1. Une clé : l’engagement du jeune dans la formation
A l’examen des témoignages, il apparaît qu’une clé de réussite des dispositifs basés sur l’alternance est l’engagement du jeune dans la formation professionnelle. Nous distinguons des jeunes déterminés dans leur projet de formation et des jeunes indéterminés.
Les premiers estiment avoir une vision claire du futur métier. Ils considèrent qu’ils éprouveront de l’intérêt pour la profession qu’ils ont choisie et de la satisfaction à l’exercer. Ils pensent qu’ils auront les moyens de pratiquer ce métier : ils trouveront un emploi (et, pour certains métiers, le capital financier requis pour se lancer) et seront à la hauteur des exigences, quitte à faire appel à de l’aide. En conséquence, ils s’investissent dans leur formation.
A l’inverse, les indéterminés n’établissent pas de liens clairs entre la formation qu’ils suivent et la profession qu’ils désireraient exercer. Cette dernière correspond souvent à un idéal ambitieux, à un métier « rêvé ». La formation suivie est subie alors comme une contrainte dans laquelle ils ne se reconnaissent pas et qui ne leur permet pas de se projeter concrètement dans l’avenir. En conséquence, ils désinvestissent la formation.
Ces deux postures ont également des effets sur les attitudes pendant l’apprentissage, notamment sur les réactions devant une difficulté. Les investis, convaincus qu’ils doivent résoudre cette difficulté et qu’ils en sont capables, cherchent des solutions, parfois par eux-mêmes, souvent auprès d’un « expert » qui peut être le tuteur ou l’enseignant de cours technique. A l’inverse, les indéterminés doutent qu’ils puissent résoudre le problème et le considèrent souvent comme la preuve qu’ils ne sont pas à leur place, « qu’ils ne sont pas faits pour cela ». Ils cherchent donc peu d’aide parce qu’ils n’y croient pas ou parce qu’ils ne voient pas où réside le problème, comment le définir, quelle aide demander. En conséquence, ils se résignent.
S’il est difficile d’affirmer que les désinvestis sont majoritaires, une chose est certaine : ils sont très nombreux et ont peu de chance de sortir gagnants de leur parcours dans l’alternance.
Face à l’enjeu de l’engagement des jeunes dans leur formation, quelles stratégies adopter pour qu’une large majorité de jeunes soient déterminés dans leur choix d’un métier ?
2. Quelques pistes pour motiver les jeunes
Il est nécessaire de trouver, de manière transitoire, des raisons autres que la seule perspective de la qualification, pour engager les jeunes indéterminés dans les activités du dispositif. Voici quelques points d’appui pour y arriver :
- Valoriser les savoir-faire déjà maîtrisés par le jeune dans différents domaines et mettre en avant leur valorisation par l’entourage des jeunes.
- Établir un bilan de compétences.
- Montrer l’utilité de la formation pour la vie en dehors de la formation.
- Faire expérimenter et mettre rapidement en valeur les nouveaux savoir-faire.
- Associer le stagiaire à son plan d’apprentissage.
- Établir un contrat personnel de formation.
- Formuler les tâches à réaliser sous forme de défis.
- Inciter le jeune à proposer lui-même des procédures pour réaliser les tâches.
- Pratiquer l’autoévaluation et faire l’inventaire des progrès en cours de formation.
- Réfléchir collectivement sur les causes des erreurs et sur les raisons de la réussite.
- Proposer des activités qui favorisent les relations amicales.
- Favoriser les activités qui permettent de mieux se connaître personnellement.
Les pistes proposées ci-dessus s’appuient sur deux dimensions qui peuvent faire sens dans la formation : la recherche de l’utilité et la construction de la personnalité. Il existe aussi une troisième dimension sur laquelle les formateurs peuvent jouer : la quête d’appartenance[1].Celle-ci passe par la recherche d’un statut valorisant, par l’insertion dans un réseau relationnel gratifiant et par l’anticipation du rôle d’adulte susceptible d’être atteint par la formation. Il existe des démarches concrètes permettant au stagiaire de découvrir un adulte représentant une forme de réussite dans un domaine valorisé, et de s’identifier à lui[2].
3. Apprendre un savoir de l’action
Un deuxième élément-clé est la place de la théorie et de l’articulation théorie-pratique dans la formation professionnelle. Les modèles de référence guidant le travail concret ne sont jamais des conclusions directes des savoirs scientifiques. Ce sont des modélisations propres à l’exercice du métier, qui sont construites, par les praticiens, en combinant des savoirs savants issus des sciences et des savoirs empiriques issus de la réflexion sur la pratique. C’est cela « le savoir de l’action ». Ce savoir, bien que modélisé et systématisé, est rarement explicité et théorisé formellement. Généralement, il est transmis directement par les travailleurs, sur le terrain[3].
