Nous soutenons l’idée d’un numérique qui ne laisse personne derrière lui

« Nous, travailleuses sociales et travailleurs sociaux, sommes indigné·e·s de voir nos permanences se remplir de personnes qui ne parviennent pas à contacter la mutuelle, la banque, le CPAS, un syndicat ou un service public. [Ceci] ne fait que révéler de manière dramatique le prix payé par la population suite au définancement des services publics et à la privatisation de services essentiels. » Ainsi a été introduite la carte blanche du collectif Travail Social en Lutte le 25 octobre 2021* dénonçant une fracture sociale numérisée à l’aune de l’application de l’ordonnance Bruxelles numérique. Le collectif belge de travailleur.se.s sociaux.ales dénonce le manque de financement, de reconnaissance, la perte de sens, la marchandisation de certains secteurs du social. Et, depuis quelques mois, la dématérialisation des services sociaux.

*Voir : Quand la fracture sociale se numérise… (carte blanche) sur travailsocialenlutte.collectifs.net

Zoé Marchand, travailleuse en AMO, est partie à la rencontre de deux assistantes sociales qui, face à l’urgence d’agir, ont rejoint le Collectif. Elles dénoncent l’inaccessibilité des guichets, le fossé numérique, le travail social empiété par la résolution de problèmes informatiques, le non-recours aux droits….

ZM Pouvez-vous vous présenter brièvement ?

MP Je m’appelle Mathilde Peeters, je suis assistante sociale à l’Asbl Solidarité Savoir depuis deux ans. Cette association est un Centre d’action sociale globale où l’on réalise du travail individuel par le biais d’une permanence sociale et du travail collectif, via nos cours d’informatique et nos cours d’intégration à la citoyenneté pour les personnes qui veulent obtenir la nationalité belge. Nous avons également un pan d’activités qui relève du communautaire.

AV Je suis Aurélie Vienne, assistante sociale de formation. Actuellement, je suis dans un poste plus administratif au Collectif Formation Société (CFS), une association qui agit dans l’éducation permanente, la cohésion sociale et l’insertion socio-professionnelle. 

ZM Pouvez-vous m’expliquer ce qu’est le Collectif Travail Social en Lutte et les raisons de votre engagement ?

MP J’ai rejoint le Collectif Travail Social en Lutte (TSL) après avoir constaté, lors des permanences sociales, une augmentation des problèmes liés à la fracture numérique et à l’inaccessibilité des services publics. Certains bénéficiaires sont amenés à renoncer à leurs droits.

Le Collectif agit contre la dématérialisation des services publics telle qu’elle se met en œuvre aujourd’hui. Nous soutenons l’idée d’un numérique plus humain, à la portée de tous et qui ne laisse personne derrière lui. Ainsi, nous défendons le maintien des guichets.

 AV J’ai rejoint les réunions du Collectif Travail TSL durant le Covid.

Avec la fermeture des institutions, des associations et le passage au tout en ligne ou téléphone, nous avons été confrontés à des personnes complètement démunies car elles ne parvenaient pas à joindre les services nécessaires.  Cet accès est mis à mal par les procédures qui demandent de prendre rendez-vous par téléphone ou en ligne, de compléter des formulaires, de les scanner et de les envoyer par mail… Tout ce travail s’effectuait au sein des institutions par des personnes compétentes mais il retombe maintenant sur des travailleurs non-qualifiés pour ces missions, entraînant des temps de démarches plus longs

On nous présente la numérisation comme une facilité, une simplification. Tout irait plus vite, ce serait plus simple. En réalité, on envoie des documents, le dossier est incomplet, on échange quatre mails, le bénéficiaire doit revenir la semaine suivante avec d’autres documents et ainsi de suite.

Il y a une forme d’externalisation des services publics ou privés vers l’associatif et un embouteillage d’informations dans le tuyau numérique qui est tout à fait occulté. 

ZM Que constatez-vous comme impacts du numérique sur les démarches sociales ?

AV Il existe un grand nombre de situations, en particulier quand les bénéficiaires ont du mal à s’exprimer en français ou à comprendre les documents, où le numérique complexifie le processus administratif. Cela ne touche pas que les personnes qui ont des difficultés avec le numérique, cela touche aussi les personnes qui pourraient avoir accès à leurs droits si on leur expliquait la démarche à suivre.

