Après un premier rendez-vous raté début septembre (Fatima était occupée à trier des colis en partance pour le Maroc sinistré par un tremblement de terre), nous avons rencontré Fatima dans son local associatif prêté par la commune. Ce jour-là, elle n’ouvrira pas complètement le volet de la façade et me dira malicieusement : « Je le laisse entrouvert, sinon les gens du quartier penseront qu’ils peuvent venir et passeront me dire bonjour ».
L’un des messages de Fatima est que la solidarité « chaude » s’épanouit là où la solidarité « froide » est en panne. Si rien d’organisé n’est prévu, quelque chose s’organise, toujours. Pour elle, « dès que quelqu’un a un minimum de conscience spirituelle, il est poussé à aider ses proches ».
Dans sa jeunesse, les autorités de l’école avaient jugé que Fatima ne pourrait pas continuer ses études dans l’enseignement général… Elle se battra et parviendra à obtenir son diplôme de fin de secondaire grâce à l’aide de certains professeurs.
Changer les choses, favoriser le meilleur : cet épisode était peut-être pour Fatima le début d’un long parcours de militante, elle qui dit d’elle-même : « Mes combats n’ont pas changé. La partie professionnelle a été intercalée, elle a pris beaucoup de place, mais j’ai toujours continué à être militante, engagée. »
La nourriture, une voie originelle du care
Fatima a d’abord commencé par cuisiner bénévolement au sein d’un comité de quartier. Elle avait gagné ses premiers galons de militante en combattant un bourgmestre raciste à Schaerbeek, dans les années « Nols ».[1]Roger Nols occupera la fonction de bourgmestre de Schaerbeek entre 1970 et 1982. Il était connu pour ses positions et politiques racistes. Ensuite, elle et d’autres militantes amies se sont investies dans un contrat de quartier autour du parc Rasquinet. Grâce à leur action, un terrain vague est devenu un parc, un petit poumon vert bienvenu dans ce quartier densément peuplé. Femmes bénévoles, elles se rencontraient autour de la préparation de repas pour des personnes nécessiteuses, au sein d’un projet qui était l’embryon de ce qui allait devenir un traiteur d’économie sociale réputé pour sa cuisine généreuse et savoureuse, hébergé au sein de l’ASBL « Bouillon de cultures ».
Faire à manger, préparer des repas, voilà une activité à la fois très basique, mais en même temps fédératrice, car manger, tout le monde en a besoin. La cuisine, les recettes qu’on élabore et qu’on s’échange, qu’on réalise avec amour, sont l’expression de(s) civilisation(s). Les repas sont non seulement source d’énergie mais aussi de plaisir. Cuisiner, c’est quelque chose qu’on apprend généralement dans un jeune âge (surtout quand on est une fille, en vertu de principes éducatifs encore fortement genrés). Personne ne le voit comme un exploit, car tout le monde peut éplucher des légumes, mais le fait est que pendant qu’on épluche des légumes, on peut parler, parler de soi, échanger, mieux se connaître, faire germer des idées et des projets. Fatima et les femmes militantes qui l’accompagnent cuisinent avec le cœur, et cela se sent. Fatima raconte les débuts de ce projet :
« Le service traiteur est né aussi grâce à toutes ces femmes et à leurs casseroles. En 2000, Bouillon de Cultures quitte la rue de l’Olivier, et achète en copropriété le bâtiment de la rue Philomène. Là on reçoit un réfectoire vide, y’a rien dedans à part du carrelage… Un monsieur nous a placé quelques armoires au mur et une gazinière mais ça ne suffisait pas, alors des femmes du quartier ont apporté leurs banquettes, leurs casseroles, leurs ustensiles de cuisine et tout le monde se mettait à cuisiner en racontant des choses, en racontant ce qui se passe, en préparant des actions à mener la prochaine fois, et via les préparations culinaires (parce que la cuisine est un nid à projets), on parle de sa vie, de ce qui ne va pas, c’est comme ça que va naître le service traiteur.»
