Introduction
Mais où va le monde ? Comment vivre aujourd’hui dans une société où la violence est souvent une réponse (ou « la » réponse) à une insatisfaction, un stress, une position inconfortable vécue par un individu ou par un groupe ?
Le monde est violent ! Est-ce par nature ou par devoir, comme disait Kant ? Par nature, cela signifierait que la morale et ses habitants, individuellement ou collectivement, portent en eux les gènes de cette violence, de cette agressivité, réponse à l’insatisfaction, la position inconfortable déjà citée. Par devoir signifierait que le devoir de survie, l’instinct animal, que génère notre cerveau reptilien responsable de nos comportements primitifs, veille à la satisfaction de nos besoins primaires (cfr. la pyramide des besoins d’Abraham Maslow), nécessaires à notre survie.
Nature ou devoir, la question reste posée mais ce qui est certain, c’est que la violence existe et s’insinue partout, même dans les lieux les plus invraisemblables (hall de la gare centrale à Bruxelles, bus, train, salle d’audience des tribunaux, cours de récréations, lieux de formation, sénat, parlement,…), des lieux qui, jusqu’il y a quelques mois encore, étaient des lieux de paix, de réflexion, à l’abri de cette montée d’agressivité qui nous entoure. Plus le temps va, plus la violence croit ! Mais comment vivre avec cette violence quand on l’a vécue jusque dans sa chair ? Peut-on oublier ? Pardonner à l’auteur de l’agression physique ?
Arrive-t-on encore à croire en l’être humain quand ce dernier vous a cloué au lit entre la vie et la mort ? Que faire avec cette violence quand on est formateur, quand toute votre vie a été mise au service de cette jeunesse qui, dans un accès de violence, vous crache au visage ?
Ces questions nous les avons posées à Pierre Jacquet, directeur de l’Institut technique et professionnel Cousot de Dinant, poignardé dans son bureau par un de ses élèves.
Rapidement rappelés : les faits
« Il y a eu 2 ans, le 22 janvier 2009, que les faits se sont passés, il y a deux ans aujourd’hui jour pour jour.
Je suis directeur d’une école technique et professionnelle dans une région difficile où le chômage reste préoccupant (13.2%) et où l’emploi n’est guère en croissance.
Dans l’école, je suis convaincu que l’ensemble du personnel de l’établissement fait un travail extraordinaire : un boulot participatif et d’accueil de toutes les populations scolaires.
En décembre 2006, un jeune (nous l’appellerons Johan) venant du CEFA[2] s’était présenté à l’école pour s’inscrire. Je n’avais pas de place pour l’accueillir, je l’ai envoyé au CPMS[3] parce qu’il ne savait que choisir. Ce dont il était certain, c’était de vouloir réintégrer le qualifiant temps plein. Il voulait faire de la mécanique, me disait-il ! Je n’étais pas tellement convaincu de la chose, je voulais un avis d’orientation du CPMS. Je lui ai dit de revenir après les vacances de Noël car à la rentrée de janvier, il y aurait peut-être des places vacantes. Je n’entends plus parler du jeune durant ce trimestre, ni durant les vacances, ni pendant la première semaine de cours.
Et puis un jour, il frappe à ma porte et m’interpelle : « Et quoi ? ». Je lui réponds : « Es-tu allé au PMS ? ». « Oui, et je suis ici pour m’inscrire maintenant ! ». Je lui dis que je devais me renseigner et c’est ce que j’ai fait en téléphonant au CPMS. L’assistante sociale me mit en garde : « Certes, ce jeune voudrait rentrer dans le plein exercice et on ne peut le lui refuser mais il est capable de tout, il peut tout faire et ne rien faire à la fois ». J’avais de la place en section mécanique et je lui ai dit : « Tu vas essayer, demain, dans la section mécanique, tu reviendras avec ta salopette ! ».
Le lendemain, Johan est revenu à l’institut mais sans salopette. Manifestement, il a commencé à côtoyer des élèves qui étaient placés par le juge de la jeunesse. Il y en avait deux et, bizarrement, un jour après son inscription à l’école, il était déjà avec eux. Ces fréquentations m’ont paru bizarres ; chaque fois que je sortais dans la cour de récré, je le voyais discutant avec eux !
