Travail est égal à émancipation : mais de quel type de travail parlez-vous ?
Flora, Réseau pour la formation et la création d’emplois avec des femmes, ne remet pas à ce jour en cause le lien entre travail et émancipation : « dans la société actuelle, peut-on être une personne autonome si on n’a pas d’emploi ? Comment diriger sa vie si on n’a pas de revenus ? Comment peut-on avoir des revenus autrement qu’avec un emploi ? », s’interroge M. R. Clinet. « Nous pourrions éventuellement dire qu’il devrait exister un autre modèle social », ajoute-t-elle avec prudence… « Mais tant que nous ne sommes pas sortis du modèle actuel, l’enjeu pour les femmes reste assez dirigé ». Trouver un emploi pour disposer de revenus et avoir ainsi la possibilité de faire d’autres choses, schéma classique pour le plus grand nombre d’entre nous, citoyen(ne)s d’une société salariée.
A partir de ce constat, Flora a choisi d’endosser des lunettes de mise à distance un peu particulières : ce sont celles du genre. Elles ont pour particularité de considérer la féminité et la masculinité comme une construction sociale plutôt que comme une réalité biologique. Le genre d’une personne est défini non seulement par son sexe biologique, mais également par son environnement social et culturel. « On aurait pu entrer par l’angle de l’immigration, de la pauvreté ou de l’exclusion… », explique S. Grosjean, « mais le genre croise ces autres dimensions tout en tenant compte de la spécificité de la femme ». Force est de constater que l’existence des femmes, composée de multiples ruptures, est bien plus complexe que celle des hommes. « La richesse de Flora », s’exclame-t-elle, « c’est de pouvoir se positionner de manière un peu décalée, de pouvoir s’offrir le luxe de questionner la contrainte ». Et finalement, de se rendre compte qu’elle peut aussi être porteuse de créativité, comme en atelier d’écriture ou en improvisation…
Quatre facettes du travail
Pour Flora, une des limites de la représentation actuelle est la concentration des politiques d’emploi et d’intégration sociale sur la prise en compte du travail salarié. « On parle toujours de type de travail alors que l’on pourrait parler de type d’activités ou de travail, selon qu’on soit rémunéré ou pas pour le faire », précise S. Grosjean. La relation à l’emploi d’un homme ou d’une femme n’est pas non plus la même, dès lors que la relation avec le reste des tâches à accomplir est différente. Face à cette imprécision présente dans le langage courant, Flora établit une distinction entre quatre fonctions du travail : travail productif, reproductif, communautaire et « pour soi »1. Elles ont pour avantage d’identifier la complexité des existences et plus particulièrement de l’insertion socioprofessionnelle des femmes peu scolarisées. En quelques mots, le travail productif est ce qui permet d’améliorer le bien-être financier et le confort matériel par la production de biens et de services. Le travail reproductif regroupe, quant à lui, tous les types de soins, d’éducation, les tâches ménagères,… Le travail communautaire est ce qui développe le sentiment d’appartenance à un ensemble : citoyenneté, réseau social, engagement, bénévolat, solidarité,… Enfin, le travail « pour soi », le moins classique dans l’économie habituelle, constitue pourtant le socle sur lequel les autres fonctions reposent. C’est l’investissement dans son propre bien-être et dans sa santé, le développement de ses talents… « Si on n’a pas le temps pour soi, rien ne tient ; on n’a pas les capacités, on est épuisé… », souligne S. Grosjean.
Dimension de genre et vision globale de l’existence
Au départ de ce cadre d’analyse, « on peut démonter toute une série de choses sur le travail invisible fait par les femmes, et qui les empêche de faire un travail rémunéré », poursuit S. Grosjean. Porte d’entrée précieuse pour travailler sur ce que les femmes valent à partir de ce qu’elles font. Et éviter d’entendre la phrase classique, dévalorisante à souhait : « je suis à la maison, donc je ne fais rien ». Autrement dit, ce cadre d’analyse donne une vision générale à la fois du travail et de l’existence. Au fond, « il permet simplement de voir la vie de manière globale », résume M.R. Clinet. Selon elle, « si toutes les contraintes qui existent autour de la personne et de son entourage ne sont pas prises en compte, on aura beau avoir le poste idéal, cela ne fonctionnera pas ! Avoir en tête que l’emploi est une partie de la vie, c’est important », convient-elle. « Mais savoir qu’il ne constitue pas la totalité de la vie, c’est l’élément de base ».
