Entre besoins individuels et organisation collective

l’école contemporaine sous tension

Au travers de différents éclairages ou témoignages, ce numéro deux de la revue Akène se donne pour ambition de traiter de la question du « faire collectif » au sein de l’école. Il me semblait important et nécessaire de prendre un peu de hauteur sur cette thématique, en se demandant dans quelle mesure l’école, considérée dans sa dimension structurelle et institutionnelle, permet en réalité de « faire collectif ». Et si oui, de quel collectif est-il question ? Ce « faire collectif » prendra en effet des tournures très différentes suivant que l’on considère les élèves d’une classe particulière, d’une faculté, d’une faculté en concurrence avec une autre, d’un établissement. Ou suivant qu’il intègre ou non l’enseignant·e, …

L’enseignement – fondamental, secondaire, supérieur – et ses lieux d’apprentissage peuvent être considérés comme des espaces particuliers et définis de socialisation, où les individus sont voués à entrer en interaction les uns avec les autres durant des périodes de temps relativement importantes. Dans ce contexte scolaire, ils ont alors la possibilité de se percevoir, de se constituer, voire d’agir en tant que collectif, par exemple à l’échelle d’une classe ou d’un établissement. J’aimerais ici interroger les conditions de possibilité de « faire collectif » à l’école, en partant des grandes évolutions historiques de l’institution pour finalement évoquer les enjeux auxquels elle est confrontée aujourd’hui ; l’objectif étant d’apporter un regard décentré sur la question et ainsi montrer que cette possibilité de collectif n’est sans doute pas seulement déterminée par le bon vouloir des élèves et des enseignants, et dépasse le cadre de la salle de classe.

Pour ce faire, j’ai rencontré Jean-François Guillaume, sociologue spécialiste des questions d’éducation à l’Université de Liège, également professeur et formateur des futurs enseignants en sciences sociales. J’évoque avec lui les évolutions de l’enseignement en Belgique francophone, les nouvelles missions de l’enseignant·e, l’apparition de dispositifs numériques au sein des classes, ou encore les effets engendrés par la pandémie de COVID-19. Les citations en italique ci-dessous sont de lui.

« Faire collectif » à l’école, une évidence ?

Force est de constater que l’école d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était hier ou avant-hier et, bien qu’il y subsiste des vestiges du passé, elle évolue avec le monde dans lequel elle prend place, qui fait face à d’importants bouleversements. Dans ce contexte, « faire collectif » semble plus que jamais une nécessité, mais est-ce bien là le rôle historique que se donne l’institution scolaire ?

Jean-François Guillaume affirme :

« L’idée du « faire collectif », ce n’est pas quelque chose de nouveau. Je crois que le projet scolaire dans son origine était justement de travailler sur le collectif, comme étant un apprentissage de règles impersonnelles, détachées des personnes ».

Si l’on retrace l’histoire de l’institution scolaire de nos contrées, on peut difficilement détacher ses différentes étapes des grands projets politiques qui les portaient. L’école telle qu’instituée par les Frères des écoles chrétiennes au dix-septième siècle avait ainsi pour but de proposer un modèle se coupant de celui des précepteurs qui officiaient dans les familles de la noblesse ainsi que de l’apprentissage par le faire qui était davantage la norme dans les familles de travailleurs, ou au sein du monde rural. Dans le contexte de l’apparition des sociétés modernes, ce nouveau modèle vient installer une division du temps, de l’espace et des tâches, et une systématisation des apprentissages. Mon interlocuteur précise :

« La volonté était alors d’unifier le territoire, par la langue – on va apprendre le même français – par les unités de mesure – on va calculer de la même façon – mais aussi par la soumission aux mêmes règles ».

Cette homogénéisation est rendue possible par des instruments ou des dispositifs tels le manuel scolaire qui rassemble et formalise tous les savoirs, le tableau qui sert de point d’ancrage commun au sein de la classe, ou les cartes qui inscrivent une vision du monde bâtie sur des représentations communes bien spécifiques[1]A ce titre, on notera que la taille du continent africain a longtemps été et reste encore minoré sur nos cartes de type Mercator, et que certains pays de l’hémisphère sud considèrent que leur … Continue reading : le même message, pour tout le monde, en même temps.

