour autant que cette autonomie soit comprise dans sa dimension collective (la personne n’existe qu’à travers ses liens sociaux). Nous considérons que des moyens, une méthode, des démarches sont nécessaires pour mener à bien ce processus éducatif. Ces moyens relèvent de ce que nous appelons une « pédagogie » émancipatrice. Une pédagogie qui dynamise, développe et autonomise des personnes. Une pédagogie qui se définit comme une pédagogie sociale.
Quels savoirs pour quel enjeu ?
Voyons à présent quels types de savoirs sont requis pour s’émanciper, en nous arrêtant à chacune des trois étapes évoquées ci-dessus (la compréhension de la situation vécue par la personne en lien avec le contexte; le décodage de son fonctionnement individuel et en groupe; l’élaboration de stratégies de changement).
Comprendre sa situation
Pour pouvoir comprendre sa situation et la situer dans son contexte social plus global, il est nécessaire de disposer d’explications globales de la réalité. Les sciences sociales nous offrent les ressources nécessaires. Elles proposent des analyses des logiques sociales à l’œuvre dans la société, en décryptant « l’ordre des choses » et en déconstruisant les évidences. Elles offrent des clés de lecture éclairant le pourquoi et le comment des différentes positions sociales et des contraintes qui pèsent sur les groupes dominés. En premier lieu, la sociologie et l’économie donneront ce type d’éclairage. Mais l’histoire a aussi son mot à dire puisqu’elle nous explique par quelles actions humaines et par quels enchaînements de faits et d’actions la situation est devenue ce qu’elle est. La lecture historique de la réalité précise également quelles visions des choses ont poussé les acteurs à agir comme ils l’ont fait. Elle permet ainsi de prendre conscience de l’héritage du passé qui est en partie encore à l’œuvre, spécialement à travers certaines idéologies d’hier mobilisées et (ré)activées par les acteurs d’aujourd’hui pour élaborer leurs projets.
Si les sciences humaines occupent une place privilégiée dans la compréhension de l’ordre des choses, d’autres disciplines, comme par exemple les techno-sciences ou les théories du management, permettent à leur tour de comprendre la forme matérielle prise par l’organisation sociale.
Les techno-sciences recouvrent les ressources techniques disponibles pour augmenter la puissance d’action des personnes mais elles incluent aussi l’organisation sociale mise en place pour faire fonctionner la technique au sens strict. Il en découle des contraintes induisant certains types de comportements individuels, un certain mode de fonctionnement social et certaines formes d’interdépendances et d’interactions entre les différentes catégories d’acteurs impliquées. Ainsi, par exemple, les chemins de fer sont plus que les multiples machines et les infrastructures qui sont utilisées pour assurer le transport quotidien de milliers de personnes (la technique). Ils comprennent aussi l’organisation qui rend possible le fonctionnement de ce service (la technologie). Améliorer le service public des chemins de fer suppose une action sur les équipements, mais aussi sur la planification des déplacements des trains et donc sur les conditions organisationnelles en amont de cette planification. L’action dans un certain nombre de terrains de l’émancipation exige donc la compréhension des logiques technologiques induites par les choix scientifiques et les choix sociaux dans ces domaines.
Les modèles du management, quant à eux, formalisent l’organisation des rapports entre les travailleurs au sein des entreprises et des institutions. Connaître ces modèles permet de comprendre les politiques de gestion adoptées dans les organisations. La forme concrète de l’organisation du travail et des relations entre les personnes au sein des organismes n’apparaît plus, dès lors, comme la conséquence logique d’un ordre des choses « naturel », qui serait unique et inéluctable. Les modes d’organisation observés sur le terrain sont analysés en tant que conséquences des décisions et choix effectifs des acteurs en position de pouvoir dans l’entreprise. Ces choix peuvent être décodés et compris en cherchant à expliciter les modèles normatifs qui guident les décideurs. Les théories justifiant les modèles normatifs peuvent à leur tour être soumises à l’analyse, à la discussion et à la critique.
Les théories du management se distinguent des autres sciences sociales citées ci-dessus. A la différence de ces dernières, elles se veulent normatives et programmatiques alors que les autres sciences sociales se veulent avant tout explicatives. Les techno-sciences ont un statut intermédiaire : elles expliquent certains fonctionnements matériels mais créent aussi de nouvelles machines, qui, une fois produites et utilisées largement sur le plan social, modifient (« programment ») inévitablement le quotidien de la vie.
