Etre mère de détenu : une double peine

J’ai toujours porté un intérêt particulier au monde carcéral, « univers clos » qui éveille toutes sortes de réflexions dans l’opinion publique (mais aussi dans le monde politique et médiatique).

J’ai eu la chance de pouvoir me faire ma propre idée sur la prison grâce à mon travail au sein de l’asbl Cap Fly. Dans ce cadre, je rends visite une à deux fois par semaine à des détenu(e)s – ancien(ne)s – usage.è.r.es de drogues. Depuis 5 ans, j’entends régulièrement les témoignages de personnes vivant la prison de l’intérieur. Qu’en est-il de ceux qui la vivent de l’extérieur ?

J’ai eu envie de me tourner vers celles et ceux que j’entends moins, mais que j’ai l’occasion d’observer régulièrement… Au fur et à mesure de mes allées et venues à la prison de Lantin, des visages me sont devenus familiers. Ces visages sont, pour la plupart, ceux de femmes. J’ai décidé d’aller à la rencontre des femmes qui sont proches de personnes détenues. Elisa, Véronique et Louise sont trois mamans de détenus. Elles ont accepté de partager leur parcours de vie semé d’embûches, leur quotidien qui n’est plus le même depuis l’incarcération de leur fils… Mes premières interrogations ont porté sur les origines de leurs motivations et sur leur fidélité malgré les contraintes liées à l’incarcération (directe ou indirecte) : les conditions matérielles, la stigmatisation, etc.

1. Le poids de la culpabilité

Ces mères se situent à une place particulière. Pourtant libres, vivant à l’extérieur des murs, elles souffrent de l’incarcération de leur proche, une souffrance invisible mais profonde. Cette souffrance peut se traduire par de la culpabilité et ce, à des degrés divers.

Elisa se sent totalement coupable de l’incarcération de son fils. Elle pense d’ailleurs qu’elle ressentira le poids de la culpabilité jusqu’à la fin de ses jours :

Moi, je dois payer parce que, dans ma conscience, dans mon cerveau, je me dis, écoute, c’est toi qui l’as mis au monde. C’est toi sa mère et pour les gens, oui ben s’il est devenu comme ça, c’est parce que je n’ai pas su l’éduquer.

Selon Géraldine Bouchard (2007), « c’est précisément l’interprétation du comportement adopté par le passé qui détermine le degré de culpabilité et donc sa part de responsabilité ».

Culpabilité renforcée pour Elisa par les accusations que lui porte son fils. Il n’hésite pas à évoquer le passé pour lui faire des reproches. Elisa me raconte : « On était en visite et il me dit comme ça : « Oui, mais toute manière, si tu te serais occupée de moi, quand j’étais petit, de 0 à 5 ans et demi, ben je n’en serais pas où j’en suis maintenant ». Il se déresponsabilise en faisant porter son incarcération sur les épaules de sa mère.

Louise est plus ambivalente. D’un côté, elle se remet en question comme Elisa. Elle fait référence au passé et s’interroge : « qu’ai-je foiré dans l’éducation ? D’après ma sœur et ma mère, je l’ai bien élevé. Il travaillait bien à l’école […] J’aimerais comprendre le pourquoi ». Selon Géraldine Bouchard (2005), « pour comprendre l’instant présent, il apparaît nécessaire […] de revenir sur le passé et de l’analyser ».

D’un autre côté, elle dit ne pas culpabiliser outre mesure car elle l’a élevé comme un autre enfant et il n’a jamais manqué de rien. Selon elle, le comportement déviant vient des fréquentations.

Quant à Véronique, elle semble ne pas être prise par ce sentiment de culpabilité. Si son fils est analphabète, c’est parce que son papa ne s’est pas bien occupé de lui. Idem pour l’incarcération :

J’en veux quand même à son père. C’était quand même à lui de lui apprendre qu’on ne roule pas sans permis. Enfin, le père roule aussi sans assurance et sans être en ordre quoi. Donc c’est normal que le fils, ben il fait la même chose. « Si mon père le fait, ben pourquoi pas moi ». Donc là, il a été mal éduqué, franchement oui.