« Et puis ça a glissé vers un autre modèle, celui de l’écolier-soldat de la période de la troisième République en France, au moment de l’affirmation de l’Etat-nation : on faisait des bons petits Français, des bons petits Allemands, on a essayé de faire des bons petits Belges … et puis ça a donné 14-18, en raccourci ».

Avant le conflit, la Belgique est caractérisée par un système scolaire « à voies parallèles », comme le nomme la sociologue de l’enseignement Dominique Grootaers [GROOTAERS, 1998, p. 88-103]: une sélection sociale préalable s’opère et divise le public scolaire, chacun·e rejoindra  le type d’enseignement – école primaire, école moyenne, collèges et athénées – qui correspond à la destinée sociale qui lui est accordée. Puis vient la loi sur l’obligation scolaire de 1914, dénouant quelque peu le conflit historique entre catholiques et libéraux radicaux, qui promulgue le droit et l’obligation scolaire jusqu’à quatorze ans et, dans son sillage, la loi interdisant le travail des mineurs de moins de quatorze ans. Peu de temps après est également voté le suffrage universel[2]Mais seulement l’universel masculin …. Cette convergence entre démocratisation scolaire et démocratisation du vote ouvre la voie d’un nouveau rôle porté par l’école, celui de façonner des citoyens éclairésPrises ensemble, ces lois témoignent d’une volonté partagée d’émancipation plus large dans le chef des politiques de l’époque.

Marquée par les conflits mondiaux, l’école modifie encore sa visée et cible une éducation citoyenne censée éviter la réitération des horreurs vécues. En Belgique, c’est le moment du Pacte Scolaire de 1958, qui naît d’un accord politique entre les trois partis principaux de l’époque. Il reconnaît légalement l’existence de plusieurs réseaux d’enseignement en Belgique et s’assure de leur égalité, ce qui contribue davantage à la démocratisation ou massification de l’éducation, mais consacre également une séparation assumée des convictions, offrant une conception toute particulière de « faire collectif » par l’école.

S’ensuit la période des Trente Glorieuses, qui consacre de manière globalisée la société de consommation et du plein emploi. Durant ces années, on peut voir apparaître une nouvelle facette du rôle de l’école : la reconnaissance et l’acception des différences au sein de la société, de son pluralisme. En ce sens, c’est par exemple en 1970 que se met en place le cadre légal de l’enseignement spécialisé en Belgique, séparé de l’enseignement ordinaire, qui permet enfin de remplir les conditions de l’obligation scolaire pour les personnes atteintes d’un handicap.

On peut donc observer ça et là que l’instauration de différentes manières de faire collectif s’inscrivent dans toute l’histoire de l’institution scolaire. Qu’en est-il aujourd’hui ? L’école fondamentale, secondaire, ou l’université d’aujourd’hui instaurent ou imposent-elles de nouvelles formes de collectif, adaptées aux évolutions sociétales qui les entourent ?

« C’est fini les manuels, c’est fini le salut au drapeau, c’est fini la gymnastique où tout le monde faisait le même mouvement en même temps. Maintenant, on est à la fois dans une autre organisation des activités scolaires, mais avec toujours des codes qui demeurent : la division du temps, la division de l’espace, l’importance des règles collectives ».

Vieilles marmites, nouvelle soupe

L’école aurait donc bien changé… mais pas tant que ça ?

Jean-François Guillaume souligne :

« Je repartirai du terme institution : si on évoque une institution scolaire, c’est qu’il y a quelque chose à la fois institué et institutionnalisé. Donc, d’abord, l’école va diviser, va organiser une vision et une systématisation des activités éducatives. En d’autres termes, il y a des choses qui relèveront de l’école et des choses qui n’en relèveront pas ».

Ce partage des activités, fixé dans les structures historiques de l’école, n’est pas sans conséquences sur le fonctionnement – ou le dysfonctionnement – de cette dernière et soulève une série de débats trahissant les tensions qui peuvent apparaître au quotidien, par exemple lorsque les représentations que se font les enseignant·e·s de leur métier diffèrent des missions qu’ils rencontrent effectivement. C’est par exemple le cas à l’école fondamentale, lorsque les enseignant·e·s sont amenés à prendre en charge des tâches comme l’hygiène ou l’alimentation des écoliers, qu’ils considèrent comme relevant plutôt du rôle ou de la responsabilité de la famille, autre grande instance de socialisation.

