Les Bruxellois exigent des guichets pour accéder à leurs droits

Au moment où nous rédigions ces lignes (novembre 2022), l’ordonnance « Bruxelles numérique » était encore en projet au cabinet du Ministre Clerfayt. Elle vise à imposer aux administrations régionales et communales bruxelloises (telles qu’Actiris, les CPAS ou les communes) de rendre leurs services intégralement disponibles en ligne, et de communiquer avec les citoyens par ce biais. Elle n’impose pas aux administrations, en contrepartie, de maintenir des guichets humains. Le tissu associatif craint que le digital ne devienne la règle et que le papier et le contact humain ne deviennent des exceptions.

Lire et Écrire mène une campagne d’information sur ces questions, c’est dans ce cadre que nous avons rencontré Fabien Masson, coordinateur du service TIC de Lire et Écrire Bruxelles.

DH Que contient l’ordonnance « Bruxelles numérique » ? Par quoi est-elle motivée ?

FM Cette ordonnance s’inscrit dans un cadre européen qui vise à pousser la digitalisation des services publics. Le niveau politique local s’abrite derrière une directive européenne et argue que ses initiatives visent « seulement » à se mettre en conformité avec celle-ci. Numériser les services va de pair au niveau européen avec l’idée de faciliter l’accès aux services pour les citoyens, de les rendre davantage accessibles : les demandes pourront être faites par le citoyen lui-même via des interfaces numériques. C’est l’idée aussi de simplifier les démarches. Par ailleurs, on nous vend ces évolutions comme un progrès : à terme, l’administration ne va plus demander les documents qu’une seule fois, car une base de données va centraliser toutes les informations. On ne va plus, par exemple, devoir donner une attestation de composition de ménage à une administration, puis à une autre… parce que tout sera centralisé.[1]Voir l’Ordonnance du 17 juillet 2020 garantissant le principe de la collecte unique des données dans le fonctionnement des services et instances qui relèvent de ou exécutent certaines missions … Continue reading C’est ce qu’on a appelé le « Once only ». Ce n’est possible que si tous les dossiers sont numérisés. L’argument avancé c’est que ça devrait générer des économies[2]Sur les économies de coûts, ça n’a pas l’air si clair que ça que ça en génère, parce qu’il y a la question environnementale, le terme dématérialisation est remis en cause parce qu’il … Continue reading et faciliter, voire automatiser l’accès aux droits.

Le niveau politique local s’abrite derrière une directive européenne …

L’idée directrice de cette ordonnance, qui fait sept ou huit pages, c’est d’imposer à toutes les administrations et aux organismes qui dépendent des pouvoirs publics régionaux de proposer de faire toutes les démarches « en ligne ». Pour les personnes qui ne sont pas en mesure d’y parvenir, l’ordonnance impose aux administrations de prévoir une stratégie alternative, une stratégie d’accessibilité. Là où ça nous pose problème, c’est que cette notion de « stratégie d’accessibilité » n’est pas du tout définie : aucun critère de qualité n’est proposé. Les administrations et organismes devront soumettre une stratégie pour avis au CIRB,[3]CIRB = Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise. Il se définit comme « le partenaire informatique de confiance qui, en Région de Bruxelles-Capitale, peut être chargé de toute mission … Continue reading or le CIRB est plutôt un lieu où travaillent des techniciens, pas des travailleurs sociaux. Nous ne voyons pas non plus dans l’ordonnance de contraintes quant aux réadaptations à apporter à ces « stratégies » au cas où elles seraient insuffisantes. Afficher les horaires d’ouverture d’un espace public numérique du quartier, ça pourrait constituer une stratégie ! Il ne faudra donc pas nécessairement prévoir des guichets ou un accompagnement des personnes.

En bref, l’ordonnance reste très floue sur comment on va pallier les problèmes générés par la numérisation.

La liste est assez large de toutes les administrations et de tous les organismes qui dépendent de subsides régionaux ou qui sont sous tutelle de la Région, et qui donc pourraient être concernés par cette ordonnance. Les CPAS par exemple… D’après les critères qui sont énoncés dans le champ d’application, Lire et Ecrire Bruxelles pourrait aussi être soumis à ce genre de choses, puisque nous dépendons en grande partie de subsides de la Région Bruxelloise. Devrons-nous bientôt inscrire nos apprenants via des formulaires en ligne ? Nous le refusons, naturellement ! Nous sommes en train de contacter des parlementaires pour leur demander d’amender le projet d’ordonnance.