Pour éviter de se sentir responsable et ainsi se protéger, elle semble accuser le monde extérieur. A ce sujet, nous pouvons d’ailleurs remarquer qu’elle évite de parler d’elle. Elle ne se situe pas dans la relation avec son fils, elle est comme absente. Véronique utiliserait alors le déni comme mécanisme de défense. Le déni est à entendre comme « l’action de refuser la réalité d’une perception vécue comme dangereuse ou douloureuse pour le moi » (Ionescu, Jacquet et Lhote, 2008).

Nous pouvons remarquer dans ce premier point que les trois mères font face à la culpabilité de façon différente : la première porte tout le poids de la culpabilité, la deuxième est plutôt ambivalente, son ressenti varie (ou son avis est moins tranché), et la dernière prend distance par rapport à ce sentiment dans un mécanisme de protection.

2.« L’expérience carcérale élargie »

Globalement, les trois mères trouvent que l’incarcération est porteuse de nombreux préjugés de la part du monde extérieur, « c’est mal vu ». En tant que proches, elles ressentent cette stigmatisation. En effet, « le stigmate carcéral se diffuse à leurs proches et les contamine » (Tourant, 2013). Nous verrons que cette « contamination » sera vécue différemment en fonction des « répondantes ». En effet, « si une identité dépréciative est collectivement assignée aux proches de détenus, ils ne gèrent pas le stigmate carcéral de la même manière » (Touraut, 2013).

Pour se protéger et pour ne pas se faire remarquer, Elisa fait le choix de ne pas parler de l’incarcération de son fils : « vaut mieux garder pour soi et essayer de mordre sur sa chique ». Dès lors, elle évite les critiques et les jugements. Même au sein de son petit cercle d’amis, elle reste méfiante, en parle peu et esquive les questions. Elle pense en effet que des jugements persistent : « on ne fera pas les jugements devant toi, mais on les fera derrière ». C’est pour cette raison qu’elle s’en tient au strict minimum. C’est pareil au niveau familial où ce sujet a déjà été lourd de conséquences. « Si je n’en parle pas, c’est parce que les relations ont été brisées et que je n’ai eu aucun soutien ». En outre, elle cache l’incarcération à sa petite fille de 5 ans. Pourtant, elles ont déjà été ensemble à la prison. « Je ne lui disais pas que c’était une prison. Elle, elle croit […] elle dit : « On va aller voir papa dans sa maison avec tous ses amis ».

D’après l’enquête d’Uframa (2018), cette situation n’est pas rare :

Une proportion non négligeable[1] d’enfants n’est pas informée de l’incarcération alors que ces enfants viennent rencontrer leur parent au parloir. La prison s’insinue ainsi au sein de la famille brouillant la communication entre parent et enfant.

Elisa se situe dans la « stratégie d’évitement » qui lui permet de ne pas être considérée comme une maman de détenu, « on souffre déjà assez comme ça », me dit-elle.  « L’évitement va consister à éluder ou cacher l’incarcération du proche dans certaines situations […] afin de sauvegarder un espace « incognito » (Bouchard, 2005) et de ne pas entacher les relations sociales. « Cette sauvegarde autorise en partie le maintien de l’identité sociale d’avant l’incarcération » (Bouchard, 2007).

Pour ne pas ressentir ce sentiment de honte, Louise semble « sélectionner » les gens avec qui en parler. Elle se tournera plutôt vers ceux qui comprennent la situation (généralement les mamans). Louise a d’ailleurs une très bonne amie avec qui elle peut en discuter sans ressentir de jugement de sa part. Contrairement à son frère et sa sœur avec qui elle s’en tient au minimum. :

T’as plus de soutien de tes amis que de ta famille. Quand j’ai un coup de blues, ce n’est pas mon frère ou ma sœur qui vont m’aider… Ma sœur n’a pas d’enfant et mon frère a un enfant pour qui tout va bien. Ce qu’ils me disent c’est : « Tu n’as qu’à le laisser dans son caca ! ». Ça ne m’aide vraiment pas d’entendre ça…

En outre, elle doit régulièrement faire face aux questions de son entourage qui constate l’absence de son fils : « Tiens, on ne voit plus ton fils, il n’aurait pas refait une connerie ? ». « Après l’arrestation arrive le temps où les familles doivent justifier l’absence du détenu et c’est dès ce moment qu’elles vivent les premières marques de stigmatisation » (Bouchard, 2005).

