Définir l’élitisme ou l’art de définir son ombre I

qu’est-ce que l’élitisme ?

Cet article propose de s’interroger sur la définition courante de l’élitisme, en débusquant les fausses évidences que celle-ci recèle.

Le groupe des meilleurs

Pour parler de l’élitisme, nous proposons de partir d’une définition minimaliste : l’élitisme correspond à la sélection des meilleurs, l’élite étant le groupe des meilleurs.

Mais déjà, des questions se dessinent en filigrane. Elles sont au moins de trois sortes : technique, éthique et politique.

Technique

Comment sélectionne-t-on les meilleurs? Les instruments pour sélectionner sont-ils adéquats par rapport aux objectifs? Question subsidiaire: qu’est-ce qu’un « meilleur» ? Car comment construire un bon instrument sans avoir une définition nette de l’objet à mesurer ? Dans les domaines où il y a des compétitions standardisées et/ou des performances facilement mesurables, la chose est apparemment assez évidente. Le QI ou les performances sportives, par exemple, seraient des critères objectifs. Ils ont le mérite de la clarté certes, mais « mesurent-ils» vraiment « le meilleur» et surtout, le meilleur dans quoi, de quoi ?

Le Q.I. mesure quelque chose, mais est-ce l’intelligence? Les tables de records sportifs permettent de classer les individus qui pratiquent la discipline, mais sont-elles le bon étalon pour identifier un athlète complet (celui qui ne sera pas usé à 30 ans et ne connaîtra pas ensuite une déchéance physique) ?

Un magnifique exemple belge est Eddy Merckx, mais il n’est pas le seul. Pensons à ces nageurs, recordmen à 16 ou 18 ans, qui rencontrent durant le reste de leur vie des problèmes physiologiques, de santé, d’équilibre psychologique, etc.

Et puis, si certaines activités peuvent être facilement quantifiées, cela paraît moins évident pour d’autres. Est-on sûr que le 1er lauréat du Concours Reine Élisabeth, sélectionné par une quantification de jugements subjectifs d’un éminent jury d’experts, est vraiment le meilleur interprète du lot ? Pas évident quand on entend les sifflets qui accompagnent parfois la proclamation des résultats ou quand on s’intéresse à la carrière de certains lauréats qui sont des flops retentissants, à la différence de celle d’autres candidats, moins biens classés, qui deviennent des stars de salles de concert.

Pour sortir du dilemme, mieux vaut adopter, comme beaucoup d’autres, la position d’Alfred Binet à propos de l’intelligence. Pour lui, l’intelligence c’est ce que son test permet de mesurer. Dans ce cas, les plus intelligents sont ceux qui réussissent le mieux les tests et les épreuves de sélection. Point final. Il faut bien s’arrêter quelque part, que diable. Nous pouvons constater qu’un relatif consensus existe généralement pour accepter les instruments de sélection mis en place à un moment donné, en vue de dégager une élite d’un certain type. La définition du meilleur est donc arbitraire, ce qui ne veut pas dire quelconque. Il n’y a pas de meilleur en soi.

Mais la définition de l’élitisme est surtout une définition sociale, médiatisée par des institutions qui sont pertinentes tant qu’un certain nombre de personnes leur accordent leur confiance. La difficulté vient de ce qu’il y a toujours l’un ou l’autre empêcheur de tourner en rond pour remettre cet arbitraire en question en disant – toujours selon la définition technique du meilleur – que le meilleur n’est pas ce que le dispositif dégage : le meilleur est ailleurs, autre… Et nous sommes repartis pour un nouveau tour de manège. Par son aspect technique, l’élitisme est donc déjà suspect, parce qu’il repose sur des techniques de sélection contestables (et contestées). Mais il est aussi suspect à un niveau épistémologique, puisqu’il est une démarche qui quadrille le social à travers un prisme arbitraire. Ainsi, il force l’ensemble des membres d’une société à identifier une partie d’entre eux comme se distinguant de la masse, distinction qui va de pair avec un statut social spécifique. Les techniques de l’élitisme créent donc de la différence sociale.

