Comment penser l’émancipation des publics précaires aujourd’hui ?

Quelques outils sociologiques et réflexions au départ des secteurs de l’insertion et de l’aide alimentaire.

Cet article prétend, à partir de quelques repères théoriques tirés de la sociologie classique et contemporaine, donner de la substance aux notions de domination et d’émancipation. Ces concepts font en effet l’objet d’interprétations et de significations variées, tant dans la littérature que sur le terrain de l’action sociale, interprétations qui influent sur les manières d’agir. L’article se fixe donc pour objectif de fournir des éléments de réflexion pour penser et favoriser l’émancipation des publics précaires aujourd’hui. Dans un second temps, ces repères théoriques sont mis à l’épreuve de quelques scènes sociales contemporaines où se joue l’émancipation de publics précaires, scènes principalement liées au secteur de l’insertion socioprofessionnelle et de l’aide alimentaire.

1. Que dit la sociologie sur la domination et l’émancipation

«Entre individus, groupes, classes et États, les relations de pouvoir, de prestige, de richesse, sont marquées d’une plus ou moins forte inégalité. En outre, très souvent ces inégalités ne sont ni aisément, ni complètement justifiables. Elles ne sont ni accidentelles, ni partielles. Au contraire, elles sont durables et même cumulatives. Elles font système. C’est à propos de cet ensemble de faits que l’on parle de «domination»»[1]

Depuis ses débuts, la sociologie s’est employée à interpréter, analyser et parfois à dénoncer la domination. Au gré des époques, courants et auteurs, la notion occupe une place plus ou moins centrale ou plus ou moins secondaire dans la compréhension de la société et des relations sociales. L’analyse des relations sociales de domination s’inscrit généralement dans une vision conflictualiste du social. Ces auteurs se penchent davantage sur les tensions et les luttes qui traversent la société, tandis que d’autres se concentrent plutôt sur ce qui unit et intègre ses différentes composantes.

Sans aucune prétention à l’exhaustivité, passons en revue quelques grandes interprétations sociologiques de la domination.

Certains courants interprètent la domination dans des termes avant tout matériels et économiques. Marx, par exemple, analyse les rapports de pouvoir en termes de domination économique de classe. La classe des dirigeants capitalistes domine la classe des travailleurs prolétaires en exploitant sa force de travail. Au cœur des conflits de classes, Marx situe l’usurpation par les capitalistes de la plus-value produite par le travail. Pour lui, le salut des classes opprimées réside dans la conscience de classe et dans la lutte. En d’autres mots, les prolétaires ne pourront s’émanciper qu’en prenant collectivement conscience de cette domination, en s’unissant et en faisant ensuite la révolution, pour faire advenir le communisme.

D’autres la pensent davantage en termes symboliques. Pour ceux-là, la domination n’est pas seulement le fruit d’une inégalité matérielle et économique, elle se joue aussi à d’autres niveaux. Pour Bourdieu, par exemple, les dominants ne sont pas seulement ceux qui possèdent le plus de capital économique, ce sont aussi ceux qui détiennent le plus de savoir, le plus de poids dans les décisions publiques et le plus de « prestige » social.

Mais la domination se joue aussi dans la légitimation même de ces inégalités, dans la croyance que cette situation est légitime et justifiée. Ainsi, Weber s’intéresse-t-il aux mécanismes qui fondent l’obéissance des dominés, leur acceptation du pouvoir qui s’exerce sur eux. Plus tard, Bourdieu interprétera la domination comme la capacité qu’ont certaines personnes de déterminer les règles du jeu des différents champs de la société, sans que la position dominante de ces agents ne soit remise en question par les dominés. La dimension symbolique de la domination est donc centrale dans sa sociologie. Elle se trouve condensée dans son concept de «violence symbolique» : « la violence symbolique est, pour parler aussi simplement que possible, cette forme de violence qui s’exerce sur un agent social avec sa complicité »[2]. Elle est cette «violence qui s’exerce sur une personne et à laquelle elle participe elle-même, notamment en acceptant la définition qui lui est imposée de sa situation»[3]. Penser la relation sociale de domination comme une relation réciproque, systémique, comme une situation co-construite par le « dominant » et le « dominé », permet de dépasser cette dichotomie et ouvre d’autres perspectives d’émancipation.