Je ne sais jamais rien du passé des élèves placés par le juge de la jeunesse et qu’on inscrit. Mais ce dont je suis certain c’est qu’ils ont eu des problèmes.
Le lendemain, Johan vient à l’école sans salopette et je lui dis : « Si tu n’as pas de salopette, tu iras à l’étude et pas à l’atelier ! ».
A 10h00, une éducatrice me prévient que vraisemblablement des transactions se passent entre Johan et 2 garçons « du juge ». Je lui demande d’être attentive à la chose et de les surveiller plus étroitement.
Le jeudi à 14h00, conseil d’entreprise à l’école. Pendant cette réunion, une élève m’informe qu’une éducatrice demande à ce que je me rende immédiatement dans la cours de récré. Je descends, elle me montre un petit bonhomme, un des deux et me dit : « Il a quelque chose ! » et elle me demande de ne pas citer son nom craignant des représailles de la part du jeune.
J’appelle le jeune, je le fais entrer dans mon bureau. Je ne fouille jamais les gens mais je lui demande de retourner ses poches. Je ne croyais pas qu’il allait le faire, mais le gamin retourne ses poches, il en sort un sachet. Je lui demande : « Qui t’a passé ça ? ». « Personne, cela vient de Bruxelles ! ». Alors que l’éducatrice avait vu toute la transaction. J’ai fait venir Johan, que je venais d’inscrire quelques jours auparavant. Il me soutient qu’il n’a rien donné. Son ton monte !
Appelé dans mon bureau pour s’expliquer, le gaillard en sort furieux. Je ne lui ai rien dit, simplement de revenir me trouver le lendemain avec le conseiller d’éducation pour tirer cette affaire au clair. Ensuite, je lui demande de rentrer tout de suite chez lui. Il sort du bureau, rencontre le petit qui n’était pas encore rentré à l’étude. Johan a traficoté avec lui, parlé avec et semblait vraiment furieux.
Le lendemain, je questionne l’éducatrice qui me rassure en me disant que ce que j’ai fait ne pose aucun problème et qu’elle est attentive à la situation.
Puis, ensuite, je fais venir Johan dans mon bureau en présence du conseiller en éducation, j’essaie de discuter avec lui mais pas moyen de tenir la moindre conversation. La discussion est impossible. Je lui dis que je vais entreprendre une démarche d’écartement et contacter ses parents. Il sort de mon bureau, fou furieux de nouveau. Il s’en va, quitte l’école et part dans la nature…
Je me sens responsable, je téléphone à la commune de Bièvre, je savais qu’il venait « du CEFA » mais je ne connaissais rien de son passé. Au CPAS de Bièvre, la personne de service me dit : « Qu’est-ce qu’il a fait, qu’est-ce qu’il a encore fait ? ». Je réponds que je voudrais parler à sa mère et ce, parce que je dois entreprendre une mesure de renvoi pour faits de violence, aggravés de faits de drogue.
« A l’école, il y a 700 élèves à côté de ce jeune : mon devoir est de veiller sur eux et de les protéger et je ne peux, je ne sais rien faire ; j’aimerais discuter avec les parents. » Mais les parents de Johan ne parlent pas français, elle les avertira elle-même, je dois envoyer une lettre par recommandé leur demandant de se présenter le 24, le mercredi suivant. C’est l’éducateur qui dactylographie la missive aux parents.
Je ne me sentais pas bien du tout. J’avais eu de graves problèmes dans le courant de la semaine, des comportements difficiles à gérer et le cas de Johan était le troisième. J’étais las et découragé car ce n’est pas dans notre habitude de renvoyer, notre objectif est d’accueillir. Je me suis promené seul le vendredi à midi près de la Meuse. Des profs m’ont vu, m’ont demandé ce que j’avais : je sentais que quelque chose se préparait mais je ne savais pas quoi dire. A 15h00, je suis parti. A tout le personnel du bureau, j’ai annoncé : « Pour la première fois de ma vie, je « breake » ». J’en avais jusqu’au-dessus de la tête, je n’étais pas bien avec ce truc, je sentais aussi qu’il (Johan) était dans la nature, qu’il n’était pas rentré chez lui, contrairement à ce que je lui avais demandé jeudi et vendredi.
