L’humanitaire porte-à-porte
Rétroactes. 1988, Roumanie. Le dictateur (conducator) mégalomane Nicolaï Ceausescu à le projet fou d’urbaniser les villages roumains à marche forcée. Ce plan démentiel a pour nom : la systématisation. L’objectif est de raser l’habitat rural et de le remplacer par des blocs de bétons, sorte de HLM, où les agriculteurs se verraient privés de leurs terres et de leur logement au profit de vastes coopératives. En Belgique, à la suite d’un reportage du journaliste Josy Dubié[2], un autre journaliste, Paul Hermant, décide avec quelques acolytes dont le photographe Eric Masquelier[3], de fonder l’association Opération villages roumains[4], avec pour intention d’initier, sur le principe de jumelage, l’adoption par des villages occidentaux de villages menacés de destruction.
Essentiellement belges, françaises, hollandaises et suisses, plusieurs milliers[5] d’adoptions voient ainsi le jour, orchestrées par des municipalités et des communes. Dans le droit fil de cette action citoyenne sans précédent, des comités de soutiens sont mis en place et des convois humanitaires se constituent de façon spontanée, prenant la route vers l’Est, à la rencontre de l’inconnu : la Roumanie communiste, ses magasins vides[6] et sa population souffrant d’une pénurie alimentaire structurelle. Le « porte-à-porte humanitaire » était ainsi né d’un élan citoyen de quelques-uns, une partie considérable de ces convois apportant, outre du matériel sanitaire, des médicaments mais aussi et surtout des vivres et des produits de base (sel, sucre, riz, pâtes… savons).
Vinciane Demoustier, secrétaire de l’association OVR Belgique francophone[7] et membre du comité La Louvière-Soars (village de Transylvanie proche de la ville de Brasov) se souvient : « C’était une aide spontanée, généreuse et non structurée. Ce n’était pas l’objectif premier de l’OVR. C’est venu « par hasard », à la suite de la diffusion d’infos et d’images sur la Roumanie (Le Désastre rouge entre autres…) ».
Et de poursuivre : « L’aide alimentaire spontanée est certainement une des solidarités les plus faciles à réaliser car elle touche à un besoin de base cher à tout individu et quand on a assez, c’est très facile de sortir de son armoire deux boites de conserves et trois paquets de pâtes. Et Vinciane Demoustier de constater : « De plus, en ce qui concerne la Roumanie, cette aide pouvait « facilement » être acheminée par les donateurs eux-mêmes (la Roumanie se trouvant à moins de deux mille kilomètres de la Belgique) ; ce qui est très gratifiant donc les volontaires ont été nombreux … ».
Adopter c’est nourrir
Et Vinciane Demoustier, d’expliquer :
« L’OVR voulait que chaque commune occidentale adopte un village roumain pour en empêcher sa destruction. C’était un acte concret d’opposition au régime en place. ADOPTER, c’est prendre une responsabilité légale… Reconnaître ou donner une nouvelle identité, faire tout pour que l’adopté ait les mêmes droits que l’adoptant… Et la secrétaire de faire ce constat : « Mais adopter, pour la plupart des gens, c’est avant tout donner à un enfant tout ce dont il a besoin affectivement et matériellement pour s’épanouir. Les collectivités communales ont adopté. C’était donc logique et allant de soi qu’elles donnent à leur « enfant » tout ce dont il avait besoin pour vivre. »
Face à ces situations de dénuement et de déshérence sociale, sanitaire et politique tels que ceux de la Roumanie de 1988 et 1989, on demeure impressionné par cet engagement citoyen d’entraide humanitaire. Une des caractéristiques majeures de ces actions étant, on n’insistera jamais assez, l’implication de la base, du « simple » citoyen indigné qui agit en posant un acte politique. Cette politique, il se l’approprie.
En effet, si ce sont les communes qui donnaient la légitimité institutionnelle et démocratique, cette action décentralisée sans précédent est restée unique à ce jour. C’était la préfiguration d’une construction européenne par ses citoyens, qui trouva ses prolongements dans la mise en place, par l’OVR, de multiples projets de partenariats et de développement locaux avec ou sans l’appui des fonds structuraux européens.
Là où la compassion se mêle à la générosité, c’est l’humanité qui frémit : « …la première chose qu’on assume pour qu’un enfant puisse vivre, c’est l’alimentation. Et ça, c’est un acte fondamental que tous, nous pouvons accomplir sans avoir fait de hautes études et élaboré des stratégies » poursuit V.D. « Donc … tous nous pouvions contribuer à « nourrir » le village roumain adopté d’où le succès de ces convois humanitaires. Il ne faut pas chercher plus loin… ».