Le jeune vit une tension entre ce que son tuteur, homme du terrain, lui dit du métier et ce que lui enseignent ses formateurs du centre. Ces deux discours peuvent différer fortement parce que le premier se réfère au savoir empirique, tandis que le second se réfère au savoir théorique. Pour dépasser cette tension, mais aussi pour rendre l’apprenti plus performant et plus autonome dans son métier et donc capable de prendre du recul, tous les intervenants dans la formation doivent se mettre d’accord sur ce qu’est le savoir de l’action, selon le métier concerné.
Cette option pédagogique oblige à des remises en question des pratiques actuelles, spécialement du côté du centre de formation dont le fonctionnement est fort calqué sur celui de l’enseignement de plein exercice.
Il ne s’agit pas de confondre le savoir de l’action et le référentiel d’emploi. Ce dernier est un inventaire des tâches professionnelles à réaliser. Le savoir de l’action, quant à lui, comprend les schémas explicatifs et les procédures, ainsi que les normes et les formules qui, combinés à des habiletés manuelles, permettent de réaliser les tâches professionnelles contenues dans le référentiel. Les compétences à acquérir par la formation peuvent être déduites du savoir de l’action mais non, du référentiel d’emploi[4].
L’apport supplémentaire du centre de formation au jeune, au-delà de son expérience de travail en entreprise, c’est de lui donner l’occasion de compléter et de systématiser le contenu du savoir de l’action et les gestes professionnels qui y sont associés. Le jeune ne peut découvrir sur le terrain toutes les dimensions de ce savoir, étant donné les tâches limitées qui lui sont confiées (entre autres, parce que ces dernières dépendent des contraintes de la production). En rendant explicite le savoir de l’action, les formateurs permettent la construction d’une métacognition du métier (pouvoir expliquer ce que l’on fait et pourquoi). Les formateurs favorisent ainsi la prise de conscience de l’intelligence du métier. De la sorte, ils apprennent au jeune à penser.
Dans la foulée, les formateurs peuvent aussi entreprendre un travail d’épistémologie avec le jeune, à propos de son rapport au savoir. Le mot épistémologie ne doit pas effrayer. Il signifie que l’apprenant s’interroge sur ce que représente le savoir selon lui et sur la façon dont il croit que le savoir s’acquiert. En partant d’un savoir utile au travail et d’une réflexion sur la meilleure façon de l’acquérir, les formateurs peuvent élargir la démarche aux autres formes de savoir que rencontre le jeune. En renforçant sa lucidité par rapport aux représentations et aux mécanismes cognitifs en jeu dans le développement de l’intelligence du métier, les formateurs réalisent un véritable travail d’émancipation car ils augmentent l’autonomie de pensée de l’apprenant. Ils l’aident à réaliser que chacun, et donc lui aussi, peut être intelligent dans un grand nombre de domaines.
4. Former le travailleur critique et le citoyen
L’émancipation dans la formation professionnelle passe aussi par la formation du travailleur critique et du citoyen. Il n’est pas certain du tout que ces objectifs soient explicitement visés par les formateurs de l’alternance. Pour nous, ils sont tous deux essentiels. C’est aux formateurs des centres de formation que revient le rôle d’assurer la formation du travailleur critique et du citoyen. On imagine mal que, dans leur majorité, les employeurs et leurs relais, les tuteurs, se donnent cette mission …
Pour former le travailleur critique, il faut d’abord en identifier le contenu, condition pour pouvoir ensuite choisir et mener les démarches pédagogiques adéquates. Évoquons, en quelques mots, le contenu de cette formation.
Les stagiaires recevront une information minimale dans le domaine du droit du travail et seront initiés aux grands repères de l’histoire sociale. En outre, ils seront entraînés, à partir d’analyse de cas concrets, à prendre du recul par rapport aux technologies et aux modes d’organisation de la production. Cela suppose de connaître la logique technologique en usage dans les entreprises où s’exerce leur futur métier et de s’interroger sur la façon dont ces technologies sont mobilisées concrètement dans un processus de production, une division du travail, autrement dit, un mode d’organisation sociotechnique du travail.
Cette connaissance implique de faire un détour par une réflexion sur les théories du management et sur le lien que ces théories et leur mobilisation dans le quotidien des entreprises entretiennent avec les logiques économiques dans lesquelles elles s’inscrivent (entre autres l’accroissement de la productivité). Cela suppose encore une compréhension des idéologies qui légitiment et inspirent ces logiques économiques dont l’organisation concrète du travail dans l’entreprise est la conséquence.