MP Avant, les bénéficiaires pouvaient se rendre au guichet pour demander une information ou obtenir les documents nécessaires. Maintenant, ils deviennent dépendants car ils sont contraints de passer par nous. Forcément, ça amène de la frustration et un sentiment d’impuissance, d’inutilité et de dépossession. Tout comme les travailleurs sociaux, les usagers se sentent démunis.

AV Lors des réunions TSL, le sentiment de ne plus faire du travail social est exprimé de manière récurrente. La plupart du temps, il s’agit de créer une boîte mail, connecter une carte d’identité, scanner un document.

…  Tout ça prend le pas sur la relation avec le bénéficiaire, cela empiète sur le temps qui était dévoué à comprendre le contexte de la personne, ses problèmes ou à répondre réellement à ses demandes.

ZM On peut entendre qu’il suffit d’outiller les gens, de leur donner un PC et quelques compétences informatiques pour résoudre la problématique de la fracture numérique. Que répondez- vous à cela ?

MP Tout d’abord, je pense que c’est faux. Certaines personnes ne sauront jamais se débrouiller en informatique parce qu’elles ne parlent pas la langue, par exemple. Et puis, à qui profite réellement cette informatisation ? Aux bénéficiaires ou aux institutions ? Les personnes étaient satisfaites lorsqu’il y avait des guichets ouverts. Elles n’ont pas demandé la numérisation. Si elles pouvaient se passer du numérique, elles le feraient.

AV Pour compléter, il y a toute une série de problèmes techniques et économiques.

Certaines personnes n’ont pas de connexion internet, certains formulaires sont conçus pour un ordinateur. Or, nos bénéficiaires possèdent principalement des smartphones.

Que veut-on comme services publics ? Avant, les travailleurs aux guichets, généralement assistants sociaux soumis à une déontologie et un secret professionnel, finissaient par être spécialistes dans leur matière. Tous ces travailleurs sont remplacés par des prestataires juste capables de répondre au téléphone et de renvoyer vers la procédure en ligne. Des emplois ne sont pas renouvelés et disparaissent.

Au guichet, les bénéficiaires pouvaient expliquer leur situation, faire valoir leur droit lorsqu’ils ne rentraient pas dans le modèle-type. Le formulaire en ligne est pensé pour les cas standards. En matière sociale, il y a pourtant plus de cas particuliers que de cas généraux.

MP Pour compléter un formulaire de la CSC par exemple. Moi, je ne suis pas assistante sociale à la CSC, donc je ne sais pas toujours quelle case cocher. Je ne veux pas prendre de risque, alors j’appelle la CSC, mais ça ne répond pas. On perd du temps et de l’autonomie au lieu d’en gagner.

AV La charge de travail est reportée sur les usagers et par la force des choses sur les travailleurs. C’est le même principe que la fermeture des guichets des banques. Le travail est reporté sur les clients. Le home-banking était présenté comme une facilité, une simplicité, mais en réalité c’est un certain nombre d’emplois qui ont été économisés pour les banques. On n’est pas en train de dire « Il faut revenir au non-numérique ». Quand il permet aux gens d’avoir accès à leurs droits ou de faciliter leur vie, c’est tant mieux. Mais gardons des savoir-faire et des personnes dans les institutions pour tous les cas où c’est compliqué.

 

(…) Il n’est pas acceptable que l’exercice de droits fondamentaux soit conditionné à l’utilisation d’un ordinateur et que l’exclusion numérique exacerbe l’exclusion sociale. La dématérialisation ne peut se poursuivre en invisibilisant une grande partie de la population et des réalités sociales. Nous ne serons pas les sous-traitant.e.s permettant à ces services de fonctionner à moindres frais en se déchargeant de leurs missions sur nos secteurs ! L’accès aux services essentiels doit rester direct et personnalisé. 