Construire des passerelles entre les mondes
Dans les quartiers multiculturels, certaines choses, qui peuvent paraître des détails à certains, sont déterminantes pour l’inclusion et la mobilisation de toutes. Les responsables associatifs, souvent belges de souche, ne sont pas toujours conscients des facteurs qui peuvent décourager la participation, des femmes en particulier. Fatima a quelques anecdotes à ce sujet :
« Un jour, les responsables de l’ASBL nous ont proposé de faire la réunion au resto social, mais le resto ressemblait à un café, et dans la culture musulmane, majoritaire dans le quartier, les femmes ne vont pas au café. Je suis allée voir la direction du restaurant en demandant si on pouvait mettre un petit rideau à mi-hauteur. Au début, on m’a regardée un peu d’un drôle d’air, mais grâce au rideau, les femmes sont venues. On a fait des réunions, elles ont exposé leurs idées pour améliorer la qualité de vie dans nos quartiers, nos rues, nos écoles… Se sentant en confiance, après quelques temps, elles ont décidé elles-mêmes de retirer le petit rideau. J’ai dit « elles ont tout compris, elles veulent qu’on les voie ».
Et des histoires de ce genre, Fatima peut en raconter tout plein, car elle bâtit des passerelles entre les cultures, des ponts entre les gens.
Dans les projets de Fatima, les usagers apportent quelque chose. Ils sont acteurs, pas consommateurs.
Le traiteur est devenu un traiteur d’économie sociale et Fatima va prolonger son action en formant des jeunes travailleurs en insertion. Soucieuse de transmettre les gestes d’un métier qu’elle a appris initialement sur le tas, elle reprend des études à cinquante ans, et professionnalise son activité qui rapporte beaucoup de fonds propres à son association. Elle redonne fierté à ses travailleurs, les fait rentrer dans le monde du travail grâce aux passerelles qu’elle construit. Ses travailleurs en insertion viennent de partout, et puisque les recettes de cuisine sont des emblèmes de toutes ces civilisations qui se croisent à Saint-Josse, Fatima prend bien soin d’inscrire les meilleures d’entre elles au menu pour créer des ponts entre chacun et pour rendre à celui qui vient de loin la fierté de sa terre d’origine.
Prendre une place d’acteur pour s’émanciper
Dans les projets de Fatima, les usagers apportent quelque chose. Ils sont acteurs, pas consommateurs. Ils et elles retrouvent le sens du partage, de l’action, regagnent en fierté. Elle déplore que beaucoup de projets associatifs, pensés dans des bureaux par des équipes détachées des terrains, passent à côté d’une opportunité de développer une action réellement émancipatrice :
« L’associatif, c’est consommateur : je viens à un cours d’alpha, je viens pour consommer, je paie une cotisation et je consomme, je n’ai pas l’aspect militant, engagé, je ne vais jamais m’épanouir, je ne vais jamais m’émanciper … Dans les associations, ils disent que les gens ne se bougent pas, mais c’est parce qu’on les a mis tout de suite dans une position de consommateurs. On ne dit pas ce que l’associatif a fait. Il a changé ces personnes en consommateurs. Nous on fait tout le contraire, on met le public acteur. Si on le met acteur, alors les choses changent. Et c’est comme ça qu’on fait évoluer les choses et que la personne comprend ce qu’est une citoyenneté active. La différence, c’est que nous on n’a pas d’argent. C’est ce public-là qui va faire des dons, c’est leur argent, leur travail, on part de leur implication, de leur demande, de leur poche, comme ils financent le projet ils lui donnent une plus-value. »
Entre dirigeants associatifs et terrains, des différences de perception et d’éthos
Fatima a une double fonction : elle rapproche les personnes pour agir en synergie, mais en même temps elle milite, ce qui nécessite de dénoncer également certaines injustices. Parmi celles-ci, le fait de n’avoir pas toujours été soutenue, comprise, estimée à sa juste valeur. La branche « traiteur » de son association, bien que génératrice de fonds propres conséquents, n’était pas considérée par les responsables comme aussi « noble » que les activités d’alphabétisation ou l’école de devoirs parce que, en apparence, elle ne parlait « qu’aux » ventres. Mais Fatima ne voit pas les choses comme ça et elle le fait savoir :