Le week-end passe. Le samedi, je vais chez mon vieux papa de 90 ans et je lui dis : « Je crois que je vais arrêter. En 12 ans, je n’ai jamais vécu un truc pareil. ». J’en avais ras-le-bol, je sentais que quelque chose se préparait, à tel point que j’en ai même parlé à mes beaux-frères, je ne pouvais pas garder cela pour moi.
Le lundi, je suis rentré à l’école en me disant que j’allais contacter la police et que je devais voir ce que j’allais faire avec ce problème ! Je n’ai pas eu le temps de faire grand-chose, si ce n’est que je me suis occupé du chauffage, le matin, dans une classe. Rentré dans mon bureau, il était 8h45, Johan n’était pas là, je ne m’en suis pas préoccupé. Logiquement pour moi, il était censé ne pas être à l’école, j’avais envoyé la lettre de mise à l’écart, j’avais averti les parents qu’il devait rester chez lui.
En début de matinée, je ne pense plus à ce problème, absorbé par le quotidien d’une école. Le commis frappe et me dit : « Celui que vous avez renvoyé vendredi est là : il voudrait vous parler. ». Ma porte reste ouverte, j’étais en train de relever le courrier. Je lui dis de le faire entrer. Il s’assied en face de mon bureau et puis il me sort une « tartine » avec toute une série de questions : « Avez-vous des preuves ? », « Vous êtes raciste ! ». En me levant, je lui demande de sortir mais à ma surprise, il saute par-dessus le bureau. Je n’ai rien vu, je m’étais levé et puis il me donne un coup de poing. Il avait un couteau que je n’ai pas vu. Le sang gicle. Je hurle et lui dis : « Mais, tu es fou ? ». Comme toute réponse, il me donne un deuxième coup. J’avais suivi une formation de premiers soins et la seule chose que j’en avais retenu était qu’il fallait avant tout crier au secours. J’ai donc appelé de toutes mes forces. J’essayais de tourner autour de mon bureau pour m’échapper. La secrétaire et le conseiller en éducation sont arrivés mais ils ne pouvaient ouvrir la porte (elle ne s’ouvre pas dans le bon sens, vers l’extérieur de la pièce). Il me coinçait contre elle et continuait à me donner des coups de couteau dans le dos. Je bloquais la porte sans le savoir. Johan était derrière moi, les collègues sont parvenus à entrer dans le bureau et à me dégager.
Par hasard, je ne sais pas si le hasard existe, la seule infirmière de l’école qui donne cours le lundi était venue une heure plus tôt photocopier au secrétariat : la photocopieuse des éducateurs était en panne. Elle a travaillé dans les soins d’urgence. Elle m’a tiré dans un petit local où était le lit de l’infirmerie et m’a prodigué les premiers gestes de secours. Les autres collègues ont pris des chaises pour se protéger des coups que Johan lançait, l’ont dirigé vers l’extérieur. Il croyait que j’étais sorti. Il a tenté d’entrer dans l’étude et puis est entré dans le bureau des éducateurs et a tout retourné. Il est revenu dans la cour, a cassé une vitre dans la salle où j’étais. J’ai encore eu le temps de voir sa figure me disant : « Tu vas crever, je t’aurai ! ». A ce moment, j’ai perdu connaissance, je me souviens vaguement de l’arrivée des secours vers 9h00. A 9h15, j’étais en salle d’opération. Tout a été très vite et j’ai eu énormément de chance. Johan est alors sorti de l’école, il a caché son couteau on ne sait où. Les policiers l’ont arrêté à la gare.
Voilà pour les faits, violents, très violents.
Quand j’entends encore ce qui s’est passé dans un collège, dans un institut en France, un prof poignardé trois fois dans son bureau par un type qui aussi paraissait au bord de la folie, je me pose des questions dont je ne trouve aucune réponse même pas une première ébauche.
C’est vrai que le garçon est en Belgique depuis 7 ans, réfugié, sans papier. Mais qu’est-ce qui peut expliquer de tels gestes d’agressions graves ? Ses parents peuvent rester en Belgique parce que leur fils poursuit des études. « On » ne peut pas les mettre hors du pays, leur dire de rentrer chez eux au Kosovo (ils sont Serbes !). Le jeune me dit qu’à cause de moi, ses parents vont devoir rentrer au pays. Mais ce n’est pas vrai puisque je l’accueille, je l’inscris dans mon école. Mais dans l’école, il y a des règles à suivre, règles dont il a eu connaissance, il a pu les lire, les accepter, mais ces règles, il ne les a pas respectées.