Quant à Véronique, elle ressent différemment les choses. Son entourage familial et amical est au courant de l’incarcération de son fils. Il se montre plutôt bienveillant. Elle précise même qu’un de ses amis la conduit à la prison, lui demande si elle a su l’aider financièrement, etc. Elle évite d’en parler uniquement aux gens qu’elle ne connaît pas : « par exemple au cours et tout ça, mais non, je n’en parle pas […] Parce qu’il y a toujours des préjugés là-dessus. Non, je n’en parle pas ».

Véronique semble avoir toujours connu l’univers carcéral (des membres de son entourage et elle-même ont déjà été incarcérés). Par ce vécu, serait-elle moins sujette à ressentir le stigmate de « mère de détenu » ? Pour Caroline Touraut (2009), « la stigmatisation sera moindre pour les personnes appartenant à un environnement géographique, familial et social où une pluralité d’acteurs partage cette épreuve ».

3. Les contraintes carcérales

« Alors que l’administration pénitentiaire considère officiellement les familles comme un facteur important de la réinsertion sociale et un soutien essentiel à la vie en prison »[2], les contacts avec l’entourage de la personne détenue sont loin d’être facilités. Les trois mamans rencontrées m’ont fait part de diverses contraintes liées à l’institution carcérale. Ces contraintes-ci touchent principalement aux conditions de la visite : les déplacements, l’attente avant la visite, le coût financier que cela entraîne… Sans omettre celles qui sont liées à la correspondance et aux conversations téléphoniques. Pour les trois mamans, aller rendre visite à leur fils est devenu un acte presque banal. Pourtant, elles n’oublieront pas leur « première fois ». Louise dit d’ailleurs à ce sujet que « la première fois que j’y suis allée, j’ai vraiment eu du mal à digérer… Maintenant je suis habituée ! ».

Elisa parle de la prison comme « un monde à part » et Louise dit « avoir froid dans le dos » une fois qu’elle passe le portique.

Le transport

Comme stipulé dans l’article « Prison dans la ville, prison hors la ville » (Tieleman, 2017), au XIXème siècle, les prisons belges sont généralement construites dans l’agglomération des villes. Depuis les années 70, on cherche au contraire à les en éloigner. La prison de Lantin en est d’ailleurs un bon exemple. Construite en 1979, elle « inaugure ainsi un type d’implantation des prisons en dehors des villes, rendant l’usage de la voiture souvent indispensable et ne facilitant pas des échanges avec l’extérieur » (Tieleman, 2017). Sans voiture, les personnes qui se rendent à la prison doivent s’armer de patience (et bénéficier d’une certaine disponibilité : aucune possibilité de visite en soirée). Pour Elisa et Véronique, le temps consacré au transport s’élève généralement à plusieurs heures (moins pour Louise qui y va en voiture). Quand elle se rendait à la prison de Marneffe, Véronique se levait à 5h du matin.

« On doit être là pour 9h. Je devais me lever à 5h, le temps que je m’apprête, il fallait que j’aille jusque la gare. J’avais aussi une correspondance à prendre. Puis de là, il fallait reprendre le bus. […] Il ne passe que tous les X temps, donc il ne faut pas le rater » (Véronique).

Elle doit donc jongler entre différentes correspondances. Si elle en rate d’ailleurs une et qu’elle arrive plus tard que prévu, la visite peut lui être refusée. « Au temps passé dans les transports s’ajoutent la fatigue, le stress, la peur d’un éventuel retard qui priverait de la visite » (Ricordeau, 2008).