Nos exigences sont simples : 

  • Un refinancement du secteur social au sens large, pour revenir à ses propres missions ;
  • L’obligation pour tous les services, publics ou privés, impactant de près ou de loin les droits des citoyen.ne.s, de maintenir un accès physique et humain, avec des personnes compétentes et correctement payées ;
  • Le traitement rapide et équitable de toute demande faite par ce biais.(…)

Extrait de la carte blanche Quand la fracture sociale se numériseLe Travail social en lutte, 25 octobre 2021.

ZM Une ordonnance bruxelloise est en cours d’élaboration sur les questions numériques au sein des administrations. Dans quel sens va-t-elle ?[1]Lire aussi : « Les Bruxellois exigent des guichets pour accéder à leurs droits », interview de Fabien Masson, coordinateur du service TIC de Lire et Écrire Bruxelles.

AV L’ordonnance « Bruxelles numérique » de Clerfayt oblige toutes les institutions à proposer leurs procédures en ligne.

Notre volonté est que cette ordonnance soit accompagnée par une obligation d’un accueil physique. A cela, Clerfayt a répondu : « Je ne suis pas compétent pour les guichets. » Qu’il s’adresse à ses collègues compétents, alors !

Ce qui nous pose question c’est la portée de cette ordonnance. Porte-elle uniquement sur les institutions bruxelloises ou toutes les structures subventionnées par la Région ? Si c’est le cas, cela aurait un énorme impact et nous n’en savons rien.

Une autre réponse a été de nous dire : « Ne vous inquiétez pas, quand tout sera numérisé, nous passerons à l’automatisation des droits. » Le Collectif TSL va, en partenariat avec PUNCH (collectif Pour un Numérique Critique et Humain), s’atteler à cette question car sur le terrain, le croisement des bases de données semble avoir une portée négative pour les usagers. Cela permet, par exemple, de traquer les personnes qui se déclarent isolées alors que ce n’est pas le cas.

Les travailleurs sociaux soutiennent évidemment l’automatisation des droits sur le principe mais on voit bien qu’il y a ici les deux faces d’une même médaille. Nous n’aurons pas l’automatisation des droits sans l’automatisation de l’exclusion de certains qui en bénéficient pour le moment.

C’est un débat beaucoup plus large. On ne peut pas regarder uniquement par le petit bout de la lorgnette de la numérisation. On retourne vite sur les débats de l’Etat social actif, des droits universaux, le système actuel des droits sociaux en Belgique et la sécurité sociale.

ZM En préparant notre rencontre, j’ai lu un article intitulé « Nos résolutions pour 2023 ? Sortir des cases pour réaffirmer les fondamentaux du travail social » rédigé par Marc Chambeau du Comité de Vigilance en Travail Social (CVTS). Il y parle du droit et du devoir du travailleur social de désobéir à certains moments face aux inégalités dont il est acteur malgré lui.
Affirmer son désaccord, rendre visible l’invisible ; c’est aussi ce que vous portez au Travail Social en Lutte.

AV Avec la numérisation, nous nous retrouvons à partager toute une série de données personnelles des usagers dans des systèmes où les questions déontologiques et de secret professionnel ne sont pas définis.

Sur le terrain, on observe des pratiques très disparates. Certains ne veulent pas remplir les déclarations d’impôts car ils considèrent que c’est au SPF Finances de s’en occuper pendant que d’autres acceptent de faire des virements bancaires.

Il y a une nécessité de débat au sein de la profession des travailleurs sociaux sur les limites et les questions déontologiques d’autant plus avec les nouvelles générations d’assistants sociaux.

Selon moi, les assistants sociaux qui ont vu la mise en place de l’Etat social actif n’ont pas le même point de vue que ceux qui sortent actuellement de l’école à qui l’on a transmis l’idée que les bénéficiaires d’une aide sociale profitent du système, doivent se plier à certaines procédures et se montrer actifs. Le donnant/donnant de l’Etat social actif.

MP Ça dépend, c’est vrai que ça commence à dater mais nos profs nous expliquaient les dérives de l’Etat social actif. Je ne sais pas comment cela à évoluer mais j’ai l’impression que dans mon école, on était militant, qu’il y avait une remise en question du système.

AV On constate quand même que les assistants sociaux qui viennent aux réunions TSL sont des assistants sociaux engagés qui se retrouvent parfois très isolés dans leur équipe.