La solidarité au-delà des clivages
Et quand on évoque un regard paternaliste, caractéristique d’une démarche d’assistanat, notre interlocutrice assume : « Oui, je sais. Assistanat et tutti quanti…. Mais surtout un acte désintéressé et spontané. Comme il y en a eu par ailleurs et tout récemment au début du confinement. »
Cet élan spontané de solidarité entre citoyens de pays différents fut concomitant de la chute du mur de Berlin et de la fin de ce qu’on appelait à l’époque : « le bloc de l’Est ». Il trouve ses fondements dans un contexte d’effondrement idéologique et dans le double mouvement progressif (certains parlaient d’aller-retour) de citoyens de l’ouest vers l’est et inversement, préfigurant une mobilité européenne. Cet exercice de démocratie directe avait par ailleurs pris de court de nombreux élus politiques tant chez nous qu’en Roumanie[8].
Et si certains élus ont instrumentalisé ensuite cette initiative citoyenne, à des fins électoralistes, notamment en s’appropriant la paternité de certaines actions de parrainage et d’entraide de commune à commune, la grande majorité d’entre eux ont compris et soutenu le mouvement de manière désintéressée. Avec cette confiance accordée aux habitants, à une collaboration décentralisée par ailleurs spécifique à la Belgique, alors que la France laissait aux actions un caractère plus formel et institutionnel, ancrées au sein des communes[9].
Actrice impliquée à partir de 1990 dans son comité La Louvière- Soars, Vinciane Demoustier témoigne : « Des excès, des dérives c’est certain, il y en a eu…(sic) ». « Mais ce qui était tout aussi certain, c’est que ces gens avaient faim, étaient en réelles carences alimentaires. Il fallait faire quoi ? Les laisser sans aide en attendant que l’agriculture roumaine se réinvente selon des critères admis par les intellectuels qui ne savent généralement même pas comment on plante un chou ? … Moi, en juillet 90 (donc 6 mois après les premiers convois), j’ai réellement vu des gens dans le dénuement le plus complet et je suis fière d’avoir donné mes boîtes de petits pois et autres sirops de Liège ». Et de conclure : « Encore maintenant, je ne connais pas de Roumain qui rejette et critique négativement le principe même de l’aide apportée en Roumanie dès janvier 90 ».
De l’aide-assistanat à l’aide-partenariat
Après l’aide en matériels, équipements, médicaments et aliments et même si cette forme de soutien a survécu jusqu’à l’aube de ce siècle, de nombreux projets de coopérations virent rapidement le jour sous la forme de partenariats entre villages adoptants et villages adoptés. De façon plus politique et de façon moins populaire peut-être car moins accessible au citoyen lambda, pilotés davantage par les fondateurs, ils étaient demandés par toutes les instances tant en Roumanie qu’en Belgique.
C’est ainsi que naquirent les ateliers de la démocratie dont les premiers eurent lieux en mai 1991 à Timisoara, ville emblématique s’il en est de la révolution roumaine, et sur le thème « Agriculture et développement rural ». 600 personnes ont assisté aux discussions et 250 personnes y ont participé activement. L’atelier y présenta les mécanismes de l’agriculture et de la ruralité occidentale dans l’idée de fournir des exemples pour les Roumains.
On y parlait de législations, des formes associatives, de la gestion des autorités locales, du tourisme rural, de l’assistance technique, de l’économie rurale, de l’aménagement du territoire et des infrastructures, des structures de production et de développement des produits agricoles, de la recherche et de l’éducation et bien évidemment du réseau Opération Villages roumains.
L’OVR apparaissait comme une structure sans aucune ambition politique, sans calcul, et pouvant donc jouer un rôle de médiateur. Ce qui, avec le recul, apparaît ambigu car ses fondateurs ne cachaient pas leurs intentions[10]. Ainsi son rôle fut essentiel lors du conflit en mars 1990 entre les communautés d’origines hongroises et roumaines dans les districts où les premiers ont la majorité. Conflit qui déboucha sur le protocole de Cluj en mai 1990 qui affirmait deux principes majeurs : le caractère multiethnique du pays et son indivisibilité. Sans réelle contrainte légale, il permit des rencontres qui contribuèrent à l’apaisement et limitèrent les tensions. Trois mois plus tard la guerre en ex Yougoslavie allait éclater…
Peu après fut créée la Fondation rurale de Roumanie qui visait à accompagner les agriculteurs et les ruraux dans leurs luttes pour valoriser leur capital, leur travail, leurs produits… Elle apportait aussi un appui et une expertise dans l’élaboration de dossiers présentés à l’Europe pour financer du matériel agricole et des micro-projets de développements locaux. Vit aussi le jour un réseau d’hébergements touristiques chez l’habitant : Le Retea Turistica (réseau touristique).