La distance entre le lieu de domicile et la prison peut influencer la fréquence des visites. Louise dit à ce sujet que lors d’une précédente incarcération d’une durée relativement courte, elle n’avait pas été rendre visite à son fils, « car c’était trop loin ». Géraldine Bouchard (2005) va dans ce sens : « l’éloignement géographique est fortement susceptible d’entraver le maintien des relations entre le détenu et ses proches ».

L’attente

Lors de l’entretien, Elisa et Louise relèvent que leur plus grande difficulté liée aux visites est l’attente. De son côté, Véronique mentionne qu’effectivement, « le temps d’attente est en fait beaucoup plus long que la visite ». En outre, les personnes patientent dans des endroits peu accueillants. C’est particulièrement le cas pour une salle d’attente spécifique selon les mamans : « lieu vétuste, triste et délabré, manque de confort et d’intimité, absence de loquet à la toilette, pas de possibilité pour manger, ni boire, … ».

Les visiteurs sont susceptibles de patienter également à d’autres moments.

Il se peut également qu’une étape pose problème et dès lors annule la visite. Celle-ci peut être refusée dès le sas d’entrée. J’observe en effet régulièrement des visiteurs qui se voient refuser la visite pour des raisons diverses : oubli d’un papier d’identité, inscription clôturée, détenu puni ou transféré, etc. Je peux alors lire toute la déception et la colère dans leurs yeux. Parfois, les personnes expriment ouvertement leur ressenti. Mais elles n’auront pas le dernier mot…

Une autre étape « cruciale » est le passage dans le portique. Louise m’a fait part d’une anecdote qui pointe la violence des règles institutionnelles de la prison. La petite-fille de Louise décide d’aller rendre visite à son papa. Quand elle passe sous le détecteur de métaux, il se met à sonner. Elle a dû enlever son soutien-gorge devant tout le monde. Ce moment a été vécu comme une humiliation. Elle a d’ailleurs mis un certain temps avant de s’y rendre à nouveau.

Louise disait tout de même que ce genre de situation dépendait d’un agent à l’autre. En effet, ils ne font pas tous respecter les règles de la même manière. Certains sont « très à cheval sur les principes », d’autres moins. La difficulté réside dans le fait qu’« on ne sait jamais à l’avance quel agent sera là » (Louise). « Les visiteurs sont […] confrontés à une multitude de règles et d’interdits, souvent perçus comme arbitraires tant ils varient d’une prison à l’autre, d’un surveillant à l’autre, d’un jour à l’autre » (Anelli, 2018).

Comme on l’a vu ici, l’attente est prégnante. Afin de gagner du temps, une des stratégies utilisées est l’organisation (et l’anticipation). A titre d’exemple, Louise relève qu’il est plus intéressant de venir à une certaine heure, plutôt qu’à une autre. Véronique, quant à elle, ne porte rien qui soit susceptible de faire sonner le détecteur et évite ainsi les « chipoteries ». 

Le coût financier

Les inégalités présentes dans la société civile ne disparaissent pas une fois la porte de la prison franchie. Concernant le volet financier, certains détenus ont par exemple une épargne financière et/ou reçoivent de l’argent par un (des) membre(s) de leur entourage[3] et/ou travaillent au sein de la prison, etc. Pour d’autres, cela n’est pas le cas. Ils ont alors la possibilité de demander une petite aide matérielle au service social. Le repas est fourni par la prison. Pour le reste (exemple : acheter du tabac, du gel douche, des magazines, louer la télévision, le frigo, etc.), les détenus doivent « cantiner ». Pour ce faire, chaque semaine, ils passent commande suivant une liste de produits mise à leur disposition. L’argent liquide est interdit au sein de l’établissement pénitentiaire mais les détenus possèdent tous un compte bancaire. J’entends régulièrement de la bouche des détenus que les produits achetés au sein de la prison sont plus chers qu’à l’extérieur. Mais ce n’est pas tout. Si les détenus veulent avoir accès à d’autres commodités (télévision, taque électrique, frigo…), c’est à leur frais :

Vivre en prison, pour un détenu, c’est cher hein, franchement, c’est relativement cher. C’est dégueulasse d’ailleurs, parce que… Le détenu, il doit payer le frigo, il doit payer la télévision, il doit payer sa plaque, s’il veut se faire un petit peu de la bouffe lui-même, et tchic et tchac. Non mais c’est cher, de vivre en prison c’est cher, franchement, aussi bien pour le détenu que pour la famille qui supporte les frais (Elisa).

