Savoir et émancipation IV

l'appropriation des savoirs émancipateurs

Il ne suffit pas d’avoir accès aux savoirs utiles à l’action éducative et sociale émancipatrice. Il faut encore pouvoir se les approprier et les mobiliser sur le terrain de l’action. La chose n’est pas aisée. Cet article analyse les conditions pour réussir cette démarche.  

Nous avons traité le problème du rapport entre le savoir et l’émancipation à travers différentes questions. Tout d’abord, de quoi parle-t-on quand on parle de savoir et quand on parle d’émancipation ? Dans un premier article, nous avons défini l’émancipation et les différents types de savoir[1]. Ensuite, nous nous sommes demandés comment sont produits les différents savoirs, ce qui a fait l’objet d’un deuxième article[2]. Dans un troisième, nous expliquions comment les publics dominés peuvent avoir accès aux savoirs qui favoriseraient leur émancipation[3]. Dans ce dernier article, nous traitons de la principale question, en définitive, celle de l’appropriation du savoir émancipateur par un groupe de base[4]. La question subsidiaire est celle de la place des intervenants dans ce travail d’appropriation.

L’intervenant-médiateur

Suite aux réflexions présentées dans l’article Savoir et émancipation (III). La diffusion des savoirs émancipateurs, nous sommes convaincus que l’appropriation des divers produits du savoir utile ne peut se réaliser spontanément par des personnes peu scolarisées, sauf exception. C’est précisément là une facette de l’aliénation qui caractérise la domination sociale: les groupes dominés ne sont pas en mesure d’accéder directement au savoir qui pourtant leur serait utile pour améliorer leur situation, alors même qu’ils sont conscients de l’existence et de l’utilité de ce savoir. Ils ont besoin de l’intervention d’un « médiateur ».

C’est pourquoi la posture et le rôle de l’intervenant face au savoir sont cruciaux pour pouvoir mener à bien l’émancipation des groupes dominés. Cette posture et ce rôle sont spécifiques à sa fonction de médiateur. L’intervenant n’est pas un chercheur. Mais il doit être suffisamment formé pour comprendre et manipuler les résultats de la recherche. Il pourra prendre du recul par rapport au stock des connaissances. L’intervenant n’est pas non plus un simple relais du savoir savant. Mais il doit pouvoir sélectionner, sans trahir, les matériaux intellectuels dont il a besoin. Il saura les transmettre au bon moment et sous une forme adéquate par rapport aux caractéristiques du public visé et aux données concrètes de la situation de ce dernier. Et pour cela, il fera appel à une série d’autres savoirs et savoir-faire qui l’aideront à comprendre la culture et le fonctionnement du groupe avec lequel il travaille. Le médiateur fera donc preuve d’une certaine transversalité sociale qui lui permet d’être à l’aise tant vis-à-vis du monde intellectuel de la production du savoir que vis-à-vis des situations vécues par les milieux populaires.

La position du médiateur est inconfortable car il n’appartient véritablement à aucun des deux mondes qu’il fréquente, ni celui de la recherche et ni celui du public. Quand il les côtoie, il peut être mal perçu et mal identifié car les membres de chacun de ces deux mondes manquent généralement de repères pour pouvoir le situer, au point même de le voir parfois comme une menace. Aux chercheurs, il peut suggérer que leur savoir est stérile socialement et sert avant tout à les faire exister professionnellement. Cette impression de suspicion ne rend pas toujours le médiateur sympathique aux yeux des chercheurs. Pour les personnes du terrain, le médiateur peut incarner un pouvoir, celui exercé par les « initiés » au monde savant sur ceux qui n’y ont pas accès. Ce sentiment de dépendance peut conduire ces derniers au rejet du médiateur.

Le premier travail pour le médiateur est de se faire accepter par le groupe de base. Cet ancrage n’est pas gagné d’avance. Sauf s’il s’agit d’un travailleur social issu du milieu avec lequel il travaille, les membres des groupes de base peuvent se demander ce que cherche ce professionnel ou ce volontaire, venu d’ailleurs. Que leur veut-il exactement? Qu’a-t-il à gagner en s’investissant de la sorte ? Pour l’intervenant, la première étape d’une démarche d’émancipation consiste à faire reconnaître son rôle et sa position par le groupe avec lequel il travaille. Pour y parvenir, il montrera que sa solidarité repose sur un intérêt personnel certes, mais que cet intérêt, même s’il ne coïncide pas avec celui des membres du groupe, permet pourtant une alliance objective avec eux[5].

En effet, la condition sine qua non à remplir par l’intervenant est le choix de la solidarité avec les groupes dominés, combiné à la conviction de leur possible émancipation. Cette conviction est décisive. La démarche d’émancipation requiert tout un travail pour que le groupe de base puisse progressivement se prendre en main et devenir autonome dans la conduite de son émancipation. Une foi dans le potentiel des personnes et des groupes est donc nécessaire. Une foi qui refuse de considérer l’état actuel des choses comme inéluctable. Une foi qui motive la recherche des moyens efficaces pour casser la résignation et le défaitisme ainsi que pour réveiller les capacités d’analyse et d’action des personnes dominées.