A partir de là, la personne doit faire sa propre répartition, si possible ne pas trop se cacher de choses. « Le rôle des femmes dans l’inégalité, c’est aussi un beau sujet », remarque M.R. Clinet, « qui n’a pas bonne presse quand on est féministe. Mais parfois, l’homme ne fait pas la vaisselle parce qu’il en est empêché ! ». S’ouvrir à d’autres représentations, prendre conscience que les rôles ne sont pas figés nécessitent une mise à distance, un temps de recul par rapport à soi. La formation, selon S. Grosjean, « c’est aussi ce temps pour sortir du quotidien à l’intérieur duquel on fait les choses les unes après les autres sans plus les penser dans un ensemble ». Puis-je intercaler un travail dans mon quotidien, qu’est-ce que je dois bouger pour créer de la place?…
Les outils sont simples, mais efficaces. Par exemple, lister sa journée type et noter le temps consacré à chaque activité. Puis proposer à son compagnon de faire la même chose… Le problème, c’est qu’en formation socioprofessionnelle, on ne travaille qu’avec une partie de la population, à savoir les femmes. « On peut faire une partie du chemin avec elles », précise M.R. Clinet, « mais le travail complet demande un investissement qui n’est plus de la responsabilité du centre de formation ». L’organisme de formation servirait-il à donner le premier coup de pouce ?… « C’est plutôt la femme qui sort de chez elle et vient en formation qui met l’étincelle », suggère S. Grosjean. « Nous on alimente juste le feu »…
Quand la culture se mêle d’apprentissage au féminin…
Concrètement, sur le terrain, comment nourrir cette flamme?… « Quelqu’un qu’on a raisonnablement encouragé peut faire des tas de choses ! », nous rétorque M.R. Clinet. Au fond, « c’est la foi en la personne qui permet que le mouvement soit possible », renchérit S. Grosjean. « Si on se dit qu’il y a trop de chômage, qu’on n’a pas les bagages, alors on reste assis et puis on pleure ! ». Plutôt que de se lamenter, l’asbl Flora préfère passer à l’action. Dès 2003, elle lance le projet de forum « Nous avons des talents ». L’idée de départ est simple : les femmes en formation ou à l’emploi, responsables d’organismes d’insertion socioprofessionnelle ou formatrices sont invitées à présenter aux autres leurs talents. Et pourtant, les premières réactions sont peu enthousiastes : « On ne sait rien ! On n’a pas de talent… Non, il n’y a rien à dire ». Il a fallu insister, persévérer, creuser davantage…
« Et on a finalement trouvé ! », s’exclame M.R. Clinet. Au final : 408 femmes présentes en provenance d’associations de toute la Belgique et une vingtaine d’ateliers différents. M.R. Clinet se rappelle avec enthousiasme : « il y avait vraiment de tout, massage du visage, tresses et culture burundaises, ateliers d’écriture, henné et culture marocaine, PC vu de l’intérieur,… Il n’y avait plus que Flora dans toutes les rues de Louvain-La-Neuve ! », Les femmes ont été animatrices de leur propre atelier : elles ont expliqué, montré aux autres, mais aussi expérimenté… « L’idée n’était pas juste de montrer ce qu’elles étaient capables de faire, c’était davantage le fait de transmettre un savoir ».
A noter aussi que trente-huit femmes avaient été embauchées pour préparer une exposition à présenter aux ministres, ainsi qu’une douzaine déléguée par leurs collègues pour un entretien. Quand on parlait de participation à la chose publique. M.R. Clinet a pu constater l’impact positif que le forum a eu sur les femmes : « Primo, elles se sont rendu compte qu’elles savaient faire quelque chose. Segundo, elles ont constaté que ce qu’elles savaient faire intéressait les autres. Tertio, elles ont pu expliquer leurs savoirs et se rendre compte que leur public les comprenait ! ». La boucle était bouclée. Cette première expérience a fait naître l’idée d’un autre défi : « féminin pluriel- vrouwelijk meervoud »2 ou la réalisation d’une exposition audiovisuelle bilingue avec des femmes précarisées en formation socioprofessionnelle à Bruxelles, en Flandre et en Wallonie.
Comme première étape de cette nouvelle aventure, un forum à Bruxelles en 2005 a permis aux participantes de se rencontrer autour des créations en cours de réalisation. Pendant deux ans, chaque association a préparé l’événement à sa manière. « Elles sont parties de ce qu’elles avaient envie de dire, de produire pour faire émerger une création collective », explique S. Grosjean, « Ce que je veux transmettre aux autres de ma vie, de ma situation, ma participation à mon environnement ». Selon C. Carracillo et S. Giedts, « l’enjeu de l’exposition est devenu significatif aux yeux des femmes, des formatrices, des artistes »3. Des activités collectives d’expression ont vu le jour, parfois animées par des artistes locaux, des ateliers d’écriture, … Des activités interrégionales entre femmes ont permis de réaliser une peinture collective et une œuvre d’art textile.
Les femmes au cœur du processus de création
Toutes ces composantes de l’exposition ont été intégrées au sein d’une installation scénographique : elle donne à voir des images de femmes de toutes origines et de tout âge filmées dans leur quartier, leur maison, leur lieu de travail, leur centre de formation, en compagnie de leurs enfants, dans le bus,… « L’exposition est conçue sur base de trois écrans », explique S. Grosjean. « Les femmes lisent une lettre qui racontent leur journée, leur environnement. Ce sont elles qui portent leur histoire en la lisant dans l’écran du milieu ». Les femmes en formation sont à nouveau les actrices principales du projet. Comme le résume bien A. Ghijzelings4, « Féminin Pluriel ne cherche pas à montrer la pauvreté et la précarité de ces femmes ni à susciter ni la plainte et la compassion. Ce n’est pas un regard sur elles, mais avec elles… Juste un regard digne ».