Comme le relève Elisa, la prison, en plus d’être un coût pour le détenu, l’est aussi pour l’entourage[4]. Les trois mamans rencontrées ne travaillent pas/plus et touchent des revenus de remplacement. Se rendre en prison et verser des mandats représentent donc une charge financière supplémentaire non négligeable. Afin d’ « atténuer les rigueurs de l’emprisonnement » (Rostaing, 1997), les proches essaient, tant que faire se peut, de verser de l’argent à leur fils. C’est le cas pour Véronique. Malgré ses difficultés financières, elle essaie de lui verser 50€/mois. Quand elle n’y parvient pas, elle n’hésite pas à mobiliser son entourage. En plus de cette mensualité, il y a l’argent déboursé pour le transport et lors des visites. Les achats de nourriture et de tabac doivent se faire sur place, « comme on ne peut rien apporter de l’extérieur, il faut prendre de là et c’est quand même plus cher qu’à l’extérieur » (Véronique). La somme de toutes ces dépenses représente un certain montant qui se ressent à la fin du mois. « Ça me fait un budget », me dit-elle à ce sujet.

Ces trois mamans considèrent le versement d’argent comme une marque de soutien à l’égard de leur fils. C’est par cet acte matériel qu’elles se montrent présentes et solidaires. « Le mandat[5] constitue un des seuls moyens concrets d’aider le proche dans l’épreuve de la détention. Parce qu’il permet d’assurer un minimum de confort, le mandat rend la vie un peu moins difficile à l’intérieur des murs » (Bouchard, 2007).

En outre, le mandat permet de limiter un peu la « perte d’autonomie » engendrée par le système carcéral. En envoyant de l’argent à son fils, Elisa veut lui assurer une certaine autonomie financière. De la sorte, il évite de dépendre d’autres détenus. Selon Elisa, des conflits sont également évités.

Si c’est l’autre personne qui paie toujours la télévision, qui paie toujours le frigo et tchic et tchac, ça crée des trucs encore en plus qu’il n’y a pas besoin, il n’y a pas besoin… Il y a déjà suffisamment hein. Tu sais, ils sont dans des petites pièces, quoi… Ça se frappe, et après, il est puni (…), ils sont punis, tout ça parce que… pour un billet de 50€. C’est vrai finalement hein (Elisa).

L’argent peut servir aussi à combler une absence. En effet, malgré le fait qu’elle ne rende plus visite à son fils, Elisa lui verse 50€/mois. C’est sa façon à elle d’ « être là ». Elle trouve d’ailleurs que ce montant est dérisoire au vu du coût élevé de l’incarcération. « C’est rien (…) il n’allait pas faire la fête avec 50€ ». Pour Véronique aussi l’argent peut avoir une fonction de compensation. Elle m’explique avoir reçu un appel de son fils qui était triste de ne pas l’avoir vue à la visite. Dès lors, elle a fait son possible pour lui verser de l’argent au plus vite. Elle s’est sentie mieux : « Ça m’a réconfortée. Je me dis au moins déjà, il n’est pas sans tabac ».

On le voit, l’argent maintient un lien relationnel fort, ce qui est aussi vrai extramuros, mais prend tout de même une connotation encore plus importante intramuros.