Emblématique d’une vision de la domination « intériorisée », ou « incorporée », Foucault s’intéresse de plus près aux mécanismes qui font des dominés les acteurs de leur propre domination. Il s’oppose à l’idée d’un pouvoir qui s’exerce comme une contrainte extérieure aux individus, d’un pouvoir auquel leur subjectivité et leurs discours se poseraient en rempart. Le pouvoir disciplinaire de Foucault, au contraire, ne persécute pas l’individu, il le constitue. Il s’inscrit dans son corps et son esprit à travers de multiples techniques de « dressage » et d’éducation, qui amènent l’individu à s’auto-contrôler, à s’auto-dominer, à s’auto-imposer les règles et dictats de la société.

Dans certains cas, et sans verser dans le consensualisme, cette façon de voir les choses peut aussi amener à relativiser l’antagonisme entre domination, vue comme négative, et émancipation, vue comme positive, en les voyant comme deux étapes d’un même processus, comme deux étapes de la construction du sujet, de l’individu social. En effet, l’humain qui vient au monde, incomplet, est d’abord placé dans une situation de « domination », ou d’ « assujettissement » : sa survie est subordonnée à ses parents, à son entourage, qui lui donnent un nom, une place dans la communauté, une « éducation ». Ce n’est que par après, dans un second mouvement dit de « reprise », que l’individu « s’émancipe », qu’il reprend à son compte cette identité, cette place qui lui a été assignée, ces savoirs qui lui ont été inculqués, ces ressources (économiques, culturelles, identitaires,…) qui lui ont été transmises, pour s’autonomiser et en faire quelque chose de personnel[4].

Penser la domination en ces termes élargit également les perspectives pour penser l’émancipation en général, et celle des publics fragilisés en particulier, qui sinon risquent de demeurer cantonnées à la fatalité des déterminismes sociaux ou à une vague exhortation à la lutte.

2. Penser et agir pour l’émancipation des publics fragilisés

Dans une vision « conflictualiste » ou « critique » de la société, on peut voir les publics fragilisés ou précarisés comme étant autant de personnes en réalité « dominées », d’une manière ou d’une autre. En fonction du point de vue que l’on adopte (cf. ci-dessus), ceux-ci peuvent donc être caractérisés de différentes façons. Ils peuvent être vus comme ceux qui subissent les inégalités économiques, sociales et culturelles : les classes opprimées économiquement par le Capital, ceux qui n’ont aucune prise sur les règles et dictats en vigueur dans les différents champs de la société.

Dans une autre perspective, les « publics fragilisés » peuvent être davantage caractérisés par une situation de dépendance matérielle ou symbolique vis-à-vis d’autrui (un parent, une institution, …), à un moment ou à un autre de leur vie, pour des raisons variées et pour une durée plus ou moins longue. Dès lors, en fonction d’où on situe l’accent, l’enjeu de l’émancipation peut lui aussi revêtir des traits différents : de qui, de quoi, pourquoi et comment s’émancipe-t-on ?

Les deux paragraphes suivants présentent deux scènes sociales fréquemment et typiquement vécues par les publics précarisés, afin d’étayer et d’illustrer ces propos.

a. L’autonomisation au cœur des politiques d’action sociale : l’injonction à l’émancipation et la contractualisation comme nouvelles formes de domination ?

Ce n’est pas par hasard que l’émancipation revêt une telle importance dans les discours et préoccupations politiques actuels. Elle est en effet très liée aux notions d’autonomie et de liberté, que valorise particulièrement notre société individualiste[5].

