Être ado à l’heure du smartphone et de Smartschool

A l’école aussi, le numérique bouleverse les pratiques sur un mode effréné. Les acteurs y découvrent parfois un peu tard les effets pervers de certaines « innovations » au départ bien alléchantes. Et comme rien n’est simple, ces innovations sont aussi parfois utiles. Plus que jamais, jeunes, parents, enseignants et directions d’établissements scolaires devront débattre, se fixer de nouvelles règles (comme le droit à la déconnexion, qui fait son chemin à l’école aussi) et repositionner, en conscience, leurs pratiques.

Anecdote 1

En ce matin brumeux de janvier, Noria[1]Les prénoms ont été modifiés. arrive en retard à l’école A, en raison de perturbations dans le métro. Comme le veut la procédure en cas de retard, l’éducateur de permanence scanne le QR code Smartschool de Noria à l’entrée. Ensuite, lorsque celle-ci arrive en classe, le professeur encode l’heure exacte de son arrivée dans le logiciel. De cette façon, les éducateur·trices peuvent vérifier à distance que Noria n’a pas traîné dans les couloirs ou ailleurs avant de rejoindre le cours de français… Le trajet depuis l’entrée de l’école jusqu’à sa classe est chronométré et mémorisé dans Smartschool.

Anecdote 2

En cette après-midi pluvieuse de janvier, les parents de Jean arrivent à l’école B peu avant 15h30 pour une réunion avec des professeurs. Leur fils, élève de première année, est autiste et nécessite un suivi individualisé de la part de l’équipe éducative. Les parents de Jean reçoivent un accueil plutôt surprenant : « On ne trouve plus Jean, savez-vous s’il est encore à l’école ? ». Personne ne l’a vu depuis la pause de midi, aurait-il quitté l’établissement ? Son cartable est encore en classe, mais aucune trace de Jean. S’il est hors de l’école, il n’est peut-être pas en sécurité, car facilement influençable… Après un coup d’œil à son portable, la maman de Jean rassure les professeur·es : « Non, il est encore dans l’école. Je peux le géolocaliser grâce à son smartphone. » En effet, quelques minutes de recherche intensive plus tard, on finit par retrouver Jean, qui était caché dans l’école.

Deux anecdotes authentiques, deux instantanés de l’année scolaire en cours pouvant susciter chez le·la lecteur·rice des réactions assez divergentes… Un certain effarement dans le cas de Noria ; un certain soulagement dans le cas de Jean. Pourtant, ces deux histoires sont-elles de nature si différente ? Elles ont en tout cas le smartphone et la géolocalisation en commun… Dans un cas, la technologie permet de retrouver un élève fragile, potentiellement exposé à des risques en dehors de l’école B. Dans l’autre cas, cette même technologie est utilisée pour suivre un élève à la trace, l’empêcher de dévier de la trajectoire attendue par l’école A.

Comment se sentir responsable et devenir autonome, si l’on est localisé, contrôlé, fliqué ? À l’école A, Noria sait qu’elle est surveillée de façon invisible dans les couloirs, c’est un choix de la direction. À l’école B, Jean ignore qu’il est suivi, c’est un choix de ses parents.

Le débat devrait dépasser la simple discussion des bonnes et mauvaises utilisations des smartphones et de Smartschool (ou de tout autre logiciel de vie scolaire). En effet, la technologie en elle-même n’est pas neutre. Un smartphone a des implications matérielles et sociales, n’est pas neutre. En amont : extraction minière intensive, division internationale du travail et mondialisation des échanges, et surtout exploitation de la main d’œuvre dans les mines et les usines… En aval : il offre des possibilités technologiques inouïes, mais peut aussi devenir un outil de contrôle absolu. Est-il exagéré d’y voir l’équivalent de la puce RFID, injectée sous la peau des animaux d’élevage ou de certains animaux domestiques… sauf que, dans le cas des traces numériques que nous semons, l’utilisateur·trice donne son consentement (accepter les cookies, recevoir les infos RGPD, etc.) ?

Nous faisons ici l’hypothèse que les récents changements technologiques – en particulier la combinaison smartphone / logiciels de vie scolaire – bouleversent le développement des ados dans le contexte scolaire, et ce de plusieurs façons.