« J’étais coordinatrice, formatrice, cheffe de cuisine, assistante sociale, psychologue. Tout ça je ne l’ai pas appris, j’ai ça en moi. On m’a demandé d’être plus dans la hiérarchie, plus directive, patron, cheffe, mais de mon vécu, je ne pouvais pas être comme ça, ce n’était pas ma façon de faire. Les gens étaient heureux de venir travailler, j’essayais d’intégrer même les cas difficiles. On est un, ensemble on porte, ensemble on fait et ensemble on est valorisés. Ça motivait les gens à venir travailler, parce que ce n’est pas évident de porter une étiquette article 60. On disait « stagiaires » ou « apprenants », on évitait le mot Article 60… ça les valorisait, ils pouvaient dire qu’ils avaient travaillé à tel ou tel endroit. J’ai tenu le flambeau jusqu’au bout, avec plein d’heures sup’ que je n’ai pas pu récupérer. […]
Élites blanches ou belges dans les associations, ceux qui sont à la tête, à la direction, ce sont des belgo-belges et en dessous de ça on va retrouver l’immigration, on va beaucoup trouver ça dans les quartiers multiculturels, les offres d’emploi ne sont pas affichées dans les commerces du quartier, dans les bibliothèques, etc. Elles sont dans le guide social ou sur Internet, or les habitants du quartier n’y ont pas accès. Un moment, on a engagé plus de gens du quartier, mais dernièrement, on est revenu à la case départ. Les gens qu’on engage, ce sont des universitaires qui ont des diplômes. Et le quartier va reprendre aussi une autre place, plus de consommateur. Il faudrait un représentant du quartier dans les CA des associations du quartier. Ce serait le porte-parole de ce quartier. »
Mais Fatima tient bon, car nourrir la nourrit et militer c’est sa vie, alors elle continue, contre vents et marées. Contre COVID et distances de sécurité :
« Une fois que le projet s’est professionnalisé, c’est comme si on avait tracé une ligne rouge au sol, dans la cuisine ! C’était comme si on devait désormais tourner le dos à toutes ces femmes qui sont au front, parce qu’il y a les normes de l’AFSCA, parce qu’on devient des professionnels et qu’il y a des règles à respecter… Mais ça, le public ne le comprend pas ! Parce qu’elles avaient leurs casseroles. J’ai continué, malgré cette barrière à engager des jeunes du quartier, à m’approvisionner chez les commerçants du quartier. Plusieurs objectifs étaient rencontrés. Comme on avait un local à coté qui était une maison de jeunes, il y avait une gazinière riquiqui… Nous, on menait des actions, on préparait des repas pour les centres fermés, des repas pour les sans-abris. Un jour, c’était la fête de l’Aïd, on avait récolté plein de viande, et on voulait l’apporter à un centre fermé, mais avec notre petite gazinière, on ne pouvait pas être prêts pour 16h pour pouvoir aller les porter au centre fermé. On a mis les casseroles sur les réchauds de Bouillon de cultures. Une responsable de l’association est arrivée, a engueulé et chassé tout le monde, et ça, ça a fort choqué les dames. C’était presque parti en grand conflit. Elles disaient : « Comment se fait-il qu’on ait été à l’initiative de ce projet et que maintenant on se fasse chasser ? » Après, elles ne voulaient plus cuisiner, après elles venaient nous dire bonjour, mais je ne pouvais plus les laisser entrer. C’est comme ça que j’ai organisé aussi des fêtes, des petits déjeuners : je devais rester fidèle à ce quartier, je devais tenir les deux, et c’était un grand poids. »
Pendant la pandémie de COVID, Bouillon de Cultures est un des rares traiteur d’économie sociale à ne pas avoir fermé boutique. Pourtant, pendant cette période, les règles en vigueur rendent le travail difficile, mais Fatima ne baisse toujours pas les bras. Des personnes vivent isolées chez elles, peuvent difficilement faire des courses, elle leur apportera des repas. Les jeunes fabriqueront des biscuits et iront les distribuer. Le lien avant la règle. La règle est importante mais elle ne doit pas servir de prétexte pour ne plus remplir la mission.