Même si le législateur prend acte d’une série d’évolutions, d’inflexions, les structures n’ont pas été construites pour.

Ensuite, un prescrit va être établi, prescrit que l’on peut retrouver dans des dispositifs juridiques comme le Décret Missions de 1997 – Code pour l’enseignement depuis 2019. Dans les lignes de ce dernier sont consacrées certaines préoccupations contemporaines, certaines prémices de changements sociétaux, qui doivent s’intégrer tant bien que mal dans un système scolaire bien ancré :

« C’est bien de prendre acte d’une série de changements, d’orienter les missions de l’école vers d’autres activités, mais il y a toujours un peu de ce qu’on a institué auparavant, et par moment ça coince. Tous ces éléments, ils sont toujours là, ils s’inscrivent dans la division du temps, dans la division de l’espace, et même si le législateur prend acte d’une série d’évolutions, d’inflexions, parfois en termes techniques, pédagogiques ou éducatifs, les structures n’ont pas été construites pour. On reste dans une division du monde scolaire avec des classes, avec des bâtiments en dur, avec des cours qui sont fermés, avec un temps scolaire défini ».

Concernant l’institution scolaire – et comme c’est le cas pour les institutions de manière générale – on pourrait donc parler de path dependency ou « dépendance au chemin », concept issu des sciences politiques pour évoquer l’inertie que provoquent les choix effectués auparavant dans un secteur. Il nous faut tout de même préciser ce constat et se demander ce que de nouvelles normes comme celles contenues dans le Décret Missions, et les représentations qu’elles véhiculent, viennent changer dans l’organisation scolaire :

« Ce qui est peut-être bousculé dans cette idée de collectif, c’est qu’on a introduit la prise en compte du développement de la personnalité de chacun des élèves, ce qui est à la fois inscrit dans le Décret Missions de 1997 et dans le serment de Socrate que prestent les enseignants depuis les années 2000 : « Je m’engage à mettre toutes mes forces et toute ma compétence au service de l’éducation de chacun – et on peut souligner « chacun » – des élèves qui me sera confié ». Donc, premier élément, l’accent mis sur l’individu, deuxième élément, on prend acte du pluralisme, de la pluralité culturelle de nos sociétés ».

La classe est une division de l’espace instituée depuis longtemps qui porte en elle tout ce que je qualifie d’éléments structurels.

Comme le souligne Jean-François Guillaume, l’instauration du Décret Missions est venue introduire de nouveaux prescrits en matière d’enseignement. L’institution scolaire d’aujourd’hui est donc le produit à la fois de la concrétion historique de différents projets politiques passés – qui instauraient différentes manières de faire collectif – et d’éléments récents qui accordent une attention toute particulière aux individualités composant le public scolaire.

« Entre le fait de prendre en compte les besoins de chaque élève et l’organisation du collectif, on est toujours dans une forme de tension, au sens de Georg Simmel, une tension entre des forces qui vont dans des sens contradictoires. Il y a des points d’équilibre un moment qui vont se trouver, ça peut être à l’échelle de la classe, qui est d’habitude le réceptacle le plus important de toutes ces tensions-là, puisque la classe c’est une division de l’espace qui a été instituée depuis longtemps, donc qui porte en elle tout ce que je qualifie d’éléments structurels, et puis en même temps on voit bien qu’à l’intérieur se glisse une série d’éléments, qui viennent à la fois de la réflexion pédagogique, de demandes de parents, etc. »

L’organisation du travail scolaire est encore trop encombrée des cadres institués.

Et Jean-François Guillaume d’ajouter :

« L’organisation du travail scolaire est encore trop encombrée des cadres institués. En d’autres termes, on n’est pas encore parvenu à aller jusqu’au bout de la perspective de Bourdieu qui dit que c’est un arbitraire culturel – l’éducation – qui se transmet de manière arbitraire – l’école. Il faut lever un petit peu tout cet arbitraire ».