Tout d’abord, la relation à l’adulte (professeur·e, éducateur·trice ou parent) peut être mise à mal, si l’adolescent·e ressent ce contrôle comme un manque de confiance. Or, un parent très connecté n’a « plus besoin de faire confiance à son enfant puisqu’il a un accès direct à tout ce qui se passe dans [et autour de] l’établissement scolaire »,[2]TOURETTE, Lucie, 2022, « Dans les lycées et les collèges, la vie scolaire sous Pronote ». Le Monde diplomatique. Janvier 2022. p. 1, 20 et 21. que ce soit via les outils de géolocalisation installés sur le smartphone ou à l’aide des rapports disponibles sur Smartschool.

Ensuite, de la même façon que les employé·es voient régulièrement le travail empiéter sur leur temps libre, les élèves sont potentiellement sollicités en dehors des heures de cours. Typiquement, le·la professeur·e est fort tenté·e d’envoyer un rappel sur Smartschool : il·elle sait que dans ce cas un plus grand nombre de travaux seront rendus à temps. Il est possible de défendre le « droit à la déconnexion », en encourageant l’envoi de messages programmés dans le temps. Toutefois, il est indéniable que l’univers scolaire déborde (à des degrés variables) sur la sphère privée des ados par l’entremise de Smartschool.

La possibilité de consulter Smartschool à toute heure et en tous lieux peut également entraîner une déresponsabilisation des ados. Plus besoin de prendre note si l’on peut consulter sur son smartphone les informations importantes, notamment si le journal de classe est tenu en ligne. De plus, vu que généralement les parents disposent eux aussi d’un compte d’accès à Smartschool, l’infantilisation des adolescent·es s’en trouve renforcée : de chaque côté du journal de classe virtuel, des adultes pensent pour lui·elle.

Enfin, l’enregistrement – et donc la permanence temporelle – des données concernant le parcours scolaire de chaque élève pourrait s’apparenter à un acte intrusif et un contrôle de l’institution scolaire et des parents sur l’adolescent·e. Tout comme les moteurs de recherche et nos messageries électroniques en savent beaucoup plus sur nous que nous-mêmes (car ils n’oublient rien), l’accumulation des données scolaires individuelles ne risque-t-elle pas de peser sur les choix de l’adolescent·e concernant son parcours scolaire et professionnel ? Pour les écoles flamandes, Smartbit (l’entreprise qui a développé Smartschool) est obligée, en concertation avec l’école, de transférer les informations concernant le parcours scolaire, les résultats et les absences des élèves au Ministère flamand de l’Éducation et de la Formation. À l’heure des algorithmes de gestion des données et de l’intelligence artificielle, le danger est que tôt ou tard, ces systèmes se substituent à l’être humain pour la prise de décisions (redoublement, contrôle du parcours scolaire, orientation vers certaines filières…).

Ne nions pas le confort qu’apportent les logiciels de vie scolaire sur certains aspects organisationnels (faire des horaires, pour ne citer qu’un exemple). Par ailleurs, la question de la géolocalisation dépasse largement les frontières de l’école, bien entendu. Du facteur, dont la tournée postale est contrôlée à la seconde près, jusqu’au livreur Uber, que l’on peut suivre en temps réel, aucun secteur n’y échappe. Mais ces gains d’efficacité et de sécurité ne se font-ils pas au détriment de l’autonomie et de la vie privée ? Comment nous positionnons-nous, dans notre mission pédagogique et éducative, face à ces questions ?

Ces réflexions sont plus amplement développées dans une analyse publiée récemment par le CERE (Centre d’Expertise et de Ressources pour l’Enfance) :
LETERME, Bertrand, ACHEROY, Christine, 2022, « Être ado à l’heure de Smartschool » [en ligne sur cere-asbl.be].

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Les prénoms ont été modifiés.
2 TOURETTE, Lucie, 2022, « Dans les lycées et les collèges, la vie scolaire sous Pronote ». Le Monde diplomatique. Janvier 2022. p. 1, 20 et 21.

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