Quant au contenu de la formation du citoyen, il recouvre des compétences fondamentales dans les domaines suivants : la vie dans une société démocratique et pluriculturelle, l’expression artistique, le développement corporel, le développement socio-affectif, le rapport aux valeurs. Comme ces objectifs sont précisés par ailleurs, nous ne les développerons pas ici[5]. Aux formateurs de les opérationnaliser et de choisir les stratégies pédagogiques les plus adéquates pour les atteindre, compte tenu des caractéristiques de leur public et du temps dont ils disposent. Une maîtrise d’une large palette de démarches actives se révèle très utile pour chercher à atteindre ces objectifs. La définition d’un contenu pour la formation citoyenne à l’usage des publics de l’alternance ainsi que la mise au point de démarches pour l’enseigner constituent un objet peu familier qui pourrait donner lieu à d’une formation continue des formateurs eux-mêmes.
5. Les bonnes pratiques pédagogiques
Nous avons proposé des transformations radicales. La première, la réforme structurelle de l’enseignement de qualification, apparaît décisive pour sortir la formation en alternance de son statut de filière de relégation. La seconde, l’accent mis sur l’intelligence du métier, constitue une révision touchant la conception et la place du savoir dans la formation professionnelle.
Au-delà des transformations structurelles et de la redéfinition de la conception de la formation professionnelle, nous pensons utile de mettre en place, ou d’intensifier lorsqu’elles existent déjà, certaines pratiques pédagogiques efficaces. Évoquons rapidement quelques-unes d’entre elles[6].
La première de ces démarches est un séminaire collectif d’auto-analyse. Tout au long de l’année, se déroule au sein du centre de formation, un séminaire regroupant tous les stagiaires et encadré par un formateur. Le travail du séminaire est basé sur l’échange d’expériences vécues par les jeunes en situation de travail. Leurs interrogations, leurs difficultés, leurs découvertes, leurs succès sont explicités et modélisés, grâce à un travail de guidance et de supervision. Le contenu de ce travail de groupe est assez varié et dépend des événements rapportés par les stagiaires. Il peut porter sur le vécu subjectif (image de soi, statut, relations avec le tuteur et les autres travailleurs, autorité, conception du métier, conception de l’apprentissage, etc.) ainsi que sur la progression dans l’acquisition des compétences (sans oublier l’explicitation de la manière dont elles sont acquises et la gestion des erreurs).
La dimension collective du séminaire permet au jeune de situer son expérience personnelle par rapport à celle de ses condisciples, de prendre conscience de leurs caractéristiques communes ou particulières, de découvrir les réponses apportées par d’autres au même genre de problème, etc. C’est donc l’occasion de prendre du recul et ainsi, avec l’aide du formateur, de se rendre compte qu’il y a des logiques sociales et organisationnelles à l’œuvre dans les entreprises et que les comportements rencontrés ne s’expliquent pas exclusivement par des facteurs psychologiques, des sympathies ou des antipathies interpersonnelles. Le séminaire offre aussi le cadre où libérer une parole reflétant les ressentis et les convictions des stagiaires qui peuvent ainsi les mettre à distance et les confronter entre pairs.
Une autre démarche intéressante est celle du projet personnel. Il faut être au clair par rapport à cette démarche[7]. Il ne s’agit pas de sonder les désirs et les intentions rêvées des stagiaires, car leur devenir à court terme est conditionné par les possibilités offertes par le dispositif. Il s’agit plutôt de travailler leur trajectoire de vie, leurs représentations du travail, l’image qu’ils ont d’eux-mêmes, la lecture qu’ils font de leur passage par l’alternance pour leur futur à moyen terme, les stratégies qu’ils veulent ou peuvent se donner pour la construction d’un avenir meilleur, etc
La formation des tuteurs est également une démarche utile si elle donne l’occasion de réfléchir aux attitudes favorisant l’apprentissage et à celles qui le contrarient. Cette formation permet de se pencher sur les manières de s’y prendre avec les jeunes et d’échanger à ce sujet. Elle offre aussi un lieu de rencontre entre les tuteurs et les formateurs des cours techniques et professionnels des centres. Ces partenaires dans la formation professionnelle des jeunes peuvent y confronter leurs conceptions respectives du savoir professionnel, de la manière de l’enseigner, de la manière de comprendre et « prendre » le jeune, etc.