Les colis ont un cœur
Si Opération villages roumains a vu le jour à Bruxelles, c’est encore dans la capitale belge que nous rencontrons notre second interlocuteur : Benoit Govers. Celui-ci, enseignant à la Ville de Bruxelles, se dévoue bénévolement pour une association qui distribue des colis alimentaires pour des personnes dans le besoin. Licencié en sciences économiques de l’ULB il était « formaté » pour le secteur financier ce qui le mena tout droit à travailler quelques années dans le secteur bancaire. Mais la crise… financière de 2008 le vit contraint de réorienter sa carrière vers l’enseignement. Rejoignant ainsi une tradition familiale, puisque son grand père et sa mère étaient également du sérail. Cela fait déjà dix ans qu’il est mon collègue à l’Institut Bischoffsheim où il enseigne les sciences économiques ainsi que les mathématiques. Comment explique-t-il ce « grand écart » de la finance à l’aide alimentaire bénévole ?
« Lors de la première année d’enseignant, je travaillais dans une école d’un quartier populaire de Bruxelles (Les marolles) et j’y fus confronté à la réalité que vivaient certains jeunes. Je ne connaissais la précarité qu’au travers de certains articles ou encore d’études ». Et d’ajouter : « J’avais dans ma classe une élève qui avait des problèmes familiaux graves de sorte qu’elle s’est retrouvée SDF. C’est l’école qui lui a permis de s’en sortir. D’autres élèves encore devaient travailler le soir pour aider leur famille et malgré cela, certains ne pouvaient se permettre de manger correctement le midi. J’ai réalisé combien l’école jouait un rôle social essentiel pour eux. C’est ainsi que tout naturellement je me suis demandé ce que je pouvais faire de plus pour aider ces jeunes. Mon métier d’enseignant me laissant un peu de temps libre, je proposai mes services à l’association Colis du cœur[11] ».
Originaire de Laeken, où il a étudié et grandi, c’est là qu’il s’est mis au service de l’association. « L’association s’appelait précédemment les amis sans frontières. Elle existe depuis le début des années 90. Son objectif social est la distribution de colis alimentaires pour les personnes se trouvant dans une situation de grande précarité. Ces colis sont composés tant de denrées alimentaires que de produits d’hygiène ou d’entretien. Pour les familles disposant d’enfants en bas âges, nous leur fournissons également des produits spécifiques tels que le lait en poudre ou les couches ».
La « crise » sanitaire accroît la précarité
En 2019, soit avant la crise sanitaire que nous subissons, l’association a distribué plus de 220 tonnes de nourritures et de produits divers. Ce qui représente près de 120.000 rations journalières. L’association aidait ainsi cette année-là plus de 1250 personnes dont plus de 400 familles rien que sur la zone de Laeken.
Les produits récoltés proviennent essentiellement de dons venus d’une part du FEAD : Fonds européen d’aide aux plus démunis. Ce fonds soutient les actions menées par les pays de l’UE pour apporter une aide alimentaire et/ou une assistance matérielle de base aux plus démunis[12] mais aussi de la banque alimentaire et des chaines de grande distribution et grands magasins où l’association va chercher chaque jour les invendus.
Il y a bien un avant et un pendant à la crise du COVID 19. Ainsi, avant la crise, l’association distribuait des colis alimentaires à ses bénéficiaires deux fois par semaine. La crise sanitaire actuelle l’oblige à revoir sa manière de travailler d’une part « pour garantir le respect de la distanciation sociale et le respect des gestes barrières et d’autre part, afin de faire face à l’afflux plus important de nouvelles personnes devant être aidées » explique Benoit Govers.
Ainsi sont-ils passés de 2 distributions hebdomadaires à une distribution par jour. Afin de garantir la sécurité de tous, les bénéficiaires doivent prendre rendez-vous afin de réceptionner leur colis.
Alors que pendant l’année, il travaille une vingtaine d’heures au service de l’association, pendant la période des congés scolaires, il y consacre toutes ses journées. Son implication au quotidien l’amène à porter un regard différent sur la société dans laquelle il vit. Davantage préoccupé des plus démunis, il estime avoir davantage confiance en lui, donnant encore plus de sens à son existence, quand bien même son métier d’enseignant lui procurait et lui procure toujours pleine satisfaction.
Il estime qu’une grande limite au système est le manque d’accès à l’information. De nombreuses familles sont perdues dans le système institutionnel belge et ne savent pas à qui s’adresser ou comment joindre les dispositifs d’aide. Et il ajoute : « qu’il nous faut être conscient du courage de ces personnes, de ces familles qui ont osé franchir la porte et de faire la démarche de demander de l’aide. Je ne connais aucun d’entre eux qui a souhaité se retrouver dans pareille situation. Tous les bénéficiaires ont le souhait de s’en sortir. Sachant aussi que personne n’est à l’abri de se retrouver un jour dans le besoin ».