La reconnaissance et l’analyse de la situation jugée insatisfaisante

La rencontre avec le savoir ne se fait pas d’emblée dans la démarche d’émancipation. La première étape de la démarche est la prise de conscience, par les membres du groupe, qu’ils partagent une situation frustrante et que celle-ci est inacceptable à leurs propres yeux.

A partir de ce premier constat et de l’indignation, voire de la révolte qu’il suscite, il y a un double travail à mener:

  • tout d’abord, mobiliser l’énergie de la frustration, en l’orientant vers une volonté de changement, c’est-à-dire transformer l’énergie de l’indignation en force d’engagement ;
  • ensuite, chercher à comprendre les tenants et les aboutissants de la situation jugée insatisfaisante. Autrement dit, s’atteler à l’analyse du problème dans lequel le groupe se sent impliqué et auquel il souhaite apporter une réponse en terme d’action.

C’est en s’inscrivant au cœur de cette étape de conscientisation que la rencontre avec le savoir peut pleinement prendre sens.

La prise de conscience n’implique pas seulement une dimension d’analyse. Elle y associe une dimension affective (la reconnaissance d’une frustration, d’une souffrance) et une dimension éthique (l’expression d’une indignation, d’un refus de l’état actuel des choses et d’une volonté d’action de changement). La conscientisation emprunte donc une démarche complexe, libérant la parole des membres du groupe, tout en les encourageant à s’approprier les grilles d’analyses et les acquis de la recherche éclairant leur problématique, à tous les niveaux. A ce stade, cette appropriation concerne les savoirs relatifs à la compréhension de la situation mais aussi ceux relatifs au fonctionnement personnel des membres du groupe et à la dynamique du groupe en tant que collectif.

Grâce à des outils d’animation « ad hoc » apportés par l’intervenant, le savoir utile à l’analyse sera approprié par le groupe de base, au fur et à mesure que ce dernier avance dans l’examen du problème. Le groupe expérimente en réalité le mouvement dialectique du développement cognitif: il s’exerce à analyser en même temps qu’il découvre, manipule, puis s’approprie des notions et des informations qui éclairent la situation étudiée.

L’intervenant ne peut se contenter de transmettre les savoirs à utiliser dans l’examen du problème. Il s’agit, en effet, pour les membres du groupe de base, de s’approprier les notions et les informations en lien avec leur vécu. Celles-ci ne peuvent donc être appréhendées comme des règles générales, ni perçues comme extérieures à l’expérience du public concerné.

Certaines données générales sont utiles, voire nécessaires, pour éclairer une situation particulière. Mais elles ne se suffisent pas à elles-mêmes. Encore faut-il que les acteurs de terrain soient conduits à se demander en quoi leur condition participe à certaines logiques plus globales mises en évidence, par exemple, grâce à la présentation de données statistiques ou à travers l’explication de mécanismes sociaux. Les données générales devront donc être interrogées à partir de la situation particulière du groupe.

Quant aux notions et informations mobilisées directement pour l’analyse de la situation problématique, elles seront expliquées simplement, puis utilisées et appropriées par les acteurs de terrain, à travers des discussions au cours desquelles ils chercheront à rendre compte des situations concrètes qu’ils vivent. Au cours de ces échanges, l’intervenant encourage l’expression des idées de chacun, reformule certaines affirmations pour les mettre en évidence, pour les rendre plus claires, pour vérifier si elles reflètent bien la pensée de l’interlocuteur. Il synthétise enfin les conclusions de l’analyse.

La conduite de l’action

Après le temps de la prise de recul et de l’analyse du problème (correspondant à la conscientisation), la seconde grande étape de la démarche d’émancipation concerne le passage à l’action pour transformer la situation insatisfaisante. Cette nouvelle étape est le fruit d’une conscientisation réussie.

Dans cette étape de la définition de l’action à mener et du choix des stratégies efficaces, certains produits du savoir seront ici aussi utilement mobilisés. Mais comme pour l’étape de la conscientisation, la rencontre avec ce savoir n’est ni immédiate, ni directe.

Le risque existe, pour des groupes de base peu assurés socialement, de s’en remettre à des spécialistes pour leur demander de leur indiquer les chemins à suivre en vue de résoudre leur problème. Un autre piège serait d’emprunter des dispositifs et des stratégies d’action à certains groupes censés vivre des situations analogue à la leur, pour les copier tels quels. Le rôle de l’intervenant est de contrer cette recherche de solutions « clés sur porte » et de modèles « prêts-à-porter » pour amener le groupe à définir lui-même ses priorités et ses stratégies, quels résultats il veut obtenir, où il veut aller et par quelles voies.

Lorsque le groupe s’est engagé dans ce travail de clarification avec l’aide méthodologique de l’intervenant, alors et alors seulement, les apports des pratiques théorisées et des autres produits de savoir issus des différents types de recherche [6] sont précieux pour élaborer les stratégies adaptées aux objectifs qu’il s’est donnés. A l’intervenant, encore une fois, de jouer son rôle de médiateur, de faire l’interface entre les savoirs utiles disponibles et les besoins du groupe et de favoriser l’appropriation de ces savoirs en les articulant à l’opérationnalisation de l’action décidée par le groupe [7].