De nombreux sociologues se sont penchés sur les nouvelles tendances en vigueur dans les politiques d’action sociale. L’une d’entre elles est incontestablement la montée en puissance de l’activation et de l’injonction à l’autonomie. Cette dernière prend racine dans un contexte socio-économique particulier, et en reflète les mutations.

L’introduction du rapport « Le projet individualisé d’intégration sociale, Recherche évaluative et prospective au sein des CPAS belges » (2015) nous retrace brièvement l’histoire de l’action sociale en Belgique :

« La période de reconstruction après la Seconde Guerre mondiale fut caractérisée par une prospérité croissante. Dans l’action sociale, des pas importants furent accomplis dans le développement d’un travail méthodique. Kamphuis (1950) a introduit aux Pays-Bas et en Flandre le social casework. L’accent mis sur le point de vue du client, de ses ressources et de son environnement signait à l’époque une rupture radicale d’avec l’assistance paternaliste qui avait précédé. Inspirée par Rogers (1942, 1951), l’attention portée au client dans un souci d’empathie, d’implication et de sollicitude devint dominante. L’action sociale au cours de la période qui suivit, entre 1965 et 1985, est qualifiée d’‘ère d’émancipation’. Cette période fut caractérisée par la prise en compte des forces individuelles, doublée d’un travail social qui se voulait émancipateur. Au cours de cette période, les travailleurs sociaux sont ‘aux côtés’ de l’usager. En raison de la crise économique, la période entre 1980 et 2000 vit augmenter la distance entre les travailleurs sociaux et les usagers. Avec l’austérité et l’augmentation des publics demandeurs de l’aide sociale, ce sont les procédures bureaucratiques, les spécialisations, les protocoles et les recensements qui firent leur entrée dans les organisations d’aide sociale. Au cours de cette période, l’action sociale devint davantage un ‘travail de bureau’. C’est à cette époque que se situe l’introduction des Projets Individualisés d’Intégration Sociale (Onkelinx, 1993) suivis de l’introduction du Droit à l’Intégration Sociale avec la loi concernant le droit à l’intégration sociale de 2002 (« Wet van 26 mei 2002 betreffende het recht op maatschappelijke integratie, » 2002). Pour caractériser les nouvelles conceptions méthodologiques du travail social, van de Lars définit positivement la période actuelle comme celle de la ‘nouvelle action sociale’, de 2000 à aujourd’hui, qui redécouvre l’univers du client. En réaction à la bureaucratisation, la relation entre l’assistant social et le client revient au centre des préoccupations méthodologiques. L’empowerment devient une notion-clé dans l’action sociale, et les approches basées sur le renforcement personnel et le développement des réseaux, ainsi que le modèle du « professionnalisme impliqué » (par opposition au professionnel distant) et de « l’accompagnement orientée solutions », sont des éléments fondamentaux de l’approche actuelle (van der Lans, 2011). On peut relever que du côté francophone, la période 2000-2010 a été dominée par la critique des politiques d’activation et que l’introduction de ces approches du travail social, autour des notions d’ « empowerment », «  de développement du pouvoir d’agir » et de « capabilities » est plus récente.L’action sociale évolue donc en fonction de l’air du temps. »[6]

L’aide sociale a toujours oscillé entre émancipation et contrôle. Mais dans un contexte d’austérité marqué par le néo-libéralisme, le curseur tend à se déplacer vers le contrôle. Parallèlement à ce renforcement du contrôle des allocataires sociaux, certains auteurs observent le développement d’un discours consensualiste, qui tend à masquer les inégalités et à nier les rapports de force. Partenariat, gouvernance, réseau, concertation, projet, participation, coordination, compromis, communication, horizontalité etc. Ces mots font partie d’un même lexique qui, progressivement, s’impose dans diverses sphères d’activité de notre société, dont le domaine des politiques sociales.