Le problème se complique encore lorsqu’il s’agit d’éducation et de formation. En effet, on ne naît pas « meilleur », on le devient. Rappelons-le, l’élitisme correspond à une pratique sociale. Si donc, dans un domaine ou un autre, une société veut « promouvoir les meilleurs », elle doit sélectionner précocement les éléments susceptibles de devenir l’élite, les entraîner de manière adéquate afin qu’ils puissent réussir les formes de sélection et rencontrer les exigences de performances qui leur permettront alors d’entrer dans le petit club fermé des « meilleurs ».

La question de la promotion et de la sélection des meilleurs, voilà un problème technique faussement neutre et objectif. Tests prédictifs, sélection précoce, repérage des dons, etc. autant de pratiques sociales dont la rigueur est plus que contestée, l’une des raisons étant que ces « outils» s’appuient sur des représentations (des modèles) jugés discutables. Ils reposent en outre sur le mécanisme d’autoréalisation des prédictions (grâce entre autres à un effet Pygmalion plus ou moins généralisé).

Ce dernier mécanisme renforce, en effet, les croyances à la base des pratiques de sélection précoce et influence la mobilisation des outils et des systèmes de remédiation intervenant dans la formation. Il amène à décoder les échecs relatifs comme des ratés provisoires, surmontables. Passons le petit couplet sur la théorie des dons à la base, explicitement et implicitement, de toute sélection précoce (on ne va pas ouvrir ici une bibliothèque). Au fond, une angoisse métaphysique étreint toujours le sélectionneur : j’ai repéré des bons, certes, mais sont-ce pour autant les meilleurs?

Éthique

Et voilà que se pointe la dimension éthique. Si l’émergence des meilleurs était un phénomène naturel comme la croissance des plantes dans la nature sauvage, dont certaines sont comestibles et d’autres pas, la sélection des meilleurs serait simplifiée : quelques tests bien pensés suffiraient. Mais l’élitisme est une pratique sociale qui se déroule dans le temps, au sein d’institutions.

Ici deux théories s’affrontent, celle des pressés et celle des non pressés. Les pressés affirment qu’il faut repérer le plus tôt possible les individus doués, car tout retard réduirait les chances de les conduire à la perfection de l’exercice de leur don. Dans la foulée, ils revendiquent des institutions propres à ce public pour pouvoir lui offrir l’éducation et la formation que son potentiel (et son destin ?) requiert. Les non pressés affirment, évidemment, que rien ne presse, qu’une pratique généralisée et de bon aloi permettra à tous de progresser dans l’épanouissement de leur potentiel et qu’il sera encore temps, plus tard (mais quand exactement ?), de repérer les meilleurs et de les encourager à aller encore plus loin. Ils revendiquent donc des lieux pour une un développement massif et de qualité de toutes les formes d’activités humaines. Ces deux options sont en principe contradictoires, s’excluant l’une l’autre en théorie, mais pas dans les pratiques sociales.

Politique

Comme on peut s’en douter, en fonction de la position prise dans le débat précédent, les conséquences sociales vont diverger. Retenons-en une seule : l’allocation des moyens. Ceux-ci étant limités, il n’est pas possible de poursuivre les deux options dans leurs totales exigences. Il faut choisir ou … choisir de ne pas choisir. Constatons que c’est plutôt le non choix, une combinaison des deux options dont les proportions varient selon les disciplines et les terrains (ce qui s’explique par l’histoire et en particulier, par le pouvoir social de ceux qui défendent ou ont défendu l’une ou l’autre thèse) qui oriente les politiques belges en la matière. Le compromis est ici le maître mot.

La question présente en filigrane dans les discussions rappelées ci-dessus pourrait se résumer ainsi : quelle serait une pratique juste de la sélection et donc, de l’élitisme ? Vaste débat. Parce qu’élitisme il y a. Donc, il faut bien se résoudre à reconnaître la nécessité d’affronter la réalité de la sélection et de s’interroger sur son fondement, ses mécanismes et sa pertinence. On ne pourra le faire en faisant l’économie d’un débat politique et éthique.