MP Tout cela pose question sur l’avenir de notre métier et de ses missions

Une collègue qui travaille depuis très longtemps me disait « Avant, les demandes étaient plus globales. Maintenant ce sont des demandes plus ponctuelles, plus courtes qui concernent l’administratif, comme aller sur Myminfin. Aujourd’hui, je maîtrise de mieux en mais au début, je ne savais pas vraiment et j’orientais vers une autre asbl. » On ne nous a pas appris les limites dans ces nouvelles tâches. On apprend tout sur le tas.

Au niveau du secret professionnel aussi ce n’est pas clair.

Ces nouvelles missions apportent des contradictions. Nous sommes les acteurs reconnus vers qui se tournent les usagers mais nous ne sommes pas considérés comme légitimes par les institutions qui invoquent le secret professionnel.

Mais si la personne vient vers nous c’est qu’elle a besoin de nous. Sinon elle aurait appelé elle-même.

ZM Ressentez-vous une dépossession d’un savoir-faire du travailleur social, plus précisément en tant qu’assistantes sociales ?

MP Pour certaine chose, oui. J’ai une écoute, de l’empathie, je prends le temps de discuter, d’analyser la situation dans sa globalité mais les demandes que je reçois actuellement concernent principalement des démarches administratives. J’ai parfois le sentiment de faire un travail d’EPN (Espace public Numérique) plus que du travail social. Quand je compare ce que fait notre assistante informatique à mon travail actuel, je me rends compte que nos activités sont très proches. Elle n’a pas de diplôme d’assistante sociale mais elle dispose de plus de temps que moi avec les bénéficiaires qui lui confient parfois plus d’informations alors qu’elle n’est pas soumise au secret professionnel. Tout comme les travailleurs d’EPN, qui sont confrontés à des données très personnelles des usagers. C’est questionnant.

J’ai une autre collègue à l’accueil qui parle arabe. Beaucoup de bénéficiaires lui parlent de leur situation et je me rends compte qu’elle est parfois plus informée que moi de leur condition.

Un jour elle m’a dit : « En fait, assistante sociale, ce n’est pas compliqué. Ce que tu fais, je pourrais le faire ». Je ne l’ai pas mal pris mais cela m’a ouvert les yeux sur une sorte de basculement qui est en train de s’opérer. Cela donne le sentiment qu’on est interchangeable alors que je ne le pense pas. On voit tous les jours la nécessité de travailleurs formés aux guichets.

A la commune de Molenbeek, par exemple, pour les demandes de nationalité, les agents des guichets ne connaissent pas la procédure et donnent le même document à tout le monde, alors qu’en fonction de la situation, les démarches sont différentes.

De plus, il y a de leur part une méconnaissance de nos services, ce qui entraîne une mauvaise orientation et donc un rallongement du processus. Les usagers sont mécontents et c’est normal.

ZM Vous l’avez évoqué, le numérique est présenté comme un gain de temps. Or, cela influence la relation au temps. On peut être envoyé au mauvais endroit, ne pas comprendre comment obtenir les documents nécessaires…

AV Oui, au point où on se demande si ce n’est pas une stratégie pour se débarrasser des gens.  J’ai l’exemple d’une personne qui a été à la commune. On lui a dit qu’elle devait prendre rendez-vous en ligne alors qu’elle était sur place. Elle est donc venue chez nous pour prendre rendez-vous. Lors de ce rendez-vous, on lui signale qu’elle doit prendre rendez-vous avec un autre service. Elle est donc revenue vers nous pour prendre son deuxième rendez-vous. C’est vraiment kafkaïen.

Face à cette complexité, certaines personnes abandonnent et ne font pas recours à leurs droits.

Ce n’est pas la responsabilité des travailleurs, ça les dépasse mais il y a un effet éliminatoire. En pratique, des personnes vont abandonner face à toutes ces étapes, aux complications des procédures. Et toutes ces personnes, il ne faudra pas leur payer leurs allocations finalement.

Je ne veux pas rentrer dans une parano complotiste et dire que c’est une stratégie consciente mais les conséquences sont là.

MP Dans les faits, il y a plein de gens qui renoncent.