L. Van Campenhoudt les taxe de «consensualistes» car «ils induisent en effet une représentation consensuelle des relations entre les composantes de la société (…) qui sont naturellement appelées et amenées à coopérer de manière harmonieuse»[7]. Ce lexique refoule tout ce qui a trait au conflit, aux inégalités et au pouvoir. Dans ce contexte, la société civile – traditionnellement conçue et organisée comme un contre-pouvoir – devient le « partenaire » des grandes institutions publiques et assure l’intermédiaire entre elles et le citoyen. De son côté, « Le citoyen est redéfini comme le partenaire des institutions. Il est censé en accepter la vision des choses et a pour vocation de participer à leur projet sans le remettre en cause. (…) Les grandes institutions sont incapables de voir le problème en termes de rapports sociaux et de se positionner elles-mêmes dans ces rapports sociaux, puisqu’elles incarnent la rationalité, la neutralité et le progrès »[8].

Concrètement, c’est dans ce contexte de l’État social actif que se développe une culture du contrat dans l’action sociale. Dans cette nouvelle conception néolibérale de l’individu, la référence n’est plus tellement la notion de norme mais celle de contrat. L’évaluation ne s’effectue donc plus sur la capacité à se conformer à une norme mais plutôt en fonction de l’aptitude à se prendre en charge, à se responsabiliser et à contractualiser.

Le Projet individualisé d’intégration sociale (PIIS), mis en œuvre par les CPAS, en est une illustration édifiante. Depuis le 1er septembre 2016, la signature de ce contrat avec le CPAS est devenue obligatoire pour tout nouveau bénéficiaire du RIS. Ses objectifs sont clairs, et ils s’inscrivent pleinement dans cette philosophie de l’activation et de la contractualisation :

« Outre une réinsertion professionnelle durable pour les futurs bénéficiaires, le but visé par cette réforme est de les responsabiliser. En effet, plus qu’un simple outil d’accompagnement des CPAS, le PIIS est un véritable contrat, signé entre deux parties : le bénéficiaire et le CPAS. Puisqu’il y a contrat, chacune des deux parties a des obligations et des droits. Le CPAS s’engage à accompagner le bénéficiaire en lui trouvant des contacts, des outils… De son côté, le bénéficiaire s’engage à effectuer les démarches nécessaires pour s’intégrer dans la société : pour trouver du travail, suivre des formations, effectuer un stage… »[9]

L’étude réalisée préalablement à la réforme a montré que d’un CPAS à l’autre, la mise en œuvre et l’usage du PIIS variait fortement. Si certains en font effectivement un instrument de pression sur les bénéficiaires, d’autres l’emploient comme un véritable outil d’accompagnement individualisé [10] :

« La mise en œuvre du PIIS peut à la fois constituer un appauvrissement et un enrichissement de l’action sociale. Il peut aussi bien être utilisé, dans une perspective d’empowerment et de capacitation (des bénéficiaires, des assistants sociaux, du management des CPAS et de l’action sociale), tout comme il peut constituer un facteur d’invalidation et de disqualification des bénéficiaires, des travailleurs sociaux et de l’action sociale (via un usage formel, voire factice ; ou via un usage contrôlant et excluant) »[11].

On ne prône donc pas ici le rejet en bloc de ces nouvelles approches, mais plutôt un regard critique constructif à leur égard. Tant dans la société civile que du côté des bénéficiaires et dans le milieu universitaire, des voix s’élèvent pour dénoncer le caractère potentiellement coercitif, déséquilibré et stigmatisant de ce type de contrat ; en d’autres termes la domination déguisée qu’il peut exercer sur les usagers, au détriment d’une réelle émancipation. Selon le rapport de recherche sur le PIIS :