Arrêt sur la définition du dictionnaire

Le Petit Robert nous met sur la piste. Il définit l’élitisme comme le fait de favoriser l’élite aux dépend de la masse, l’élite étant l’ensemble des personnes les plus remarquables (d’un groupe, d’une communauté).

Ce qui est intéressant dans cette définition, censée reprendre le sens commun en la matière, c’est l’apparition d’un parti pris. L’élitisme favorise certains au détriment d’autres. Le constat est ici double : dans toute société il y a des personnes « remarquables » et ce sont celles-là qui sont privilégiées.

Aussitôt affleurent une série de questions (en vrac) :

  • qu’est-ce qu’une personne « remarquable » ?
  • qui a décidé de les distinguer comme « remarquables » ?
  • par quels mécanismes sont-elles apparues « remarquables » ?
  • comment sont-elles devenues « remarquables » ?
  • qui a décidé de les privilégier ?
  • de quelles façons sont-elles privilégiées ?
  • au détriment de qui sont-elles privilégiées ?
  • quel est le préjudice des « non-remarquables » du fait de l’élitisme ?

Observons que le terme « remarquable» est encore plus difficile à objectiver que celui de « meilleur ». La seule définition que nous pouvons en donner est la suivante : est remarquable quelqu’un qui est considéré comme remarquable (mais par qui?, par ses pairs, par une population donnée, par l’ensemble de la population, par des experts, par une institution « officielle» ?…). On pourrait prouver, si cette petite note était autre chose qu’une méditation impertinente, qu’une série d’études historiques et sociologiques sur les élites sont basées sur cette définition tautologique de la « remarquabilité ». Ce qui est sûr, c’est qu’il n’est plus question ici d’objectivité et de neutralité intellectuelle à la base du statut d’élite, mais de résultat de rapports sociaux.

Cette définition et les questions qu’elle suscite obligent à regarder l’élitisme comme une pratique sociale. Et immédiatement apparaissent alors, derrière le terme d’élitisme, des privilèges et des inégalités sociales. Les privilèges ont été évoqués par la définition du Petit Robert. Les élites se composent, de fait, de privilégiés. Elles ont droit à des avantages en termes d’argent, de respectabilité et de notoriété, qui les mettent dans des positions de pouvoir. (Le type de pouvoir et son importance diffèrent selon divers facteurs, comme le champ de pouvoir, la considération socialement reconnue à ce champ, l’ancienneté du type d’élitisme, la dynamique et l’initiative des « prétendants », les leviers de pouvoir dont l’élite dispose, etc.)

L’élitisme et l’hérédité

Mais le facteur le plus socialement « remarquable » associé à l’élitisme, est son hérédité. Les élites appartiennent à certaines catégories sociales et les privilèges qui y sont associés se transmettent comme un héritage social. Cela se vérifie dans presque tous les domaines. Notons quelques exceptions, comme en sport ou dans le show biz, quoique … Il n’y a généralement pas de transmission des positions supérieures quand l’élitisme est associé à des attributs fragiles comme la célébrité.

Certains d’objecter que ce serait faire fi de la méritocratie, de la possibilité offerte à des non héritiers, d’extraction modeste, mais « bien doués », d’accéder eux aussi à l’élite. Constatons simplement que régulièrement, à des moments précis de son histoire, la société élargit ses élites et puise dans le vivier du peuple pour se fournir. Il faut noter aussi que cette ouverture va souvent de pair avec des stratégies de fractions dominantes du pouvoir, qui cherchent à faire jouer une élite contre une autre. Observons enfin, avec maints sociologues, que les cas de non hérédité de la position acquise au sein de l’élite sont très rares. On accepte des nouveaux, certes, mais les anciens gardent leur place. Les nouvelles élites ne relèguent pas les anciennes dans l’ombre de la masse.

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