Pourtant, un des objectifs du projet, à savoir « donner une réelle visibilité aux compétences des femmes dites peu qualifiées a en partie échoué », constate S. Grosjean, « puisque le grand public n’a pas entendu parler de cette exposition ». Par contre, le second objectif a été pleinement atteint : l’appropriation de l’espace public par les femmes à travers la production culturelle… « Se dire que la culture appartient à tout le monde et que tout le monde a des compétences pour y participer». M. R. Clinet souligne toutefois l’importance d’un partenariat avec de vrais artistes, respectueux des femmes, pour arriver à une qualité qui soit reconnue et faire la différence avec un bricolage fait dans son coin… « C’est un processus qui permet la valorisation collective et non plus individuelle comme avec le jobcoaching », ajoute S. Grosjean. « Mais d’un autre côté, l’exposition est éphémère alors que le jobcoaching travaille plus sur le long terme… ».
Schizophrénie et insertion socioprofessionnelle ?!…
Finalement, les deux approches sont complémentaires : « ce n’est pas indifférent d’avoir d’abord osé lire un texte qui parlait de soi devant une caméra et puis d’aller se présenter à un employeur », fait remarquer M.R. Clinet. « Je serais curieuse de voir aujourd’hui les 20 personnes qui ont été filmées, ce qu’elles deviennent… », songe pensivement S. Grosjean. Dommage que l’on ait autant de chiffres sur les mises à l’emploi, mais aussi peu sur l’émancipation des femmes après un tel projet culturel … Bien entendu, les effets sont difficilement mesurables. Ce qui est loin de faciliter l’intégration de tels types de projet dans un contexte de formation professionnelle. « Rien que pour l’exposition, payer les artistes, louer des salles, ce n’était pas triste pour les recherches de subsides… », soupire M.R. Clinet. « Si on fait de l’éducation permanente, on ne fait pas de l’insertion socioprofessionnelle et inversement ; si on est dans le secteur artistique, on n’est pas dans le secteur social… ». Sacrée problématique de frontières ! Selon elle, « il faut être un peu schizophrène et se parler à une moitié quand on s’adresse à l’un et à une autre moitié quand on s’adresse à l’autre ». A partir de là, il faut compter sur le génie créatif qui est sur le terrain…
Un bel exemple, les ateliers dans une association de formation qualifiante. L’idée de départ était d’intégrer d’autres modes d’expression en insertion socioprofessionnelle : « pendant une semaine, tous les cours s’arrêtent, tout le monde peut choisir un atelier : théâtre, chant, danse, djembé, sculpture, dessin,… », raconte S. Grosjean. « Et le vendredi, elles se présentent mutuellement ce qu’elles ont expérimenté. C’est une forme d’émancipation, mais personne ne peut la prendre en charge… » Alors, on camoufle, on transforme, avec une créativité extraordinaire…A titre d’exemple, pour la section cuisine, l’atelier théâtre devient… « le balai des cuisines ! »…
Quand on vise l’émancipation, la formation signifie ouvrir les choix», rappelle M.R. Clinet. « On s’arrête, on regarde autour de soi, on réfléchit… On va peut-être aller là où on avait dit, mais on va peut-être aussi aller tout à fait autre part ! ». Est-ce plus important d’apprendre le chant ou l’informatique ?… « On ne peut pas le décider pour la personne. Mais plus on offre de choix, plus il y a de chance qu’il y ait un fil à partir duquel la personne va s’accrocher et commencer à se prendre en charge par ce bout-là… ».
Aucun doute. L’ouverture des choix, la resocialisation de la personne font bien partie des missions de l’insertion socioprofessionnelle. Mais une question demeure : le secteur est-il contraint à la schizophrénie pour mener à bien l’ensemble de ses missions ?…
A propos des auteures
Marie-Rose CLINET et Sandrine GROSJEAN sont chargées de projets à Flora5.
Références
[1] Cadre élaboré sur base d’anciens projets de recherche de Flora, notamment Jump et Management Eschange, il est développé et adapté en permanence : lire « Travail et existence : le cadre d’analyse de Flora comme hypothèse de base », dans Coulisses (Bulletin de liaison de Flora), n°4/2007.
[2] « Féminin pluriel – vrouwelijk meervoud », J. Vromman, Belgique 2006, DVD disponible via l’ASBL Flora et les lettres écrites par les femmes peuvent être lues sur le site de l’exposition : www. Florainfo.be/expo.html
[3] C. Carracillo et S. Giedts, « Exposition Féminin pluriel-vrouwelijk meervoud », dans Coulisses n° 3/2006.
[4] A. Ghijzelings, dans « Causes toujours », journal du GSARA, sept. 2006.
[5] Plus d’infos sur : www.florainfo.be