« Il ressort premièrement du discours des usagers qu’ils ressentent fortement le climat de méfiance généralisée instauré au nom de la lutte contre la fraude. Cela se traduit pour eux en un contrôle parfois très rapproché de leurs faits et gestes (exigence de multiples et nombreuses preuves, convocations à répétition…), qui «met la pression» et engendre de la peur, de l’exclusion et parfois jusqu’à du non recours aux droits. (…) Certains usagers sont d’accord avec le principe de l’activation, avec l’idée que l’on exige d’eux une contrepartie, des conditions, en échange de l’aide. Cependant, tous le relativisent, sous différents aspects. La contractualisation n’a pas de sens avec les publics très fragilisés par une situation d’urgence vitale, par la maladie mentale, l’illettrisme, etc. Le PIIS ne paraît pas adapté au public très précarisé et vulnérable (analphabétisme, pas de culture de l’administratif,…), pour qui il faut un accompagnement « non menaçant », au risque de créer plus d’exclusion. (…) On verse dans l’arbitraire à partir du moment où le rapport entre les deux parties est tout à fait déséquilibré et où l’usager n’est pas suffisamment « armé » pour faire valoir ses droits, ni informé de ses droits et devoirs. Les personnes évoquent des situations où une relation détériorée avec l’assistant social entraînait des abus ; où des CPAS établissaient unilatéralement des contrats, en les présentant comme une série de conditions à respecter, conditions parfois démesurées et inadaptées à leur situation (évaluations qui tombent pendant les périodes d’examen, etc.) ; ou encore où des CPAS prenaient des sanctions unilatéralement et sans aucune procédure de mise en demeure.[12] »

Par ailleurs, de nombreux auteurs pointent la responsabilisation excessive que la contractualisation et l’activation font peser sur les individus. De fait, une approche trop centrée sur l’accompagnement individualisé peut faire oublier les causes plus structurelles, et la responsabilité sociale et collective. Le chômage et la pauvreté résultent aussi de facteurs qui dépassent la responsabilité individuelle des bénéficiaires. En d’autres mots, l’activation à tous crins n’a pas de sens et est contre-productive dans un contexte marqué par une pénurie structurelle d’emplois.

Dans ces conditions, l’injonction à l’autonomisation, à l’activation et à la mise en projet ressemble davantage à une nouvelle forme de domination. En effet, elle s’impose prioritairement aux publics-cibles de l’action sociale, ceux-là mêmes qui disposent des moindres ressources pour y répondre et qui bien souvent ne se trouvent pas en position de force pour négocier les termes du « contrat ». « Ces nouvelles formes de liberté sont également le socle de nouvelles formes de domination et d’asservissement : ceux et celles qui disposent le moins des moyens pour se responsabiliser et prendre en main leur existence sont également ceux et celles qui sont le plus soumis à cette injonction »[13].

Martucelli parle de «dévotion» comme une nouvelle forme de domination qui «de manière encore plus pure que dans les variantes de l’injonction, rend l’individu toujours et partout responsable (…) de tout ce qui lui arrive»[14].

b. Les épiceries sociales comme modalité d’aide alimentaire : entre souci de dignité et désir d’émancipation

Face au constat de l’augmentation des situations de précarité, diverses associations mettent en œuvre des services d’aide alimentaire, à travers différentes modalités : colis alimentaires, distributions de repas, épiceries sociales, etc.

Le développement assez récent de ces dernières répond lui aussi à des préoccupations éthiques et pratiques typiques des valeurs contemporaines d’autonomie et de liberté. Il entend rompre avec les schémas anciens de l’assistance paternaliste, dans une visée émancipatrice.

Concrètement, il s’agit de petits magasins fournissant des denrées alimentaires et de première nécessité à des prix réduits. Leur accès est réservé aux personnes en situation de précarité selon différents critères, qui varient en fonction de l’organisation. Dans le cas de la Croix Rouge, par exemple, l’objectif affiché est de « lutter contre l’exclusion sociale en permettant à chacun, quels que soient ses revenus, de se nourrir correctement, de vivre dignement et de ne pas tomber dans la nasse de la pauvreté »[15]. « Les épiceries sociales se développent donc à partir d’un souci de respect de la dignité des personnes en situation de pauvreté, en proposant « un accueil adapté, basé sur l’écoute et la convivialité »[16] (…) Ces lieux ont également vocation à recréer du lien et de la solidarité, avec les bénévoles de la Croix Rouge et entre les personnes qui traversent des difficultés »[17].