La crise du Covid 19 accentue les inégalités, touchant davantage les populations déjà fragilisées[13]. Quand la peur règne parmi la population, la confiance en l’Etat protecteur est comme suspendue, voire anéantie ; avec pour conséquences, que cela impacte négativement nos activités, nos échanges, nos relations. C’est la société humaine qui entre en récession et qui appelle à l’aide.
Aujourd’hui on nous parle des pour ou des anti-masques, des bulles de cinq, de dix ou de quinze et de gestes barrières alors qu’il y a une trentaine d’années, on nous parlait de la chute du mur, d’une nouvelle ère mais aussi d’orphelinats-mouroirs, de files devant des magasins vides dans un pays proche. On s’insurgeait contre un régime communiste avec une bonne conscience occidentale qui était sûre de son fait. La crise sanitaire est désormais notre récit commun, nous avons rejoint l’ubuesque et le dramatique.
De la Roumanie de 1988 à la Belgique de 2020, le résultat de nos égarements, de nos dérives et de l’anthropocène habite notre quotidien. Et il semblerait qu’il y aura toujours des résistances au changement, des dénis de réalité et de responsabilité, des mensonges et des trahisons. Tant que la peur guidera nos décisions et que celle-ci profitera à d’aucuns, on trouvera bien une crise à construire, qu’elle soit économique, sociale, sanitaire ou écologique. Point n’est besoin d’une conjuration ou de complotisme, juste les antagonismes de nos propres contradictions.
NOTES / REFERENCES
NOTE 1. La Souveraineté Alimentaire est le droit des populations, des communautés, et des pays à définir leurs propres politiques agricole, pastorale, alimentaire, territoriale, de travail et de pêche, lesquelles doivent être écologiquement, socialement, économiquement et culturellement adaptées à chaque contexte spécifique. Cela inclut un droit réel à l’alimentation et à la production alimentaire, ce qui signifie que toutes les populations ont droit à une alimentation saine, culturellement et nutritionnellement appropriée, ainsi qu’à des ressources de production alimentaire et à la capacité de subvenir à leurs besoins ainsi qu’à ceux de leurs sociétés. », in Souveraineté alimentaire : Un droit pour tous, Déclaration politique des ONG /OSC au Forum pour la souveraineté alimentaire. Rome, juin 2002.
NOTE 2. Le désastre rouge. Un reportage de Josy Dubié et Jean-Jacques Péché, diffusé le 8 décembre 1988 à la RTBF.
NOTE 3. Au départ, le mouvement se voulait juste donneur d’une impulsion et ses fondateurs ne souhaitaient pas aller au-delà d’une implication de trois mois, le temps de lancer la machine d’adoption de communes occidentales à villages roumains… Expliquait Paul Hermant in Gautier Pirotte, L’épisode humanitaire roumain, Edition L’harmattan, P. 64.
NOTE 4. De Vogelaere, J.-P., Wallonie: l’opération Villages roumains ou 30 ans de solidarité, Le Soir du 23 décembre 2019. https://plus.lesoir.be/268779/article/2019-12-23/wallonie-loperation-villages-roumains-ou-30-ans-de-solidarite
NOTE 5. Ces partenariats en milieu rural ont pour origine la création du réseau Opération Villages Roumains (OVR) en 1988 visant à dénoncer la campagne de « systématisation » des villages roumains (destruction de l’habitat traditionnel, suppression des lopins privés) dont 3 000 furent symboliquement « adoptés » par des localités belges, suisses, néerlandaises et françaises. In Revue de géographie de l’Est, 1995, pp. 115-137.
NOTE 6. Ibidem, Le désastre rouge.
NOTE 7. Opération villages roumains, chaussée de Jolimont 263, 7100 La Louvière. Tel : 071 32 18 70.
NOTE 8. Gautier Pirotte, L’épisode humanitaire roumain. Construction d’une « crise », état des lieux et modalités de sortie, L’Harmattan, 2006.
NOTE 10. « Nous voulions aller plus loin que le droit d’ingérence, nous voulions adopter le devoir d’ingérence non-étatique, de citoyen à citoyen. L’idée était d’imposer la démocratie par le bas (sic) » selon les propos de Paul Hermant et de Jean-Pierre Jacqmin, dans L’épisode humanitaire roumain, L’Harmattan, P 91 et P 219.
NOTE 11. Les Colis du Cœur : 67 Rue de Vrière 1020 Laeken. Contact : 02/420.60.87.
NOTE 12. FEAD, Fonds Européen d’Aide aux Démunis, https://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1089&langId=fr
NOTE 13. Maisin C., Damhuis L., Serré A., la crise n’est pas que sanitaire, La Revue Nouvelle n°3, 2020. https://www.revuenouvelle.be/La-crise-n-est-pas-que-sanitaire