DH Justement, à l’heure où nous parlons, 200 associations, institutions et services sociaux actifs à Bruxelles ont signé une carte blanche pour tirer la sonnette d’alarme par rapport à cette ordonnance,[4]Le projet « Bruxelles numérique » du gouvernement Vervoort mettra en difficulté un Bruxellois sur deux, carte blanche signée par 200 signataires et parue sur le site de La Libre, novembre 2022. disant qu’elle met en difficulté un Bruxellois sur deux… Quelles réalités se cachent là-dessous ?

FM Ce chiffre d’un Bruxellois sur deux provient de la Fondation Roi Baudouin (Baromètre de l’inclusion numérique). 39 % des Bruxellois auraient des problèmes avec l’informatique. Ce chiffre grimpe à 75 % lorsque l’on considère les personnes peu qualifiées (secondaire inférieur). Pour aboutir à un chiffre, il est important de préciser qui on prend en considération… Les associations d’alphabétisation et de français langue étrangère sont notre « terrain », mais nous travaillons aussi avec des écoles de devoirs qui sont bien implantées dans les quartiers et en lien avec les familles… Elles nous disent qu’elles croulent sous les demandes des personnes qui viennent pour qu’on les aide pour des démarches administratives : inscrire des enfants à l’école, rentrer des formulaires par Internet etc. Les associations sociales ou œuvrant à la cohésion sociale sont débordées par les demandes d’assistance pour les démarches avec les mutuelles, les syndicats, les banques, les fournisseurs d’énergie etc. Puisque les administrations ne sont plus là pour accompagner les personnes dans leurs démarches (comme il n’y a plus de guichet) il faut bien que nous le fassions, mais on n’est pas formés pour ! Quand il y a un dossier compliqué à remplir, on aurait bien besoin d’un spécialiste de l’administration et des procédures pour nous éclairer. L’aide qu’on apporte aux usagers se fait au détriment du temps, de l’énergie qu’on devrait mettre sur nos missions propres. C’est pour cela que le 8 septembre 2022, on a organisé des mobilisations à la Tour des finances et à la maison communale de Schaerbeek. Les assistants sociaux et les travailleurs sociaux sont débordés avec toutes les demandes qui viennent s’ajouter. Ils se retrouvent parfois devant des situations absurdes : en voulant aider leurs usagers, ils se retrouvent renvoyés de répondeur en interface web… Même quand on a quelqu’un au téléphone, souvent cette personne dit qu’elle ne peut rien faire, que ça doit être fait par l’usager lui-même, via le web. On renvoie systématiquement au mail ou à Internet. On croule sous les récits de gens qui vivent des situations épouvantables à cause de ça. Ce n’était déjà pas simple avant, mais ça devient de plus en plus compliqué. Le tout pour des personnes qui sont déjà dans des situations sociales compliquées au niveau du revenu, du logement, de la santé parfois.

DH Pour ce qui est des personnes en difficultés pour la lecture et l’écriture, les démarches administratives étaient déjà compliquées avant. Apprendre à lire et écrire était déjà une nécessité. Alors, pourquoi ne pas apprendre à utiliser les interfaces numériques ? N’est-ce pas une voie d’émancipation ?

FM C’est sûr qu’être en difficulté avec la lecture et l’écriture, ça complexifie les démarches, et la présence de guichets ne garantissait pas que tout le monde avait un plein accès direct à ses droits. Ici, la difficulté, c’est que le canal numérique mobilise uniquement la lecture et l’écriture pour faire valoir ses droits. Ce qui n’est pas le cas à un guichet. Je peux venir avec mon courrier et dire « J’ai reçu ça ou ça, je ne m’en sors pas ». Le fonctionnaire regarde avec nous, dépatouille, et on peut même se faire accompagner par quelqu’un.

Par ailleurs, beaucoup d’usagers n’identifient pas le rôle et la fonction des administrations, mais ils identifient des lieux : ils associent des matières à un lieu. Avec la numérisation, ils ne savent plus où on leur a dit quoi. Pour le travailleur social, c’est plus difficile aussi. Avant, quand on parlait avec eux, en fonction du lieu qu’ils décrivaient, on pouvait dire « Ah oui, mais ça c’est la maison communale… » Maintenant, ils n’ont comme référence des sites web abstraits. Il y a aussi une perte de repères à ce niveau-là.