A côté de tout ce contexte de violences nationaliste, religieuse et ethnique, il y a le manque d’argent, la pauvreté. Difficile de vivre dans une société où on ne parle que d’argent. Si on ne gagne pas sa vie, alors l’argent facile, celui des stupéfiants fait miroiter des gains faciles et rapides aux jeunes et les dealers ne demandent que cela.
Il y a aussi le fait que ce garçon a tout un passé que je ne connaissais pas. Au mois de décembre, il avait agressé une personne à Libramont avec un couteau. Et la justice ne fait rien, elle ne prévient même pas. Le garçon n’est pas bien dans sa tête. Il parlait d’Allah, de l’Islam et de sa foi. C’est fanatique.
J’ai toujours fonctionné, nous (l’ensemble du personnel de l’Institut) avons toujours fonctionné en « confiance » avec tous les élèves. Ce jour-là, tout s’est écroulé ! »
Que faire ? Il y a de l’espoir !
« Johan est un peu à coté de ses pompes, mais je pense que maintenant s’il prend ses rennes en main, il pourrait s’en sortir. Pour que cela fonctionne dans ce sens, il faut que l’école, le centre de formation soit informé du passé du jeune, de ses attitudes, de ses convictions. Les formateurs doivent savoir que ce garçon n’est pas bien dans sa tête, qu’il n’est pas « ok » avec la société dans laquelle il vit. Je continue à croire qu’on peut en faire quelque chose pour autant que l’on puisse (le centre de formation, l’école, l’état) résoudre les problèmes qui ont engendré cette violence : violence née des problèmes de l’argent, d’exploitation sociale, de vie et de milieu familial. Je crois que le fait de fréquenter une école ou un centre de formation peut permettre à ces jeunes de s’en sortir. Je pense qu’il y a moyen mais il faut des gens spécialisés, il faut qu’on ait le temps, il faut convaincre.
André L. m’avait dit que s’il y avait bien un jeune du CEFA qui pouvait réintégrer le plein exercice c’était bien Johan mais… il s’était déjà battu une fois. Qu’est-ce que tu fais dans ce cas ? Tu connais la problématique des écoles dites de la « dernière chance » ! On ouvre ses portes à tous mais maintenant il faudra certainement qu’on soit averti du passé du jeune. Et si j’avais été averti de ce passé, me connaissant, qu’aurais-je fait ? Je ne sais pas ne pas écouter un jeune qui est en souffrance.
Je ne sais pas si j’aurais agi autrement. Si je me serais protégé et, peut-être, je l’aurais reçu avec quelqu’un d’autre à mes côtés (éducateur, sous-direction,…), par exemple, ce que je faisais régulièrement et ce jour-là, j’étais seul ! Tout le monde était occupé. Je l’ai pris dans l’urgence d’un lundi matin. J’ai fait mon boulot. Voilà au niveau des faits. »
Et après ?
« D’abord, j’étais tout étonné de me réveiller deux jours après avec tout qui s’écroule au niveau de mes convictions. J’étais soutenu par toute l’école, par de petites attentions et de grandes actions, par plein de choses, par plein de gens. J’ai été soutenu pendant un an.
Après, j’ai fait mon deuil et le deuil de ma fonction parce que je ne serai plus jamais directeur d’une école. J’en suis triste ! J’ai fait le deuil de mes idées, de mes idéaux aussi. Cependant, je garde vraiment confiance en la jeunesse mais j’ai du mal maintenant avec tout ce qui est trop violent, dans l’école, dans la rue. J’ai énormément de mal à entendre et à voir cette violence banalisée par tous les médias. J’ai du mal avec la justice, parce que la justice joue son rôle sans doute de manière la plus « juste » possible. C’est le tribunal de la jeunesse qui a été en charge de l’affaire et je ne pouvais rien dire, je ne pouvais pas parler entre guillemet à l’extérieur et je ne sais pas quelles décisions le tribunal prendra vis-à-vis de ce garçon qui a aujourd’hui 18 ans.