Décoder son fonctionnement et celui de son groupe
La compréhension de son fonctionnement individuel et groupal fera appel à la psychologie, à la psychologie sociale et à l’analyse institutionnelle, en plus des sciences humaines déjà mentionnées ci-dessus (ne perdons pas de vue que les comportements individuels peuvent aussi être compris par l’analyse des logiques globales liées au contexte social).
La psychologie se penche sur les caractéristiques psychiques des individus pour en dégager les ressorts du fonctionnement personnel. Elle éclaire les motivations des comportements, les siennes comme celles des autres. Elle permet ainsi de comprendre ce que chacun a à gagner, psychologiquement, dans une implication sociale. La psychologie sociale, quant à elle, étudie les relations dans les groupes concrets. Elle s’intéresse donc à la communication, aux interactions, à l’autorité, au pouvoir dans les relations, à la manipulation, à l’échelle du petit groupe. Enfin, l’analyse institutionnelle se place à l’échelle organisationnelle et se concentre sur les relations de pouvoir, souvent implicites, existant entre différentes catégories d’acteurs au sein d’une institution. Elle met aussi en lumière le potentiel de créativité collective qui peut se voir libéré grâce à l’élucidation des relations de pouvoir dans l’institution.
Mener l’action
Pour mener l’action elle-même et élaborer les stratégies de changement d’une situation de vie concrète, le sujet partageant avec d’autres une même condition sociale peut faire appel à des savoirs spécifiques. Nous pensons ici à la praxéologie, la science de l’action. La praxéologie four nnit, d’une part (a priori), des outils conceptuels d’anticipation et de planification des buts et des moyens pour conduire une action donnée et l’inscrire dans une optique d’efficacité. Ces outils conceptuels permettent, d’autre part (a posteriori), d’évaluer si les initiatives prises ont été efficaces et de définir quelles seraient éventuellement les nouvelles démarches à entreprendre (feedback et régulation). Deux outils méthodologiques sont spécialement adéquats pour atteindre cet objectif : le modèle d’action et le projet[2].
L’action sociale est inévitablement conflictuelle car elle met en présence des groupes sociaux poursuivant des intérêts divergents. Ainsi, par exemple, si les associations écologistes se mobilisent pour obtenir la sortie du nucléaire, les grands groupes fournisseurs d’électricité défendent le développement de cette forme d’énergie. La branche de la politologie qui étudie les conflits, la conduite des luttes, les controverses, les formes de négociations et de transactions, etc. est elle aussi source d’enseignement pour l’action. Résumons ce qui précède par un tableau :
Types de savoir et étapes de l’émancipation | |
Étapes de l’émancipation | Types de savoir |
Comprendre sa situation | Sociologie. Économie. Histoire. Techno-sciences. Théories du management |
Comprendre son fonctionnement et celui de son groupe | Psychologie. Psychologie sociale. Analyse institutionnelle |
Mener l’action | Praxéologie. Politologie |
Le choix des savoirs « utiles » : une démarche négociée et dialectique
Les groupes et les personnes s’inscrivant dans une démarche émancipatrice n’ont évidemment pas besoin de recourir à l’ensemble des théories de chacune de ces disciplines. Le choix des notions, des concepts et des explications à mobiliser et à utiliser dépend de chaque situation en particulier ainsi que du registre d’action choisi par la personne ou le groupe.
Dans la transaction entre un formateur et un groupe, une sorte d’alliance s’établit autour de la définition des priorités poursuivies (quelle situation voulons-nous changer ?; quels buts espérons nous atteindre ?; quelles stratégies pensons-nous mettre en place ?; etc.). Ces priorités induiront alors le choix (lui aussi négocié avec les membres du groupe) des savoirs « utiles » en fonction de la situation et du projet partagés par eux. Il ne s’agit pas d’un parcours linéaire mais plutôt d’un mouvement dialectique : la prise de connaissances des savoirs « utiles » aide en retour le groupe à réajuster et à préciser ses priorités d’action. En outre, la mise en place de l’action elle-même appelle le recours à d’autres savoirs « utiles » …
Références
[1] Grootaers D., Tilman F., La pédagogie émancipatrice dans le cadre des formations d’insertion socioprofessionnelle (I). Cette analyse définit le concept d’émancipation et propose des critères pour déterminer si une pédagogie est émancipatrice ou non.
[2] Pour en savoir plus sur ces outils, on consultera le livre de Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Chronique Sociale, 2004.