Avec la numérisation, chacun se retrouve responsable de ses démarches. Le citoyen est responsabilisé vis-à-vis des démarches qu’il entreprend ou pas, et cette responsabilisation passe uniquement par des interfaces où l’écrit est omniprésent. La communication papier, par courrier postal, n’était sans doute pas idyllique, mais on voyait arriver la lettre, on pouvait se rendre chez un voisin pour de l’aide ou directement à l’adresse indiquée pour avoir une explication. La gestion des mails, rappels, codes, adresses de sites, c’est vite complexe ! On ne peut pas conditionner l’accès aux droits à la maîtrise de compétences aussi complexes. Dire : « Ils n’ont qu’à se former, à la lecture, l’écriture et maintenant au numérique », c’est conditionner l’accès aux droits à ces compétences et nous, on ne peut pas l’accepter !

DH Qu’est-ce que cela change d’avoir, dans les différentes administrations, des guichets avec un employé qui répond ?

FM L’employé d’une administration connaît les procédures gérées par son administration, il sait comment s’appliquent les compétences de son administration. Nous, on ne les connaît pas. Il existe des assistants sociaux dans les associations, mais très souvent, c’est le formateur alpha, ou l’animateur d’école de devoirs, qui va devoir accompagner les usagers dans leurs démarches. Le droit des étrangers est une matière très compliquée, or nous nous retrouvons à faire de l’assistance dans ce domaine sans rien y connaître… On a aussi déjà rempli des déclarations d’impôts. On n’est pas formés à ça, on n’est pas compétents dans ces matières, notre connaissance est empirique… Pour les questions très généralistes, on s’y retrouve, mais les personnes que nous accueillons ont souvent des dossiers compliqués. Le besoin de fonctionnaires qui explicitent les procédures réelles et s’adaptent aux cas particuliers se fait sentir.

DH La « contrepartie » de l’ordonnance c’est de donner davantage de moyens aux espaces publics numériques. Le Plan d’appropriation numérique est doté de 900.000 euros par an pour soutenir les Espaces publics numériques (EPN), n’est-ce pas une avancée ?[5]Voir par exemple le rapport annuel 2021 du Plan d’AppropriationNumérique (clerfayt.brussels)

FM La piste des EPN est intéressante parce que ces espaces permettent à tous d’avoir accès notamment à un ordinateur. Les gens ont des smartphones, mais l’usage de ceux-ci est limité par rapport à celui d’un ordinateur. Dans les EPN, on a accès à un ordinateur, il y a quelqu’un qui peut répondre à des questions et toute la maintenance informatique est faite. La plupart du temps cependant, les EPN sont animés par des travailleurs très précaires, par des travailleurs en « articles 60 » par exemple. Donc, il y a beaucoup de turn-over…

Il existe une pluralité d’EPN : il y a des EPN créés par des administrations communales, où les statuts des travailleurs sont plus stables. Il existe à côté de cela des EPN associatifs. Certains d’entre eux parviennent souvent à recruter un super animateur, mais le temps qu’il rentre bien dans son métier etc. son contrat est la plupart du temps déjà fini ! Le temps de trouver quelqu’un d’autre, l’EPN va peut-être être fermé pendant deux mois ou va être animé par quelqu’un qui n’a pas les dispositions requises… Il y a une grosse rotation, beaucoup de recrutements se font sur appels à projets. Les appels à projets, c’est bien mais ce sont des contrats d’un an, deux ans, puis on ne sait pas si ce sera reconduit, ce sont des situations compliquées. Il y a un animateur d’EPN qui intervient pas mal dans les débats, Paul, qui s’occupe d’un EPN mobile sur Schaerbeek. Il travaille à Schaerbeek sur le contrat de quartier Pavillon. Il témoigne de ses conditions de travail : c’est difficile, la fonction d’animateur d’EPN…[6]Nous vous recommandons les podcasts réalisés dans le cadre de la campagne de sensibilisation du GSARA : « numérisation des services publics : l’envers du décor »

C’est important les EPN, il faut les soutenir de manière durable et pas sur appel à projets surtout ! On attend d’eux qu’ils résolvent tous les problèmes, mais je pense que ce n’est pas la solution miracle à tout, c’est une piste mais ça ne va pas résoudre tous les problèmes… Et l’animateur d’EPN, ce n’est pas un spécialiste des différentes démarches, il gère l’accès aux ordinateurs et applications. Parmi les gens qui fréquentent les EPN, rares sont ceux qui disent « Non, je n’ai pas besoin d’aide, j’ai juste besoin d’un ordinateur et de l’accès à Internet… La plupart des gens demandent une assistance, donc il faut s’asseoir à côté d’eux, prendre du temps. Sans parler des questions de confidentialité.  Si quelqu’un règle à l’EPN certaines démarches avec des institutions financières, par exemple, tout le monde va peut-être entendre ce qu’il fait.