Enfin, évoquons le suivi des stagiaires sur les lieux du travail. La formation en alternance est une formation initiale, appartenant au système formel de formation de la Communauté française. Le port d’attache est le centre de formation d’où partent et où reviennent les jeunes. Cette réalité institutionnelle n’est pas toujours facile à accepter pour les acteurs de l’alternance (jeunes, employeurs, enseignants) dans la mesure où les jeunes et les tuteurs peuvent considérer que la vraie formation professionnelle se passe en entreprise et que c’est là que réside le cœur du dispositif. Des rencontres régulières dans l’entreprise, entre un superviseur du centre de formation et le tuteur du stagiaire, s’avèrent indispensables. Outre une évaluation de la progression dans l’apprentissage du métier, ces rencontres sont l’occasion, pour le superviseur, de s’informer sur les conditions réelles du déroulement du stage, sur les difficultés éventuelles rencontrées par le stagiaire ou son tuteur, sur les tensions ou les conflits ouverts ou en germe. Ces entrevues permettent des échanges et des discussions visant à adopter les meilleures stratégies de réussite pour le jeune, en recherchant les convergences et en gérant les divergences entre les acteurs. Enfin, ces visites montrent au jeune qu’il reste également « encadré » par un responsable au sein du centre de formation.
Il nous reste à évoquer brièvement les stratégies à adopter pour la formation citoyenne et celle du travailleur critique, dont nous avons parlé plus haut. Le contenu même de cette double formation se distingue nettement de celui du savoir professionnel. Il n’est pas en rapport direct avec le métier. Aussi est-il vain de tenter d’articuler cette formation avec l’expérience de travail, en cherchant à considérer artificiellement la formation générale donnée dans le centre comme une formation fonctionnelle. Cette ruse, vite éventée, ne convainc pas le jeune. En outre, elle réduit les objectifs visés à ceux pour lesquels il est possible d’établir, de près ou loin, un lien avec la réalité vécue en entreprise. Il nous semble plus efficace de discuter ouvertement avec le jeune, en lui montrant qu’il ne se réduit pas au travailleur opérationnel mais expérimente d’autres réalités, que d’autres dimensions de sa personne peuvent être développées et lui apporter des satisfactions. Sur base d’un « contrat de confiance », le formateur lui propose alors des démarches de pédagogie active susceptibles de rencontrer d’autres facettes de sa personnalité et de mettre en valeur une expérience sociale plus large.
6. Une philosophie pédagogique
Évoquons un dernier facteur favorable à une pédagogie émancipatrice dans la formation en alternance. Elle concerne les représentations que les formateurs et les tuteurs se font de leur propre rôle. A quoi veulent-ils parvenir précisément avec leur public ? Leurs objectifs ont-ils une visée émancipatrice? Les démarches pédagogiques utilisées sont-elles concordantes avec les exigences d’une telle visée ? Quelle idée ces formateurs se font-ils du potentiel de leurs stagiaires ? Enfin de compte, sont-ils mus par une conviction que nous pourrions qualifier de « militante », une conviction qui les conduit à concevoir leur propre métier de formateur comme une mission d’émancipation ?
En ces matières, une réflexion individuelle et implicite (que ne manquent pas de faire la plupart de ceux qui sont impliqués dans les dispositifs d’alternance) ne suffit pas ! Un travail collectif et explicite de clarification des représentations véhiculées par les différents intervenants de la formation professionnelle, ainsi qu’une réflexion sur l’identité professionnelle de formateur travaillant en « milieu difficile » s’imposent. Cette prise de recul s’avère utile, non seulement pour favoriser des attitudes éducatives plus pertinentes à l’égard du public de l’alternance, mais aussi pour le propre confort des formateurs. Ces derniers s’impliqueront d’autant plus facilement qu’ils vivent leur métier comme un défi qui vaut la peine d’être relevé, au nom de valeurs et de convictions humanistes.
7. Références
[1] Voir Tilman F. & Grootaers D., Les chemins de la pédagogie. Guide des idées sur l’éducation, la formation et l’apprentissage, Chronique Sociale/Couleur Livres, 2006, p. 83-92.
[2] Voir Guichard J., Découverte des activités professionnelles et projets personnels. Enseignement technique, Issy-les-Moulineaux, EAP, 1991.
[3] L’approche du « savoir de l’action » est développée dans l’article La conception de la formation professionnelleà paraître sur le site de Méta-Éduc (www.meta-educ.be).
[4] La CCPQ a cru pouvoir déduire directement le profil de formation à partir du profil de qualification. C’est là une impasse …
[5] Voir Dufour B., Grootaers D., Tilman F., Les objectifs pédagogiques d’un nouvel enseignement secondaire, www.meta-educ.be.
[6] Voir également Tilman A., Delvaux E., Manuel de la formation en alternance, Chronique sociale/EVO, 2000.
[7] Nous avons présenté les apports et les limites du projet personnel dans le livre : Tilman F., Penser le projet. Concepts et outils d’une pédagogie émancipatrice, Chronique sociale, 2004.