J’ai du mal aussi avec nos dirigeants de l’éducation communautaire. Ne me parlez pas des décrets concernant l’enseignement et les enseignants ! Tout cela m’horripile parce que c’est à court terme…
Cependant quand je regarde « l’école », je garde espoir, je garde mes valeurs en me disant, que l’école est, pour les jeunes, le seul endroit qui leur permet de les faire grandir, qui nous (les enseignants) permet de les éduquer, parce que je suis convaincu que sans l’ école, il y aurait un manque encore plus grave. Je pense que la société est sûrement pour quelque chose dans ce manque, peut être aussi la famille. Je me pose beaucoup de questions à ce sujet-là mais je trouve que les élèves, pas seulement ceux qui sont dans l’enseignement technique ou professionnel, mais en général, les élèves qui nous sont confiés, souffrent énormément de manques affectifs. Il y a une lacune dans le socio-éducatif et si les éducateurs ne travaillent pas cette facette en même temps que la formation, on n’en sortira pas.
On a beau travailler les compétences, travailler tout ce qui est intellectuel, tout ce qui est de l’ordre des savoirs, je trouve qu’il faut le faire, mais il y a tout le côté équilibre personnel, tout le volet social, le volet affectif qu’il faut aussi travailler, mais il ne l’est pas ou si peu ! Si le jeune n’est pas équilibré à ce niveau-là, c’est très difficile de le motiver au travail. Intellectuellement ou pratiquement, et j’ai pu le constater après 30 ans de carrière et 11 ans de direction, les gars qui ont des problèmes intellectuels, je ne dis pas tous mais souvent, ont des problèmes personnels, des problèmes éducatifs, des problèmes affectifs.
Moi, c’était un de mes leitmotivs. Je me disais qu’on peut travailler ce volet socio-affectif à l’école, comme par exemple, en mettant en place des conseils d’élèves, en mettant en place des cercles d’écoute, en essayant de faire participer les profs, en développant des pilotages, des accompagnements, des suivis de diagnostics et remédiations. Les écoles sont des puits de créativité, plus encore dans le technique et le professionnel où on est obligé de considérer toutes les potentialités des élèves, qui ont des intelligences multiples, pas seulement logiques ou verbales mais souvent aussi pratiques musicales, expérimentales, sociales… Il faudrait rénover l’enseignement en tenant compte de cette richesse et de cette variété.
Je pense que beaucoup de jeunes sont capables de faire du latin, des sciences et des maths mais aussi de la menuiserie, de la mécanique, de la maçonnerie et de la cuisine. Et ce serait tout aussi bénéfique pour tous… Il y aurait moins de discriminations, moins d’écoles à deux vitesses et probablement moins de violences car plus de motivation et de sens
En tous cas, je crois que les profs doivent se former à ça. Nombre de choses sont à faire dans ce domaine car le système scolaire est trop cloisonné, trop administratif, trop rigide et on ne prend pas du plaisir dans l’apprentissage. Je crois toujours très fort à cette problématique qui doit tendre à rendre les gens plus heureux.
Les gens demandent qu’on favorise leurs salaires, leurs traitements mais ce qu’ils ont réellement envie, c’est d’être heureux au boulot, à l’école, dans leur vie de tous les jours et pour les élèves, c’est pareil… Et donc pour cette raison, mes idéaux renaissent.