Tiens, justement, évoquons Pierre Bourdieu. Les analyses de la sociologie de l’éducation de la seconde moitié du vingtième siècle ont démontré que l’institution scolaire – en France du moins – fonctionnait comme un mécanisme de reproduction des inégalités de classes préalables [BOURDIEU et PASSERON, 1964 et 1970]. La question du « faire collectif » à l’école peut alors prendre ici un tout autre sens, celui d’une lutte de groupes sociaux aux dispositions et aux intérêts différents voire divergents. Est-ce que cette analyse en termes de classes est toujours valable dans l’enseignement d’aujourd’hui, même si peut-être d’autres divisions sociales sont à considérer ?

« Aujourd’hui, on voit bien que le monde du travail a changé. Par contre, en effet d’autres clivages sont apparus. J’utilise toujours avec précaution l’idée de « clivage ethnique », liée à la maîtrise de la langue d’enseignement et aux codes de l’institution scolaire. Il y a eu plusieurs vagues de migration de populations qui avaient un lien de familiarité plus ou moins lâche, plus ou moins proche, avec l’organisation scolaire. Et donc on a des primo-arrivants qui ont dû être pris en charge par l’école alors que ne sont maîtrisés ni la langue ni les codes de l’organisation scolaire, et avec parfois des parcours qui amènent des jeunes vraiment abîmés par une histoire sociale extrêmement lourde ».

Comme le souligne Jean-François Guillaume, d’autres classes d’individus permettent de saisir et de préciser les inégalités du monde scolaire. Cependant, si l’on se penche sur le rapport « Les indicateurs de l’enseignement » publié en 2020 par le Ministère de l’Education de la Fédération Wallonie-Bruxelles[3]publication disponible sur le portail de l’enseignement en FWB, on constate que les conditions socioéconomiques sont toujours déterminantes dans le parcours des élèves. Ainsi, via un indice construit selon plusieurs variables, ce rapport révèle qu’il existe au sein du public scolaire une disparité socioéconomique remarquable entre les différentes formes d’enseignement secondaire ordinaire – professionnel, technique de qualification, technique de transition, et général – qui accueillent des élèves issus de milieux de plus en plus favorisés – ou de moins en moins défavorisés – selon cet ordre, et ce dans tous les degrés d’enseignement. Plus encore, l’enseignement spécialisé semble en moyenne accueillir des élèves issus de milieux moins favorisés par rapport à l’enseignement ordinaire, qu’il s’agisse du niveau maternel, primaire ou secondaire. Les milieux sociaux dans lesquels baignent les élèves semblent donc expliquer – du moins partiellement – les types et formes d’enseignement dans lesquels ils atterrissent. Au point de considérer ces derniers comme des espaces de relégation ? Difficile de l’affirmer, mais une chose est sûre : les analyses de Pierre Bourdieu ont encore de beaux jours devant elles.

« Adieu, monsieur le professeur … »

Au centre de toutes ces tensions qui semblent caractériser notre système scolaire actuel, un être (en) particulier : l’enseignant·e, qui se retrouve à devoir porter au quotidien ces injonctions un poil contradictoires dans le cadre de la classe. A ce titre, il faut souligner le remarquable pourcentage de défection dans les premières années de la profession – proche de 40% en ce qui concerne l’enseignement secondaire ordinaire au sein de la FWB[4]DIVE, A., Un prof sur trois quitte l’école dans les 5 ans, La Libre , 3 mai 2013. – qui semble révéler une rupture entre les attentes des futurs enseignant·e·s et la réalité à laquelle ils et elles sont confronté·e·s. Ce constat n’est-il pas justement révélateur d’un malaise voire d’une incapacité à faire collectif, notamment avec un public scolaire parfois fort différencié ?

Hauts potentiels, dyscalculies, dyslexies, troubles de l’apprentissage, … Les enseignant·e·s ont aujourd’hui fort à faire avec la reconnaissance de certains besoins spécifiques au sein de leurs classes:

« La difficulté se traduit à travers l’idée de gérer l’hétérogénéité, ça c’est un grand terme et un grand objet de recherche. Moi qui forme des enseignants, c’est la gestion des rythmes d’apprentissage : il y en a qui vont vite, il y en a qui vont lentement. Cela ne va pas de soi. Un autre exemple, c’est la diversité des trajectoires familiales : comment on intègre le fait qu’on n’a plus en face de soi un interlocuteur, mais on peut avoir deux interlocuteurs pour un même enfant ? Ou même parfois plus. Il y a des itinéraires qui sont plus complexes ».