Le lien avant tout :
« On avait une cuisine énorme, donc la distance était respectée. Comme les gens étaient seuls chez eux pendant l’épidémie, ou à la rue… On a fait des repas, des colis alimentaires et on a fait tourner le truc à trois. Une jeune en contrat jeune ACTIRIS a fait 10.000 biscuits (distribués dans les associations, chez les familles monoparentales, les enfants des écoles de devoirs…). Les travailleurs ne voulaient pas télétravailler. On est restés à 3 : je cuisinais, un homme qui faisait les courses, une jeune qui faisait des biscuits. »
Le care, c’est regarder autour de soi, faire attention
Parmi ses expériences et actions, Fatima a choisi d’écrire le récit d’un événement particulier qui témoigne de l’importance d’une veille collective au sein du quartier. Une illustration de la solidarité chaude, en réponse à la froideur d’une expulsion.
Notre seule aide est la solidarité citoyenne.
Un mardi, jour habituel du repas convivial dans notre asbl, je faisais mes courses et à deux pas de notre local, je vois une cohue de gens attroupés ; deux voitures de police et des personnes pas très sympas s’introduisent dans une maison. Plus tard, je vois des meubles, des valises, du matériel sortir de cette maison, par le fait de personnes qui semblaient être des déménageurs.
Je m’inquiète et demande aux personnes qui sont là : qu’est ce qui se passe ?
C’est alors que j’apprends qu’une famille entière se fait expulser de son domicile, au motif de non paiement du loyer.
Sur le trottoir, une dame malade, avec un handicap très visible, installée sur la seule chaise qu’on lui a laissée, ses enfants autour d’elle, est en pleurs. Je leur propose de venir au chaud au local pour prendre un repas chaud et rester à l’abri des regards, le temps de trouver une solution.
Samu social, centre d’hébergement, centre d’accueil d’urgence… tout est complet et aucun service ne peut accueillir ces personnes. Je contacte alors le service de prévention qui, durant toute l’après-midi, a contacté tous les organismes existants mais en vain : aucune réponse.
Nous décidons alors de les laisser dormir au local, le temps de trouver une solution d’hébergement.
La maman, gravement malade, ne pouvait dormir dans de telles conditions, vu son état de santé et son handicap. Je décide d’appeler une ambulance, me disant qu’elle serait mieux dans un hôpital.
Dès que les ambulanciers sont arrivés, ils n’ont pas trouvé urgent de l’emmener et nous ont obligés à nous charger de la monter dans l’ambulance.
Trois heures après, la maman revient, accompagnée de ses enfants : l’hôpital refuse de la garder. La santé de la maman se dégrade. Nous contactons le home du CPAS et après quelques jours, elle est acceptée.
Le papa et les enfants logent durant six mois au local de notre asbl. Durant tout le temps de leur recherche d’un logement, il a fallu les soutenir, les accompagner, les nourrir…
Le papa est sans travail et son addiction au jeu est ce qui fait qu’il ne peut gérer les dépenses et les paiements. Le voisinage a apporté du réconfort et de l’aide. La maman est décédée au home du CPAS peu de temps après son placement, le papa et les enfants ont trouvé un logement grâce au service de prévention qui a parcouru tous les services et suivi le dossier et la famille.
Cette expérience nous est familière, et nous nous rendons compte que notre asbl de terrain agit dans l’urgence pour les cas les plus lourds, aussi par la volonté des bénévoles, des habitants : la solidarité est aussitôt déclenchée.