Comme nous le voyons dans cette première partie, malgré que ces mères soient libres, du « bon côté » du mur, elles côtoient au plus près l’univers carcéral et ressentent les violences symboliques opérant dans ces espaces comme des blâmes et les jugements qui mettent à l’écart les détenus et leurs familles. Ne purgent-elles pas elles aussi une peine que l’on pourrait qualifier d’insidieuse et d’invisible ? Caroline Touraut (2009) parle de « peine sociale vécue par les proches de détenus » et Laure Anelli (2018) exprime qu’elles sont des « victimes collatérales d’une peine qui ne leur était pas destinée ». Malgré tout, elles veulent préserver leur identité de mère et être considérées telles des personnes « comme tout le monde ». Pour ce faire, elles usent de stratégies…

4. Etre mère de détenu – un rôle à jouer

Malgré les différentes contraintes liées aux visites, les femmes sont largement présentes aux portes des prisons. De fait, quand on fait un focus sur le profil des visiteurs (Uframa, 2018), on se rend compte qu’il s’agit majoritairement de femmes. « Le nombre important de femmes (près de 90%) parmi les visiteurs interrogés s’explique facilement dans le cas des conjointes (44,5%). [Mais] les mères (25,4%) ou les sœurs (9,1%) sont également surreprésentées par rapport aux pères (6,1%) et aux frères (3%) » (Uframa, 2018). Comment interpréter cette surreprésentation ? D’où leur viendraient cette force, cette assiduité, ce courage, cette fidélité ? En effet, « la solidarité familiale est une affaire de femmes […] On les voit arriver avec des kilos de linge propre, parfois repassé et parfumé. On voit bien que ce n’est pas dans le rôle des hommes, et des maris en particulier, de faire ça » (Anelli, 2018).

En plus d’être présentes, la plupart des visiteuses sont assidues et régulières. En effet, comme le relève l’enquête d’Uframa (enquête française) : « près de trois-quarts des visiteurs interrogés viennent au moins une fois par semaine au parloir » (2018).

Les trois mamans que j’ai rencontrées sont séparées ou divorcées du père de leur fils incarcéré. Ces pères sont absents (partiellement ou entièrement) de la vie de ceux-ci. A titre d’exemple, ils ne se rendent pas en prison pour visiter leur fils et ne leur versent pas de mandat. Comme dans le travail domestique, on peut relever une « asymétrie entre les rôles sociaux masculins et féminins » (Braun, 2018). En effet, les tâches ménagères et l’entretien des enfants sont encore actuellement majoritairement du ressort des femmes et surtout de celles qui sont « les moins dotées socialement » (Cardi, 2010).

Nous pourrions faire un parallèle entre cette motivation à garder le lien et le concept de « care ». Lors de son intervention du 29 juin 2018, Fredou Braun nous en avait touché un mot. Elle faisait référence à la question du « non-choix » :

C’est prendre soin de l’autre, mais c’est aussi tout le travail finalement qu’on est obligé de faire. Enfin, les femmes y répondent simplement : « c’est quelque chose qu’on doit faire », ce n’est même pas la question qu’on peut ne pas le faire, non. S’il y a quelque chose, si on a des enfants, si on a des personnes plus âgées ou même pour soi-même, il y a toujours du care qui entoure notre vie.

D’autres caractéristiques de ce concept portent sur l’altérité et l’invisibilité. Maud Simonet, dans son livre « Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? », les évoque. Elle note qu’ : « Une énorme masse de travail est effectuée gratuitement par les femmes, que ce travail est invisible, qu’il est réalisé non pas pour soi mais pour d’autres et toujours au nom de la nature, de l’amour ou du devoir maternel » (2018). Ces « justifications » font écho avec le discours des mères rencontrées. Selon elles, il est naturel qu’elles aillent rendre visite à leur fils. « Ben, c’est tout à fait normal, je suis quand même sa mère, donc c’est quand même mon rôle » (Véronique). Elles ne m’ont mentionné aucune autre raison ni explication. Selon elles, cela va de soi, il n’y a rien d’autre à ajouter. Dans le même ordre d’idées, elles évoquent également la notion d’instinct maternel. « Je suis une maman… C’est l’instinct maternel ! Je ressens une force qui me pousse et qui me dit d’y aller, c’est ça l’instinct maternel » (Louise). C’est plus fort qu’elles. Elles sont leur mère et il est donc assez « naturel » qu’elles aillent rendre visite à leur fils : « c’est mon sang, c’est une partie de moi », « malgré ses bêtises, il y a un instinct maternel » (Louise).