Ce « respect de la dignité » des bénéficiaires se trouve au cœur des hypothèses d’intervention qui président à la mise en œuvre des épiceries sociales. En effet, outre les aspects purement « matériels », le fait que ce service permette aux personnes de réaliser des économies dans leur budget, un postulat de base stipule que « la liberté de choix des produits d’une part, et l’acte de paiement d’autre part, permettent aux personnes de se sentir considérées « citoyennes » à part entière, de faire leurs courses en toute dignité »[18]. En effet, dans une société marquée par le consumérisme, pouvoir se positionner comme un consommateur revêt une importance particulière.

« A l’épicerie sociale, on a le choix, on se sent un peu mieux, on est plus considéré » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

« La participation financière est importante, je me sens davantage normale, on a moins l’impression d’être assisté, c’est davantage éthique selon moi, ce n’est pas un cadeau, tout n’est pas gratuit » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

Outre la liberté de choix et l’acte de paiement, certaines épiceries sociales développent également les aspects de participation et de capacitation, en permettant aux bénéficiaires de participer à la vie de l’association à travers du volontariat et en proposant des sessions de formation pour les aider à gérer leur budget, par exemple.

« Aux colis, les produits sont imposés. (…) Il y a des produits dont je n’ai pas besoin, mais je ne jette jamais, je les donne aux autres. Ici, j’ai le choix, c’est plus adapté à mes besoins. On nous apprend aussi à respecter un budget, ça m’aide à y voir plus clair, je suis souvent en-dessous du budget qu’on m’accorde, je compte davantage » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

Les bénéficiaires renvoient également l’importance de la dimension accueil. Il apparaît important que celui-ci soit avant tout respectueux, bienveillant et non jugeant.

« C’est très accueillant, pas du tout humiliant, on se sent bien considéré » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

« On est bien reçus, l’accueil est très bon. Le personnel a le temps, on ne nous fait pas sentir qu’on est pauvres. On fait en sorte que les gens se sentent bien, on rigole, les gens sont de bonne humeur, on ne nous fait pas sentir qu’on n’est « pas bien » comme aux colis où je me suis déjà fait gronder » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

« Ici, j’aime le lieu, les gens, je ne me sens pas jugée, je suis accueillie, on demande des nouvelles de mon mari, etc. Ce n’est pas anonyme » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

« D- Ils sont trop sympas au niveau de l’épicerie. On ne se sent pas rejetés, on ne se sent pas comme « voilà, on les aide, ce sont des gens qu’on aide ». Non, on nous reçoit comme des clients, on est servis comme des clients, aidés comme des clients, et ça c’est très important. Parce que le regard qu’on reçoit peut vous donner le courage de revenir ou pas (…) Après, on prend petit à petit confiance et puis voilà, maintenant, quand j’y vais, je me sens bien, je viens, je dis « bonjour tout le monde ! Et alors comment ça va ?? » » (un bénéficiaire d’épicerie sociale)

L’étude d’impact de ces dispositifs réalisée par le Réseau MAG pour le compte de la Croix Rouge auprès de leurs bénéficiaires[19] a largement confirmé le bien fondé de ces postulats d’intervention. Cependant, plusieurs d’entre eux ont aussi exprimé « un vif sentiment d’injustice, parfois teinté de révolte, par rapport à un système politico-socio-économique qui exclut, de façon durable et structurelle, une part croissante et de plus en plus diversifiée de sa population.[Ce faisant,] ils nous invitent à ne pas oublier cet aspect des choses lorsqu’on s’emploie à lutter contre la pauvreté et qu’on leur bricole des solutions partielles leur permettant tout juste de garder la tête hors de l’eau. Ils nous enjoignent de garder à l’esprit que ces solutions partielles sont en réalité structurellement nécessaires dès lors que le RIS se situe sous le seuil de pauvreté, dès lors qu’une personne qui se retrouve sur la mutuelle suite à une maladie ou un accident se retrouve avec 500 Euros par mois, dès lors qu’il n’y a pas d’emploi pour tous, dès lors que… »[20].