Nous joignons le terrain aux services existants qui correspondent et ensemble, on y arrive.
Nous ne fonctionnons qu’avec des fonds propres et nous ne recevons aucun subside.
Notre seule aide est la solidarité citoyenne.
De Bouillon de Cultures à Héritage des Femmes
Actuellement, Fatima, jeune retraitée, s’implique au sein de l’asbl L’héritage des femmes, où naissent des activités au croisement de l’humanitaire, du militantisme et du care. Par le réseau qu’elle mobilise, elle a réussi à collecter 45 tonnes de matériel et de vêtements pour le Maroc sinistré par un séisme et 10.000 euros. Fatima explique :
« Héritage des femmes, c’est pour maintenir ce lien avec les femmes du quartier. On est ouverts et on est contre toute forme de discrimination, quelle qu’elle soit. On reste solidaires, envers et contre tout, on ne veut pas rester enfermées, on a vécu dans ce pays d’accueil ou de naissance, les gens ont toute leur enfance ici, plein de choses ont évolué en eux, il faut le faire valoir, si j’ai changé c’est aussi parce que c’est un pays démocratique, qui donne des droits aux femmes, qui donne des droits de parole, il faut se mélanger à tout un chacun, on peut se mélanger, on fait des réunions sur la santé, on invite des gynécologues, des médecins… il y a des hommes, aussi, qui permettent aux femmes de faire des activités, ils prêtent main forte, ils aident à la non-discrimination et à la prise de conscience. »
Parler de soi pour montrer de belles choses et inspirer
Fatima œuvre à la reconnaissance de sa personne et de ses projets, afin d’inspirer d’autres personnes. Un film sur sa vie a été réalisé,[2]“Fatima, une vie de militante”, réalisateur Mohammed Dabani (Belgique), textes de Khadija Belkaïd. afin de témoigner de son héritage et le perpétuer. Elle dit à ses compagnes militantes : « Soyez fières, prenez-vous en photos, sinon on ne retiendra que le cliché négatif qui est déjà collé à votre personne d’origine modeste et populaire. »
« Je tire encore des femmes vers le haut, je leur donne les ficelles pour suivre les formations qui pourront les aider, j’ai voulu faire le documentaire pour montrer qu’on peut partir de rien et devenir quelqu’un. Tu peux faire autre chose, tu peux aller plus haut, tu peux recevoir plein de choses. »
Quand des gens lui témoignent de l’admiration, elle leur renvoie : « Toi aussi tu es une Fatima ».
Pour aller plus loin
Le travail de Fatima est emblématique d’une pratique du care militant, dont les dimensions centrales sont de :
- Considérer que les personnes à qui s’adressent les «services » (que l’on nomme souvent « bénéficiaires », dans d’autres projets) sont avant tout acteurs;
- Partir du postulat qu’il faut encourager les participants à apporter quelque chose, car apporter quelque chose (objet, argent, énergie) engage et donne un poids à l’action;
- Porter attention à autrui et prendre en compte le tissu social et les besoins des personnes autour de soi;
- Incarner le care au lieu de pratiquer une éthique abstraite tout en dénonçant, corollairement, un certain travail associatif «hors sol » qui s’autosuffit et manque sa cible;
- Mener un travail communautaire qui contourne les réflexes communautaristes pour, au contraire, créer des ponts entre les personnes et les cultures.
Un care en marche qui nous rappelle les racines de la réflexion sur le care et les travaux de Carol Gilligan.[3]Carol Gilligan est une philosophe et psychologue féministe américaine. Elle est professeure honoraire de psychologie sociale, spécialiste des relations sociales et fondatrice de l’éthique … Continue reading
Carol Gilligan était l’assistante d’un chercheur nommé Lawrence Kohlberg, psychologue et chercheur américain qui avait élaboré une théorie du développement moral par stades. Selon cette théorie psychologique défendue par Kohlberg et dominante dans les années 80, le degré le plus élevé de raisonnement moral (considéré comme plus spontané et présent chez les êtres de sexe masculin) met en œuvre des principes de justice abstraits et impartiaux.