Et d’ailleurs, je prends encore des élèves de temps en temps, qui viennent me trouver et je remarque toujours que le stress, la peur bloquent l’apprentissage. Alors, je comprends mon gaillard de Johan, je peux comprendre les difficultés dans son être, je désapprouve ce comportement qu’il a eu mais je peux le comprendre parce que tout ce qu’il a vécu depuis sa tendre enfance, tout engendre des tensions. De plus, la dualité dans la société, la dualité aussi dans les écoles, tout engendre des tensions qui se répercutent sur les jeunes surtout les plus fragiles
Dans les écoles où sont concentrés les jeunes dits à problèmes, au lourd passé, mal orientés, démotivés, fragilisés dans leur être…, on fait des miracles. Et beaucoup de jeunes s’y réconcilient avec l’apprentissage car on essaie de prendre en compte tous les paramètres, personnels, familiaux, sociaux qui peuvent favoriser le mieux apprendre. A l’institut Cousot, comme dans de nombreuses écoles techniques et professionnelles, vu la pénurie, de nombreux membres du personnel n’ont pas la formation pédagogique de base dés leur engagement et ils se retrouvent dans le creuset des problèmes, dans cette fourmilière de difficultés et d’étonnements, certains s’en sortent mieux que d’autres car ils donnent du sens aux apprentissages en multipliant les projets motivants, réalistes, concrets et solidaires. J’ai beaucoup appris à leur contact, je les félicite et les en remercie ! »
Et la suite…
« Je fais un travail psychologique sur moi pour restructurer mon être et mon idéal qui vacillent. Après 30 ans et des tas de projets humanistes, progressistes et solidaires, tu te fais poignardé… C’est le monde à l’envers. J’étais outillé avec un passé d’enseignant, de conseiller pédagogique, de formateur en communication et de directeur.
Je me suis dit : « Mais qu’est-ce que j’ai… ? Parce qu’après, tu te sens coupable alors que c’est toi la victime ! » « Tu te sens coupable et tu cherches ce qui a foiré, tu grattes ton passé pour trouver ce que tu n’as pas fait et que tu aurais dû faire ? ».
Ce jour là (le lundi de l’agression), j’étais peut-être las, je n’ai peut-être pas agi comme j’aurais dû le faire ? Mais, quand je revois le film de ce que j’ai fait, je crois avoir fait mon boulot de directeur, mon boulot d’éducateur. Je m’accepte moi-même quotidiennement. Puis il y a tout ce qui est autour, on est victime à tous les niveaux : judiciairement, on se retrouve au tribunal et on sait que la justice est injuste mais elle n’est pas humaine pour les victimes. On ne prend en compte que le sort de l’accusé qui, s’il est mineur, a un traitement de faveur. Je peux comprendre mais j’estime que pour se restructurer, une victime doit avoir réponse à toutes ses questions. Moi, je suis vivant mais je pense quotidiennement à ces parents qui ont perdu un être cher et à qui on ne donne pas de réponse, que ce soit sur les faits, les suites, les sanctions. Après un jugement, surtout devant les tribunaux de la jeunesse, on est abandonné.
Heureusement, je suis entouré ! J’ai été porté par l’ensemble des élèves et des profs mais alors le calvaire, c’est tout le reste : la presse, les radios, les télés et les journaux ! Je me suis protégé un maximum, j’ai aussi protégé un maximum ma famille parce que c’est aussi cela le combat après l’agression. Les médias entrent chez toi dans ton intimité et si tu ouvres un petit peu la porte, ils s’engouffrent. C’est de la folie. Ce n’est pas que je ne veux pas parler mais juste après avoir subi un truc aussi traumatisant, tu souffres, tu ne peux pas dire n’importe quoi. Puis viennent les tracasseries administratives et médicales… où se succèdent attentes, inquiétudes, colères, vagues dépressives. On remaille sa vie : tout est chamboulé mais tout n’est pas négatif. La hiérarchie des valeurs se restructure et l’amer de la vie d’avant a meilleur goût ! Mais je le répète : j’ai la chance d’être vivant et bien entouré !
En France, tout délit dans l’école est passible de sanction pénale. En Belgique, non. Il faut des cas graves pour qu’il y ait intervention de la police au sein de l’école. Qu’en penses-tu ?
Je crois que le jeune a besoin de références, de limites à ne pas dépasser. Je crois qu’il y a un cadre à mettre et quand, dans le cadre scolaire, il y a un projet d’établissement, il y a un projet éducatif, le cadre est bien connu. Le cadre avait été placé avec les références, il savait qu’il y avait des limites à ne pas dépasser. On peut avertir une fois, voir comment éviter ces manquements, mais si on en vient à des actes extrêmes de violence, alors tu sors du cadre et il doit y avoir sanctions.