Retour sur la question du savoir émancipateur

Rappelons-nous nos grandes interrogations de départ[8]La vérité est-elle révolutionnaire ? Le savoir est-il émancipateur ? Au terme de la réflexion menée au fil des quatre articles sur le savoir et l’émancipation, nous savons maintenant que, comme telles, ces affirmations n’ont pas de sens. La lucidité ne découle pas automatiquement de la confrontation aux savoirs, et encore moins la mobilisation nécessaire à l’action. C’est parce qu’ils ont expérimenté cette impasse que les communistes ont inventé le concept d’« avant-garde du prolétariat ».

Cette « avant-garde »  est censée se substituer aux travailleurs dans la définition de leur problème et la conduite de leur action. En effet, les travailleurs, à cause de leur position sociale dominée et de leur aliénation, sont considérés comme incapables d’analyser les causes et de dégager les enjeux des situations injustes touchant leur propre condition de vie. Selon l’idéologie marxiste, une élite éclairée par le savoir doit intervenir pour penser pour le peuple, instruire ce dernier et lui servir de guide pour l’action. Selon cette conception, la vérité portée par l’avant-garde est révolutionnaire. Par une ironie de l’histoire, un principe qui se voulait émancipateur, a donné lieu à des formes politiques porteuses d’une forme extrême d’aliénation du peuple …

Le lecteur l’aura compris, nous ne partageons pas cette vision d’une avant-garde éclairée conduisant le peuple dans le mouvement de son émancipation ! Nous concevons plutôt un polyèdre reliant les 5 pôles « groupe de base », « intervenant », « savoirs utiles », « conscientisation » et « conduite de l’action » et nous l’imaginons comme traversé par une dynamique pluridirectionnelle.

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L’appropriation des savoirs dans la dynamique Analyse-Action

Toute simplification des relations entre la réalité sociale, l’action et le savoir réduit la dynamique entre les différents pôles et contrecarre la démarche d’émancipation … L’émancipation passe par un patient travail d’éducation (et d’action) de base avec les publics dominés socialement. C’est une entreprise de longue haleine !

L’approche de la complexité des situations sociales à transformer exige un savoir pluridisciplinaire et interdisciplinaire. Le lien entre les savoirs et l’action est multidirectionnel et les nombreux chemins qui les relient se parcourent en d’incessants allers-retours. C’est en analysant eux-mêmes leur situation et leur action que les membres du groupe de base s’approprient progressivement les outils intellectuels. L’intervenant de son côté apprend grâce à son travail avec le groupe de base …

Notes

[1] Voir Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (I). Types de savoirs et étapes d’émancipation, Le GRAIN asbl, 09 décembre 2011.

[2] Voir Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (II). La production des savoirs émancipateurs, Le GRAIN asbl, 09 décembre 2011.

[3] Voir Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (III). L’accès aux savoirs émancipateurs, Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (III). L’accès aux savoirs émancipateurs, Le GRAIN asbl, 30 avril 2012.

[4] Le groupe de base est d’abord un petit groupe dans lequel les individus sont en contact régulier les uns avec les autres, de manière structurée. Ensuite, selon la pédagogie de la conscientisation (Paolo Freire), la notion de « groupe de base » signifie un groupe qui se situe à la base de la hiérarchie sociale et occupe une position dominée au sein de rapports sociaux (conçus comme des rapports de force, des rapports de pouvoir). Selon la pédagogie de la conscientisation, le groupe de base signifie aussi un groupe qui se donne des projets dont le but est de modifier le contexte dans lequel les membres du groupe évoluent.

[5] L’intérêt personnel de l’intervenant peut prendre source dans différentes motivations, par exemple: des comptes à régler avec son passé, une sorte de dette morale à l’égard de son milieu populaire d’origine qu’il a partiellement « trahi », une volonté de prise de distance avec les valeurs de son milieu d’origine bourgeois, ou au contraire, la recherche d’une continuité et d’une fidélité vis-à-vis de l’idéal de ses parents ou d’un modèle de référence, etc. Les intervenants ont intérêt à mener un travail d’autoanalyse pour être au clair vis-à-vis de leurs motivations personnelles, ce qui facilitera leur « alliance» avec le groupe de base.

[6] Les différents types de savoirs (recherche fondamentale, recherche appliquée, consultance, recherche-action, modèle d’action), sont présentés dans un autre article mis en ligne: Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (II). La production des savoirs émancipateurs, Le GRAIN asbl, 9 décembre 2011.

[7] On peut considérer la conduite de l’action comme celle d’un projet. La méthodologie du projet peut donc être utilisée par l’intervenant. Voir Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Chronique sociale, 2004.

[8] Ces grandes interrogations sur la portée émancipatrice du savoir sont présentées dans un autre article mis en ligne: Dominique Grootaers, Savoir et émancipation (I). Types de savoirs et étapes d’émancipation, Le GRAIN asbl, 9 décembre 2011.

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