Carol Gilligan fait ressortir les effets de préjugés et d’ignorance dans cette théorie, et démontre, grâce à ses enquêtes, que ce n’est pas toujours le cas et qu’en particulier les femmes, mais pas seulement elles, considèrent d’autres facteurs comme des principes de décision tout aussi importants : le souci de maintenir la relation lorsque les intérêts et les désirs sont divergents, l’engagement à répondre aux besoins concrets des personnes, les sentiments qui informent la compréhension morale des situations particulières.
Comme l’écrit Patricia Paperman, « Ce que Gilligan perçoit dans ses enquêtes, c’est bien une voix – morale – différente qui définit les problèmes moraux autrement que ne le fait l’éthique de la justice. Mais les préjugés enracinés dans les stéréotypes sexués empêchent d’y voir autre chose que l’expression d’un intérêt étroit (entendre : partial) et d’un attachement affectif à des relations particulières et personnelles. (…) Entendue d’une voix différente, la morale ne se fonde pas sur des principes universels mais part d’expériences rattachées au quotidien et des problèmes moraux de personnes réelles dans leur vie ordinaire. Elle trouve sa meilleure expression, non pas sous la forme d’une théorie, mais sous celle d’une activité : le care comme action et comme travail, autant que comme attitude, comme perception et attention aux détails non perçus, ou plutôt présents sous nos yeux, mais non remarqués parce que trop proches. Cette forme d’action, de travail, cette perception active constituent un fil conducteur assurant l’entretien d’un monde humain et le maintien des personnes.»[4]Extrait de PAPERMAN P., Éthique du care, un changement de regard sur la vulnérabilité. Gérontologie et société 2010/2 (vol. 33 / n° 133), pages 51 à 61, disponible en ligne sur cairn.info
L’approche de Gilligan constitue un apport intéressant, par le fait qu’elle intègre la question du genre dans l’étude menée par Kohlberg. Néanmoins, sa théorie est également critiquée car elle tend à perpétuer l’association étroite entre care et féminin.
Voir aussi
Gilligan C., Le care, éthique féminine ou éthique féministe ? Dans Multitudes 2009/2-3 (n° 37-38), pages 76 à 78 en ligne sur cairn.info
Notes de bas de page[+]
↑1 | Roger Nols occupera la fonction de bourgmestre de Schaerbeek entre 1970 et 1982. Il était connu pour ses positions et politiques racistes. |
---|---|
↑2 | “Fatima, une vie de militante”, réalisateur Mohammed Dabani (Belgique), textes de Khadija Belkaïd. |
↑3 | Carol Gilligan est une philosophe et psychologue féministe américaine. Elle est professeure honoraire de psychologie sociale, spécialiste des relations sociales et fondatrice de l’éthique de la sollicitude (ou éthique du care). Elle est connue pour son ouvrage paru en 1982, “In a different voice”, traduit en en français sous le titre “Une voix différente” (Gilligan C., Une voix différente. La morale a-t-elle un sexe ? Flammarion, Champs Essais, 2019, 336 p.)
Gilligan y analyse le raisonnement en morale, critiquant notamment les thèses de Sigmund Freud, Jean Piaget et surtout la théorie du développement moral de Kohlberg. Elle leur reproche à tous les trois d’avoir considéré le développement de l’enfant de sexe masculin comme étant la norme du développement psychosocial, jugeant le développement féminin par rapport à cette norme comme déviant et moins avancé. (source : Wikipedia) |
↑4 | Extrait de PAPERMAN P., Éthique du care, un changement de regard sur la vulnérabilité. Gérontologie et société 2010/2 (vol. 33 / n° 133), pages 51 à 61, disponible en ligne sur cairn.info |