La gestion de la diversité du public scolaire semble donc être un élément majeur à l’origine des souffrances rencontrées par les enseignant·e·s dans le cadre de leur travail.

Jean-François Guillaume nuance :

« Il y a aussi une certaine usure qui peut être introduite assez vite par le fait de l’incertitude : on ne sait plus où va. Et parfois aussi des stratégies de certains employeurs – donc des responsabilités de l’établissement – qui font appel à quelqu’un alors qu’ils savent bien que la personne n’a pas les qualifications requises. Il faut également que la formation initiale confronte les futurs enseignants aux difficultés majeures du métier. Ce n’est pas parce qu’on va rouler pendant des heures sur une route qu’on sera un bon conducteur, par contre il faudra arriver à faire des manœuvres difficiles, telles que le créneau. Et parfois, j’ai le sentiment que dans la formation initiale on évite le créneau. Pour moi ce créneau, ce sont par exemple les techniques d’évaluation, qui sont un peu la clé de voûte du système ».

 

Un agglomérat de facteurs, agissant dans le contexte de la classe, mais aussi à l’échelle de l’établissement, ainsi que préalablement, au cours de la formation initiale, expose l’enseignant·e à un départ précoce de la profession. Le sociologue, dans sa qualité de formateur, évoque les solutions mises en place à son échelle pour tenter d’atténuer ces difficultés :

« Notre objectif, dans le travail qu’on fait, c’est qu’à la fin de l’année de sa formation l’enseignant peut repartir avec une série de leçons dans sa mallette, des leçons qui ont été validées, qui ont été construites par lui mais aussi par ses collègues, et là on est dans une sorte de bénéfice collectif : on est vingt-huit, si les vingt-huit font bien leur travail, on a une base, on n’entre pas dans le métier sans rien. Or, on sait qu’il y a une sous-évaluation du temps qu’on va consacrer à la planification, à l’organisation des apprentissages, à ce qu’on fait chez soi, tout le travail invisible. On imagine que préparer une heure de cours c’est deux heures, et c’est là que ça fait mal ».

L’enseignant peut-il tout de même s’emparer de ces nouvelles missions qui lui sont confiées, qui ont par exemple pour objectif le développement individuel ou des chances égales d’émancipation sociale, pour créer du collectif au sein de la classe, voire au sein de l’établissement ?

« Quand on est dans le cours de l’apprentissage, on a un moment d’évaluation formative : on fait le point, on essaye. Il y en a qui y sont arrivés, il y en a qui n’y sont pas arrivés. On ne va pas demander à ceux qui y sont arrivés d’expliquer comment ils ont fait, mais on va utiliser les difficultés de ceux qui n’y sont pas arrivés comme façon de bien parfaire la maîtrise, la compréhension, y compris chez ceux qui ont réussi. Je crois beaucoup à l’exploitation collective des difficultés rencontrées par certains, non pas pour clouer au pilori la personne qui n’y est pas arrivée, mais pour essayer de trouver collectivement ce qui a posé problème ». 

Et du point de vue de l’établissement ? 

« Il me semble qu’à l’échelle de l’établissement il serait opportun qu’on puisse aussi questionner l’utilité parfois de diviser les classes, et d’avoir des temps où on fait autre chose, et plus seulement chaque prof dans sa classe. Mais qu’est-ce que c’est compliqué ! Un, les infrastructures, et deux, la division horaire pour chaque enseignant, et chaque enseignant aime bien avoir son horaire, et de préférence stable d’une année à l’autre ».

« Parmi les écoles que nous fréquentons du côté de l’agrégation, il y en a très peu où le règlement d’ordre intérieur est discuté, formalisé, revu avec les élèves. Or, on pourrait dire que l’ordre intérieur c’est quelque chose qui nous concerne tous, on a peut-être intérêt à discuter de certains points avec les élèves. Mais on a tellement institutionnalisé les choses, notamment avec toute une série de rubriques préformatées – dans certains réseaux d’enseignement on a une sorte de modèle-type – que ça devient un élément qui est déconnecté des enjeux et des manières de faire collectif au sein d’un établissement scolaire, qui est pourtant notre cadre de vie, notre lieu de vie. Ce focus sur le règlement d’ordre intérieur nous pousse à admettre que les usages et les manières de faire conviennent peut-être mieux à certains qu’à d’autres. Et si ça ne convient pas nécessairement à tout le monde, peut-être que ça rentre en rupture avec une autre mission de l’éducation scolaire aujourd’hui qu’est l’éducation citoyenne. L’école doit s’emparer de ce projet d’éducation à la citoyenneté, c’est là que l’enjeu se trouve me semble-t-il ».