Pour une demande de nationalité, la fonctionnaire m’a demandé divers documents dans différents mails. Finalement, quelques temps plus tard elle me demande de lui envoyer l’ensemble des documents en un seul fichier PDF. Je lui fais remarquer qu’il aurait été plus simple de donner rendez-vous à la personne pour qu’elle fournisse les documents en une fois. Elle me répond que la procédure est ainsi. Si les fonctionnaires doivent tout traiter informatiquement, j’imagine qu’ils doivent être complètement débordés de mails. Ça doit être encore plus compliqué que par rendez-vous.

Toujours est-il que cela a pris deux mois pour avoir un rendez-vous pour une simple introduction de demande.

AV  : Les procédures informatiques ne sont pas du tout pensées avec les travailleurs de première ligne. Elles sont complètement hors sol.

Un exemple frappant est celui des dossiers de bourses d’étude de la FWB, particulièrement pour les personnes nées ou ayant étudié à l’étranger. Elles doivent fournir toute sorte de papier venant de leur pays d’origine (diplôme, certificat de naissance…)

Or, la date d’introduction du dossier est importante puisque le moment où le formulaire va être validé, affecte le traitement du dossier et pendant ce temps, la personne n’a pas de numéro de dossier.

Un des gestionnaires de dossier a conseillé à une travailleuse d’introduire un PDF vierge pour pouvoir valider un dossier, comme cela il avait l’air complet. Les travailleurs de services doivent donc eux-mêmes apprendre à contourner le système afin de le faire fonctionner quitte à s’ajouter de la charge de travail.

Pour une inscription à des cours de français langue étrangère en promotion sociale, il faut se connecter à un formulaire pour obtenir un rendez-vous, formulaire disponible uniquement le mercredi à 14h. Si tu le loupes, tu dois attendre le prochain mercredi à 14h. Donc, le futur étudiant n’est pas autonome dans sa démarche car il doit trouver quelqu’un de disponible le mercredi à 14h précisément. Je rappelle que c’est pour des cours de français langue étrangère.

Une fois qu’on découvre le formulaire, on s’aperçoit qu’il faut quasiment l’ensemble du contenu de leur carte d’identité alors qu’ils ne savent peut-être ni lire ni écrire en français.

J’ai déjà mis trois semaines pour prendre un simple rendez-vous.

Et le plus dingue c’est qu’il y a de la place dans ces cours, ils cherchent même des étudiants pour remplir les classes…

MP: L’informatisation semble être pensée pour ceux qui savent lire et écrire, qui comprennent bien le français et qui n’ont pas trop de difficultés. Ce qui n’est pas le cas de la majorité de notre public. De ce fait, il y a une exclusion de toute une partie de la population.

ZM Comme vous le précisiez, ces décisions sont prises en étant complètement déconnectées de la réalité, sans consulter les travailleurs sociaux ni profiter de leurs compétences et expertise de terrain.

AV  : Tous ces programmes sont sous-traités à des boîtes privées. On leur explique la procédure et eux ils copient-collent des données dans un système quelconque. On les paye pour mettre en place un logiciel mais le budget n’est pas prévu pour évaluer et améliorer le formulaire une fois qu’il a été mis en pratique et testé sur le terrain.

Concevoir un système informatique qui tienne compte de tous les cas particuliers et de toutes les exceptions en croisant tous les critères possibles, c’est inimaginable.

MP Lors de notre action pour les bourses d’études, on a été reçu par le Directeur de l’Administration de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Pour lui, pas de problème vu qu’il existe une ligne téléphonique pour répondre aux questions. Je lui ai répondu que pour certaines personnes le téléphone n’était pas une solution. On a pu voir qu’objectivement il n’y avait jamais pensé. Il est tellement loin de cette réalité et ne connait pas notre public. Pour lui, forcément, tout le monde sait utiliser le téléphone, solution était toute trouvée.

AV  : Il y a un certain confort pour ces institutions à supprimer les guichets. Plus de files ni de gens énervés. Maintenant, il y a un écran entre eux et le public auquel ils doivent s’adresser.