3. En guise de conclusion

Les inégalités sociales, si elles ne sont pas nouvelles, semblent aujourd’hui se teinter d’un vernis consensualiste qui tend à les faire oublier. Or il parait important, au contraire, de prendre conscience de ces rapports systémiques de pouvoir. Les intervenants sociaux qui travaillent auprès de ces publics fragilisés en sont eux aussi parties prenantes. Ils sont eux aussi pris dans des rapports de force et des enjeux de « domination ». Ils manquent de temps, ils manquent d’argent, ils ont l’impression qu’on leur demande l’impossible… Personne n’a en main tous les leviers pour mettre fin à ces inégalités, et parfois, un sentiment d’impuissance domine, tant du côté des bénéficiaires que des travailleurs sociaux qui les accompagnent. A la lumière de l’analyse de ces deux scènes sociales, quelles marges de manœuvre et voies d’émancipation peut-on entrevoir ?

Il est important de souligner que l’emprise de ces injonctions et de ces rapports de force n’est jamais totale. Chaque sujet (tant usager que professionnel) a une «épaisseur» psychique et sociale, sa « jugeote », qui lui permet de ruser, d’instrumentaliser et de subvertir partiellement ce qui lui est imposé. Même dans un environnement institutionnel hyper défini et rigide, les individus conservent toujours une marge de manœuvre.Les professionnels sont ce que A. Franssen appelle des «policy makers». Ils ne sont jamais de purs exécutants des politiques. Et on a beau élaborer des politiques très précises, c’est dans la relation concrète avec l’usager et dans la réalité du terrain que cette politique commence à exister et à prendre forme. Le citoyen responsable et partenaire lui non plus ne se laisse pas passivement balader dans le dédale du réseau des services sociaux. Il en exploite les failles, ilruse et triche, il instrumentalise l’institution et développe des stratégies. Or, la ruse est l’arme du pauvre, du soumis, pas celle du citoyen d’une véritable démocratie, auquel on n’aurait pas ôté l’emprise sur les enjeux de la coopération et la capacité de se structurer collectivement en contre-pouvoir. « Le lexique consensualiste prône la coopération sans le conflit et donc dans la soumission »[21] : les citoyens partenaires sont des « associés asservis ». Ici aussi le phénomène d’individualisation est visible : on divise pour mieux régner, le partenaire est un individu, les collectifs sont atomisés. Face à ce constat, il apparaît donc primordial de recréer du collectif et de la solidarité, de collectiviser les « luttes ». Les bénéficiaires des épiceries sociales ont aussi souligné l’importance des lieux d’accueil « humains », « inconditionnels » et chaleureux, où se reconstruire et recréer du lien social, une communauté.

L’intégration sociale peut être définie, pour R. Castel et F. Dubet, «comme la capacité pour une société donnée d’assurer une cohésion sociale en permettant aux groupes et aux individus qui la composent d’acquérir une place reconnue, c’est-à-dire d’avoir les ressources et les moyens nécessaires à l’obtention d’une certaine indépendance et autonomie»[22]. Il parait donc, enfin, essentiel de “capabiliser” chaque citoyen, afin qu’il dispose réellement des moyens pour s’émanciper. Cette notion de “capabilité” se trouve à la base de la conception de la liberté et de l’émancipation d’A. Sen. Il met l’accent sur l’importance des moyens, au sens large, pour les réaliser. Il insiste également sur la pluralité des visions et des valeurs associées à la liberté et au développement, et donc sur l’importance du choix. « «Les revendications des individus, écrit Sen, ne doivent pas être jugées en fonction des ressources ou des biens premiers qu’ils détiennent respectivement, mais de la liberté dont ils jouissent réellement de choisir la vie qu’ils ont des raisons de valoriser. C’est cette liberté réelle qu’on appelle la «capabilité» de l’individu.»»[23]. La capabilité est alors définie comme «la possibilité réelle que nous avons de faire ce que nous valorisons».