Jean-François Guillaume renvoie ici aux travaux d’un sociologue français, Constantin Xypas (XYPAS, 2003), qui définit quatre dimensions attenant à la citoyenneté. D’abord, une dimension politique, qui concerne la prise de parole et la participation de chacun·e.

« Il y aussi les formes collectives de mobilisation, et c’est pour ça que toute une série de dimensions à l’école peuvent être abordées collectivement : on prend position collectivement, par exemple sur le réchauffement climatique, et on réfléchit ensemble, on entame une démarche de participation collective ». 

Ensuite, une dimension juridique, qui elle renvoie aux droits, devoirs et obligations de chaque individu au sein de la cité. 

« C’est aussi comprendre qu’en tant que citoyen je vais endosser une certaine responsabilité de mes actes sur un plan juridique, pénal ou civil. Et là il y a un accompagnement individuel : quand on élève a fait une connerie, ce n’est pas la classe entière qui doit être punie sinon on va à l’encontre d’un des principes fondateurs de l’Etat de droit qui dit que nul ne peut être puni pour une faute qu’il n’a pas commise ».

Ensuite, une dimension éthique, qui concerne le système de valeurs qui sous-tend cette citoyenneté.

« La question du pluralisme culturel, la question du genre, la question de la préservation de la nature, etc., ce sont des enjeux qui ne sont pas la citoyenneté des années cinquante ou soixante, ou de la fin du dix-neuvième siècle ».

Et enfin une dimension affective, qui comme son nom l’indique renvoie aux affects, aux attachements que cette citoyenneté fait circuler.

« Si on est dans un établissement scolaire où on ne se sent pas du tout attaché aux autres, qu’on ne partage pas cette idée commune, et que ça n’a aucune résonance émotionnelle, on subit ».

Soupe aux lettres : NTICS, SARS-COV-2, EVALENS, …

D’autres éléments, issus de tendances plus globales, viennent profondément modifier la manière d’enseigner aujourd’hui. C’est le cas notamment des technologies de l’information et de la communication qui déterminent tout autrement notre rapport au monde, aux autres, ainsi qu’à la connaissance. Difficile aujourd’hui pour un·e enseignant·e de délivrer du savoir en blocs de manière unilatérale à des élèves qui avec les outils technologiques personnels dont ils disposent ont la possibilité de rechercher et de partager des informations ou des éléments de connaissance très rapidement. Est-ce là forcément un obstacle, ou cela peut-il constituer une opportunité pour créer du collectif à l’école, en « aplanissant » en quelque sorte une relation enseignant-élève qui peut-être reposait davantage sur la légitimité de la figure d’autorité auparavant ?

« La question de la planification des apprentissages est devenue centrale aujourd’hui afin de situer l’ensemble des ressources cognitives dont on doit disposer, celles que l’enseignant fournit, celles que l’élève va peut-être aller trouver sur Internet, etc. Donc, le rôle aujourd’hui de l’enseignant n’est plus de transmettre une matière, c’est de développer des compétences, mais cette compétence n’est pas qu’individuelle, il peut y avoir une forme d’intelligence collective où on tire parti des essais des uns et des autres ».

« Je partirais de ce qui est peut-être le point central de la relation pédagogique. On dit qu’il y a toujours une sorte de triangle de la relation pédagogique, avec l’enseignant, l’étudiant, le savoir. Moi j’aurais tendance à mettre au cœur de la situation collective le problème qu’on va résoudre ensemble. Dans notre technique de travail à nous, du côté de la didactique des sciences sociales, c’est l’idée de confronter l’élève à des situations-problèmes. Deux termes : une situation, c’est quelque chose qui est situé, ce n’est pas quelque chose qu’on a inventé – un problème de baignoire qui fuit ou de train qui passe dans les tunnels – c’est une situation qui est tirée du quotidien. Donc l’enseignant doit avoir une ouverture sur la société qui l’entoure. Et de cette situation-là on va former une question, et c’est cette question qu’on va essayer de résoudre ensemble. Le regard de l’enseignant et celui des élèves vont être orientés sur la même chose : c’est le deuxième terme, le problème. »