C’est pour ça que je me sens mal à l’aise par rapport à mon problème. Le jeune Johan peut très bien, dans un an, être libéré et se retrouver dans la nature. Je trouve que la sanction qu’il aura eue, est très légère par rapport à une tentative d’assassinat avec préméditation. Quelque chose de très grave avec une extrême violence mérite une sanction appropriée… Si devant toute frustration, devant un règlement, un jeune utilise un couteau ou une arme parce qu’il ne l’accepte pas, il y a quelque chose qui dysfonctionne chez ce jeune ou peut-être même dans notre société. Si ce jeune est relaxé dans la société, il en aura encore des frustrations. Si, à chaque fois, il utilise la violence, je pense que c’est grave ! C’est cela qu’il faut travailler dans l’éducation… Je suppose que ceux qui l’accompagnent s’y attellent. C’est mon seul souhait pour son avenir… »
Pour conclure…
Après cette rencontre avec Pierre Jacquet, force nous est de constater que ce directeur, pédagogue, reste toujours attaché à son métier. Il a encore foi en ce qu’il fait : former pour un monde plus juste, plus égalitaire. Certes, il a peur, peur de se retrouver face à ce jeune (NDLR : le jeune a été libéré, il est sorti de l’IPPJ et vit dans les environs de Dinant, dans sa famille). Peur de ses réactions de colère, peur de l’agressivité, de la rancœur encore présentes chez son agresseur.
Il préfère, nous dit-il, ne plus jamais avoir à se retrouver face à face avec Johan, car, ajoute-t-il, ne pas savoir comment se comporter face à cette bombe de rancœur, d’incompréhension, d’écœurement portée par ce jeune.
Et pourtant, Pierre a mis tout en place pour « réussir » avec ce jeune venu de l’Est : accueil personnalisé dans son école, recherche avec lui d’un projet personnel d’apprentissage cohérent avec le projet pédagogique de Cousot. Mais l’analyse du projet professionnel de Johan et de son projet de vie englobait-elle suffisamment les visées à long terme que Johan portait pour sa famille ? L’analyse des besoins était-elle suffisamment poussée ? Montrait-elle la nécessité pour Johan de se construire une nouvelle personnalité avec de nouveaux comportements mais s’appuyant sur des valeurs traditionnelles à cette culture où la famille reste une préoccupation première de chacun ? Une nouvelle vie pour ce jeune en continuité avec son ancienne personnalité et en articulation ou en rupture avec son milieu de vie d’aujourd’hui : les valeurs de la famille, les copains « dealers », le besoin d’un ado dans la vie belge,…
La rupture nette et l’absence d’outils bien acceptés par Johan pour combler le fossé né de la rupture seraient, peut-être, une des clefs d’analyse de ce drame. Pierre Jacquet en est conscient (« Si j’avais été averti du passé du jeune qu’aurais-je fait ? »). L’écoute, l’analyse auraient pu, peut-être, influencer le cour de l’histoire ?
Une chose est certaine et c’est une note d’espoir dans cette vie difficile que la jeunesse, les formateurs, les enseignants mènent, une chose est certaine, Pierre nous le dit et il le clame fort : « Faites confiance à la formation, à l’école ! Quand on construit une école, c’est une fermeture de prisons ! V. Hugo « . Parier sur la formation. De nombreuses études sociologiques universitaires belges et étrangères montrent qu’effectivement le niveau moyen d’éducation a un impact positif sur la criminalité et la délinquance. Soyons attentifs à ne pas broyer nos jeunes, surtout ceux que la vie a marginalisés mais au contraire permettons leur de se développer, de se sortir de leurs « ghettos » en construisant une société de l’espoir.
Aucun jeune n’a le gêne de la criminalité en lui et quelles que soient ses difficultés vécues, il n’est pas perdu, à condition de lui ouvrir un avenir d’espoir partagé par son milieu de vie. Peut-être est-ce ce qui manquait à Johan ?
Pour aller plus loin
* voir les travaux de Gary Becker ; * National Bureau of Economie Research – Princeton University, Milton Friedman, « Regards sur l’éducation. Les indicateurs de l’OCDE 2005 » : « Des recherches menées à partir de contextes variés montrent en particulier que l’importance de la criminalité est en corrélation positive avec l’inégalité socioéconomique qui, à son tour, est en corrélation directe avec l’inégalité dans l’éducation. » (p. 161)
Références
[1] http://blogs.sudpresse.be/redaction…
[2] CEFA : Centre de formation en alternance
[3] CPMS : Centre psycho-médico-social