Quand TSL réclame des procédures non-numériques, on nous réponde qu’elles seront accessibles sur rendez-vous. On a déjà décrit le genre de situation kafkaïenne que cela génère. Mais en même temps, il est difficile pour ces institutions de dire à leurs travailleurs qu’on va faire machine arrière et de nouveau accueillir les gens éventuellement en colère. Il y a une certaine une tranquillité dans laquelle ils se sont installés en recevant sur rendez-vous à heure fixe. Cela permet de filtrer le public. Les agents des services publics eux-mêmes ne veulent pas de retour en arrière. 

ZM Cette colère n’a pas disparu. Sans l’accueil physique, où va-t-elle s’exprimer et comment ?
Quels rôles jouent encore les institutions publiques quand elles délèguent ou sous-traitent leur travail à d’autres dont ce n’est pas la mission ?

MP: Si les gens sont en colère, c’est qu’ils ne se sentent pas écoutés, ils ont l’impression d’être dépossédés de leurs droits. On devrait accompagner cette colère pour qu’elle s’atténue, mais dans notre société, elle est traitée soit en l’éloignant, soit avec des mesures de sécurité ou de répression.

AV C’était l’une des conclusions d’une des rencontres PUNCH.  Avec la fermeture des guichets, ce sont les espaces de confrontations et de négociations qui disparaissent.

ZM Vous parliez de privatisation des services publics par le biais de programmes informatiques. J’ai appris récemment que l’application It’sMe émane d’une boîte privée. Cela pose question à propos de l’utilisation des données.

AV C’est un gros débat que nous n’avons pas eu l’occasion d’approfondir mais on se rend bien compte que l’Etat devient de plus en plus dépendant de sociétés privées qui produisent des systèmes complètement opaques. On peut espérer qu’ils soient conformes au RGPD européen mais on n’a aucune maîtrise sur l’utilisation des données.

Avant, dans les années 1990-2000, il y avait un service informatique dans chaque administration, qui s’occupait de cette gestion. Maintenant, ce sont des organismes externalisés à des parastataux.[2]Se dit en Belgique des organismes semi-publics.

De l’argent public va donc à du privé pour des programmes. Cela fait écho à l’externalisation des demandes vers des ASBL qui sont parfois des acteurs privés et qui ne sont pas tenues aux mêmes obligations que les organismes publics.

ZM Qu’est ce qui est prévu cette année au Collectif Travail Social en Lutte ?

AV La volonté est d’organiser des rencontres entre travailleurs sociaux pour repartir vraiment du terrain. Nous n’avons pas encore de date et de lieu précis à communiquer mais il y en aura sans doute plusieurs cette année.

Nos visées sont globales, elles dépassent la question de la numérisation.

AV Nous ne voulons pas nous substituer ni à des fédérations qui représentent des services sociaux, ni à des syndicats qui représentent les travailleurs sociaux, ni à un groupe comme le CVTS (Comité de Vigilance du Travail Social) qui fait un travail important depuis de longues années sur la déontologie et la remise en cause de l’Etat social actif.

Notre rôle, en tant que collectif autonome de travailleurs, est de proposer un espace où l’on peut regrouper les différentes colères qui ne trouvaient pas de lieu d’expression. Nous sommes dans un modèle d’auto-organisation et on espère pouvoir jouer un rôle d’aiguillon ; lancer des débats, les médiatiser, sans nécessairement être un interlocuteur institutionnel ou le devenir. Tout le monde est le bienvenu. Nous ne visons pas que les assistants sociaux mais toute personne qui fait du social, qu’elle soit diplômée ou non, qu’elle réalise un travail communautaire, des projets de cohésion sociale, du bénévolat, du travail en institution, de la première ligne…

ZM Un vœu pour 2023 ?

MP C’est peut-être un peu optimiste mais… La réouverture de tous les guichets !

En tout cas une remise en question de la numérisation en marche et une prise de conscience politique. Que la numérisation soit freinée ou qu’elle inclue l’Humain.

AV Il y a un problème de crise sociale sous-jacente. C’est là où les politiques doivent apporter des réponses. En tout cas, c’est mon vœu.

Notes de bas de page

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1 Lire aussi : « Les Bruxellois exigent des guichets pour accéder à leurs droits », interview de Fabien Masson, coordinateur du service TIC de Lire et Écrire Bruxelles.
2 Se dit en Belgique des organismes semi-publics.

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