Parallèlement à cela, on observe l’émergence de dispositifs d’évaluation, par exemple dans l’enseignement supérieur où sont mises en place des plateformes sur lesquelles chaque étudiant·e est amené à donner son opinion quant aux apprentissages et à la pédagogie délivrés par le professeur. Le sociologie français Luc Boltanski qualifie ainsi notre ère de « gestionnaire », au sens où les instruments de comptabilisation et d’évaluation provenant de la discipline économique et généralisés par le discours néolibéral occupent une place inédite [BOLTANSKI, 2009], ce qui n’est pas sans conséquence sur notre manière d’aborder les problèmes. Est-ce qu’il s’agit là d’une tendance qu’on va voir apparaître de manière générale dans l’enseignement ?

« Oui, on glisse d’un modèle à un autre. A la fois on garde toujours l’idée d’autonomie, mais une autonomie qui est davantage formatée. C’est le modèle qu’on connaît aussi dans le travail de coopération Nord-Sud, ainsi que dans toute une série d’autres secteurs ».

De manière plus brutale, la pandémie mondiale de SARS Covid-19 et le confinement imposé qui s’en est suivi ont également mis à l’épreuve les élèves et leurs enseignant·e·s, les étudiant·e·s et leurs professeurs, contraints d’entrer en interaction de manière exclusivement virtuelle. Le lieu des apprentissages change, on passe de situations de coprésence physique, au sein d’une classe et d’espaces collectifs et différenciés du domicile, à des espaces virtuels, chacun·e depuis son chez soi, soulevant parfois une série de débats en matière de vie privée.

« Les enseignants ont dû intégrer de manière extrêmement rapide, en quelques mois, un élément qui fait partie du quotidien des élèves, mais dont on a voulu vraiment expurger les classes avant cela : le smartphone, innovation technologique adoptée par la majorité – y compris dans le corps professoral. Voilà qu’on le réintroduit brutalement. Et puis on se rend compte quand même qu’il ne suffit pas de l’introduire, il faut également essayer d’avoir une vision un peu critique des usages qui en sont faits ».

Et en effet, comment « faire collectif » dans une situation si particulière, où les individus sont à la fois présents et absents, et où parfois les écrans noirs, synonymes de caméras éteintes, font état d’un malaise ou renvoient peut-être à un manque d’envie qu’on peut légitimement considérer. Durant le confinement, la catégorie des enseignant·e·s a aussi été l’objet de vives critiques, voire d’accusations de la part de parents, concernant le suivi ou l’accompagnement des apprentissages. Quelles conséquences pour le collectif ?

« C’était difficile au cours des derniers mois d’avoir une organisation qui soit efficiente et efficace, parce que c’était un peu dans l’arbitraire, dans l’urgence, d’autant plus qu’on a fatigué les acteurs du monde scolaire avec des ajustements lors de la première vague – la fin de l’année scolaire 2019-2020 – où on a modifié, de semaine en semaine pratiquement, une série de choses via des circulaires. Ce qu’on voulait faire c’était maintenir l’activité scolaire, occuper le terrain en quelque sorte, durant les mois de mai et juin pour éviter de perdre les élèves. Or on ne pouvait pas travailler semaine par semaine, il fallait franchir le cap et aller vers l’année scolaire suivante, et là ça ne s’est pas bien accordé ».

Pour conclure cet entretien, pensez-vous que le rôle de l’école est voué à changer dans les années qui viennent, en regards des bouleversements auxquels nos sociétés doivent faire face, notamment en matière écologique ?

« Si on n’a pas compris, après les mois qu’on vient de vivre, qu’on doit vraiment réfléchir ensemble, abandonner certaines convictions, certaines certitudes – et ce n’est pas les abandonner pour le vide ! – et s’emparer de toute la complexité du monde qui nous entoure … C’est peut-être ça l’enjeu de l’éducation : s’emparer de la complexité, la mettre au jour, ne pas aller trop vite dans les réponses apportées, et dire « Attention, à notre échelle, on a bien posé le problème, qu’est-ce qu’on est susceptible de faire » ? Il faudrait pour ça que le politique admette que son action puisse être aussi au cœur de la réflexion critique des jeunes générations. On peut applaudir quand ils entament les démarches pour le climat, mais on ne peut pas quelques mois après condamner unanimement l’irresponsabilité des jeunes qui font la fête. Parce qu’un des enjeux réside là aussi : comment arriver à garder de la convivialité alors qu’on se trouve dans un contexte où on est mis sous pression dans différents axes de la vie ? ».