DH Il y a des postes d’informaticien public qui apparaissent aussi ?

FM L’informaticien public est le pendant numérique de l’écrivain public. S’il y a une démarche en ligne que vous ne parvenez pas à faire, l’informaticien public la fait avec vous. Il ne donne pas de formations. La formation, c’est bien mais c’est une solution à moyen ou à long terme. En attendant, il y a des choses parfois urgentes à réaliser rapidement. Lire et Ecrire Bruxelles a mis en place depuis deux ans des permanences d’informaticien public pour répondre aux besoins et demandes de son public. Mais, à nouveau, l’informaticien public est un généraliste. Il peut se débrouiller sur plein d’interfaces mais il n’a pas une connaissance approfondie des procédures administratives, de tous les cas qui peuvent se présenter.[7]Pour en savoir plus sur les permanences des informaticien.nes public.ques à Bruxelles : informaticienpublic.be (une initiative de l’ARC, action et recherche culturelles).

DH Avez-vous bon espoir d’être entendus ? Que dit le Ministre Clerfayt ?

FM Pour le moment, on a plutôt des retours intéressés sur nos interpellations. Plusieurs parlementaires suivent notre démarche. Le cabinet Clerfayt sent bien qu’il y a tout un secteur en ébullition par rapport à ces questions-là. Mais demander de revenir à des guichets par défaut plutôt qu’au digital par défaut, c’est se heurter à un mouvement de fond qui ne sera pas simple à inverser. Nous, on veut des garanties, des aménagements, sur ces fameuses « stratégies » d’accès à mettre en place à côté du numérique par défaut. Il faut que ce soit clair et contraignant, et qu’il y ait systématiquement un accès à des guichets physiques.

DH Qu’est-ce que cette volonté de tout rendre digital fait aux structures publiques que sont les administrations, à notre contrat social, à l’emploi en général ?

FM Le risque à moyen terme est de voir remplacer des emplois de fonctionnaires par des emplois associatifs précaires dépendant de subsides octroyés dans le cadre d’appels à projets, le tout sous couvert de faire des « économies ». 

On assiste à un mouvement, où, de manière générale, on responsabilise très fort l’individu. Si l’individu veut accéder à ses droits, c’est à lui de se former, c’est à lui de faire les démarches, de faire valoir ses droits. Si tu ne l’as pas fait, c’est un peu de « ta faute ». C’est un mouvement assez général qu’on remarque depuis quelques décennies déjà, mais le numérique renforce ça. Moi, mon sentiment, c’est que le numérique facilite l’accès à tout une série de services. Il me permet d’obtenir des papiers « depuis mon salon », mais pour toute une série de personnes, la numérisation complique la vie. Et ça, ce n’est pas pensé.

Notes de bas de page

Notes de bas de page
1 Voir l’Ordonnance du 17 juillet 2020 garantissant le principe de la collecte unique des données dans le fonctionnement des services et instances qui relèvent de ou exécutent certaines missions pour l’autorité, et portant simplification et harmonisation des formulaires électroniques et papier.
2 Sur les économies de coûts, ça n’a pas l’air si clair que ça que ça en génère, parce qu’il y a la question environnementale, le terme dématérialisation est remis en cause parce qu’il y a des serveurs derrière.
3 CIRB = Centre d’Informatique pour la Région Bruxelloise. Il se définit comme « le partenaire informatique de confiance qui, en Région de Bruxelles-Capitale, peut être chargé de toute mission de développement et d’assistance informatique, télématique et cartographique à l’égard des institutions publiques régionales, locales et communautaires ; des cabinets des Ministres et Secrétaires d’Etat du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale ; des organismes d’intérêt public de la Région de Bruxelles-Capitale. » [NLDR : ce n’est pas un lieu de débat citoyen !]
4 Le projet « Bruxelles numérique » du gouvernement Vervoort mettra en difficulté un Bruxellois sur deux, carte blanche signée par 200 signataires et parue sur le site de La Libre, novembre 2022.
5 Voir par exemple le rapport annuel 2021 du Plan d’AppropriationNumérique (clerfayt.brussels)
6 Nous vous recommandons les podcasts réalisés dans le cadre de la campagne de sensibilisation du GSARA : « numérisation des services publics : l’envers du décor »
7 Pour en savoir plus sur les permanences des informaticien.nes public.ques à Bruxelles : informaticienpublic.be (une initiative de l’ARC, action et recherche culturelles).

Laisser un commentaire à l'auteur

Recherche