NOTES/REFERENCES

[1] Boudon R., Bourricaud, F. Dictionnaire critique de la sociologie, Paris, PUF, 1982, p. 187.

[2] Bourdieu P., Wacquant L., Réponses, Paris, Seuil, 1992, p. 142

[3] Van Campenhoudt L., Introduction à l’analyse des phénomènes sociaux, Paris, Dunod, 2001, p. 254

[4] Arnsperger Ch., Périlleux Th., cours «Sociologie des pratiques économiques», UCL, 2009

[5] Castel R., Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, Gallimard, coll. Folio, 1999, Paris

[6] Franssen A., Driessens K., Mehauden L., Depauw J., « Le projet individualisé d’intégration sociale, Recherche évaluative et prospective au sein des CPAS belges », FUSL/Karel de Groot Hogeschool, 2015, pp. 5-6

[7] Van Campenhoudt L., Les mots doux des institutions, Version écrite de la conférence inaugurale du Colloque international des organisations linguistiques de Belgique Francophone, France, Québec et Suisse romande «La communication avec le citoyen : efficace et accessible ?», novembre 2009, Liège, p.1

[8] Van Campenhoudt L., op. cit., pp.4-5

[9] http://pro.guidesocial.be/actualites/les-projets-individualises-d-integration-sociale-deviennent-obligatoires-pour-tous.html

[10] Pour une présentation détaillée et illustrée des différents usages et opinions à propos du PIIS, nous renvoyons au rapport « Le projet individualisé d’intégration sociale, Recherche évaluative et prospective au sein des CPAS belges » (2015), disponible en ligne sur le site du SPP Intégration sociale (https://www.mi-is.be/sites/default/files/documents/piis_rapport.pdf).

[11] Franssen A., Driessens K., Mehauden L., Depauw J., 2015, Op. cit., pp., p.64

[12] Franssen A., Driessens K., Mehauden L., Depauw J., 2015, Op. cit., pp pp. 70-74

[13] Chantraine G., Mary Ph., Prisons et mutations pénales, nouvelles perspectives d’analyse, Déviance et Société, 2006, Vol. 30, No 3, p.268

[14] Martuccelli D., Figures de la domination, Revue Française de Sociologie 45-3, 2004, p.491, cité par Orianne J.-F., Draelants H., Donnay J.-Y., Les politiques de l’autocontrainte, Education et Sociétés 2008/2, n° 22, p.140

[15] Source : http://www.croix-rouge.be/activites/solidarite/aide-alimentaire-et-de-premiere-necessite/epiceries-sociales/

[16] Source : http://www.croix-rouge.be/activites/solidarite/aide-alimentaire-et-de-premiere-necessite/epiceries-sociales/

[17] Maisin Ch., Mehauden L., Darquenne R., “Les épiceries sociales comme modalités de l’aide alimentaire : quel impact sur les bénéficiaires ?”, Réseau MAG ASBL/Croix Rouge de Belgique, 2016, p. 5

[18] Maisin Ch., Mehauden L., Darquenne R., 2016, op. cit. p. 7

[19] Maisin Ch., Mehauden L., Darquenne R., 2016, op. cit. p. 7

[20] Maisin Ch., Mehauden L., Darquenne R., 2016, op. cit. p.70

[21] Van Campenhoudt L ., 2009, op. cit, p.5

[22] Poupart J., «Intégration sociale et professionnelle, Des processus sociopénaux aux trajectoires de vie», in J. POUPART (dir.), Au-delà du système pénal, Lʼintégration sociale et professionnelle des groupes judiciarisés et marginalisés, Presses de lʼUniversité du Québec, 2004, Québec, p.3

[23] Bonvin J.-M., Favarque N., Amartya Sen, Une politique de la liberté, Paris, Michalon, 2008, p. 42

Laisser un commentaire à l'auteur.e

Recherche