« Cette année, je fais travailler les étudiants du cours de « questions complémentaires de sociologie » sur les skateparks et la pratique du skate pour montrer la parfaite ambivalence de discours et de pratiques dans les dispositifs locaux. Et oui, ce n’est pas parce qu’on a fait un skatepark à l’extérieur de la localité qu’on aura tout résolu sur les envies de ceux qui pratiquent le skate. Ça n’empêchera pas que certains fassent du skate sur les trottoirs et sur certaines places. C’est ça admettre la complexité ». 

Les réformes successives du système scolaire nous emmènent-elles vers un enseignement plus apte à comprendre et à gérer la complexité de nos sociétés ? Les institutions européennes semblent davantage intéressées à développer une « économie de la connaissance », basée sur une rationalité instrumentale qu’on pourrait considérer comme antagoniste à toute complexité. Ainsi, comme le montre Christian Laval, le nouveau paradigme européen de la connaissance semble plutôt compter sur les potentiels bénéfices collectifs – c’est-à-dire une croissance économique sur le territoire européen – d’un « individualisme concurrentiel », où chacun·e sera de plus en plus amené·e à acquérir des compétences et des savoirs tout au long de sa vie[5]LAVAL, C., Le paradigme européen de la connaissance, APED, 2 août 2010.. Il relève ainsi que dans ce paradigme l’apprentissage ne prend sens que par sa finalité d’employabilité sur le marché du travail, par exemple via la notion de « compétence », qui marque la convergence entre champ éducatif et champ de la production : « on remarquera que les dispositifs formels de l’éducation s’en trouvent profondément changés. La transmission des savoirs ne prime plus, c’est la formation de l’individu flexible, habitué à s’orienter par lui-même dans un univers de choix permanent et de compétition, à s’informer des opportunités qui se présentent à lui. Par un glissement significatif, la connaissance est assimilée à une « information utile ». Les réformes des systèmes scolaires et universitaires centrées sur l’« orientation active » sont des bons indices de cette mutation censée préparer les futurs salariés à leur « responsabilisation » individuelle sur le marché du travail ». Une course internationale à la connaissance comme avantage comparatif dans une économie basée sur l’innovation, donc. La loi de la jungle, une nouvelle façon de faire collectif ?

Bibliographie

BOLTANSKI, L. De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation. Paris, Gallimard, 2009, 312 p.

BOURDIEU P., PASSERON J.-C., Les Héritiers. Les étudiants et la culture. Paris : Editions de Minuit, Collection Le sens commun, 1964 192 pages.

BOURDIEU P., PASSERON J.-C., La Reproduction. Éléments d’une théorie du système d’enseignement. Paris : Editions de Minuit, Collection Le sens commun, 1970, 192 pages.

Fédération Wallonie Bruxelles, Administration générale de l’enseignement, Les indicateurs de l’enseignement, nov 2020, 83 p., en ligne sur Indicateurs 2020 – document complet (ressource 16063).pdf

GROOTAERS, D., Cent cinquante ans d’instruction publique, à la poursuite de l’intégration sociale et de la promotion individuelle, in Histoire de l’enseignement en Belgique, Bruxelles, Editions du CRISP, 1998, pp. 86-108.

XYPAS, C. (Dir.),  Les citoyennetés scolaires : de la maternelle au lycée. Paris : Presses universitaires de France, 2003, 344 p.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 A ce titre, on notera que la taille du continent africain a longtemps été et reste encore minoré sur nos cartes de type Mercator, et que certains pays de l’hémisphère sud considèrent que leur nord à eux est notre sud, et inversement … si vous me suivez.
2 Mais seulement l’universel masculin …
3 publication disponible sur le portail de l’enseignement en FWB
4 DIVE, A., Un prof sur trois quitte l’école dans les 5 ans, La Libre , 3 mai 2013.
5 LAVAL, C., Le paradigme européen de la connaissance, APED, 2 août 2010.

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