Contrairement au père, « une femme est censée jouer dans la maternité la réalisation de son identité propre » (Chollet, 2018). Nous le voyons ici, la mère d’un détenu « ne déroge pas à cette règle », parfois à un prix fort. Malgré cette situation parfois compliquée, elles ne se définissent pas en tant que  victimes et, pour rester « actrices de leur vie », elles usent de stratégies.

5. Etre mère de détenu – comment faire face ?

Dans les stratégies observées, nous pouvons distinguer celles qui sont mises en place pour se protéger soi, de celles qui protègent l’autre (en l’occurrence, leur fils). Nous n’en aborderons que deux. En outre, en ce qui concerne la stratégie d’évitement, celle-ci a déjà été développée dans un point précédent intitulé : « L’expérience carcérale élargie ».

Préserver le « moment de la rencontre »

La visite n’est qu’éphémère. En effet, ce moment de rencontre entre un fils et sa mère dure une heure. Les mamans souhaitent dès lors avant tout passer un moment agréable avec leurs fils. Pour ce faire, elles « sélectionnent » leurs dires. Louise m’exprime qu’elle ne « parle pas trop des sujets qui fâchent ». Véronique préserve son fils de propos qui pourraient lui faire de la peine et me dit : « J’essaie un peu de penser à autre chose ». Elisa, quant à elle, évite tout discours moralisateur sur les faits qui ont mené son fils en prison. La retenue est donc de mise. En outre, Elisa va un peu plus loin en détournant même certaines questions, mais me rassure : « il n’est pas con non plus ». Elle lui explique qu’elle y répondra une fois qu’il sera libéré. C’est en vue de le protéger qu’elle agit de la sorte. En effet, elle a trop peur qu’il « pète un câble » au sein de la prison ou qu’il « cogite » seul dans sa cellule. « Détacher la famille de l’élément « détention » est la seule solution selon les proches pour s’accorder les moyens de vivre des moments agréables » (Bouchard, 2007).

Pour Elisa, cette heure passe extrêmement vite. Le temps appartient à l’administration pénitentiaire, plus à eux. « Au temps maîtrisable dehors s’oppose celui « sous contrôle » dedans, combinaison de « dépêchez-vous » et « attendez » » (Ricordeau, 2008). En outre, la fin de la visite est synonyme de souffrance. Pour Elisa, « le plus dur, c’est de quitter, on a tous dur. Quand on quitte là-bas… On part… On se réjouit de rentrer hein, et puis quand on doit partir, ben c’est… Oufti, ça fait mal ».

Relativiser pour supporter

Pour que les choses soient plus supportables, les mamans ont recours à la stratégie du « il y a pire ». Elles tentent, ainsi, de se rassurer en relativisant le comportement de leur fils ou en le comparant à des comportements inacceptables.

Suite à la non-réintégration de son fils[6], Elisa avait décidé de ne plus lui rendre visite. Elle dit avoir été déçue, mais relativise tout de même son comportement :

Ça faisait quand même deux ans qu’il n’était plus sorti, donc… C’est énorme déjà aussi, au niveau psychologique, ça fait deux ans que tu n’es pas sorti, on te lâche le matin, à 6h du matin, avec 20€ dans ta poche pour que tu prennes le taxi et puis que tu prennes le train. Dans la tête de quelqu’un qui n’est plus sorti depuis deux ans… C’est un bouleversement ! […] Il se passe plein de choses hein ! Même si tu n’as pas envie de déconner, ben, c’est brouillon. C’est le brouillon total.

Depuis lors, elle lui a proposé de venir à nouveau en visite.

En outre, ces trois mères trouvent que la peine de leur fils n’est pas toujours « équitable » au regard du fait commis ou au regard d’autres peines. Véronique fait part de cette injustice : « c’est beaucoup deux ans pour ça, il y en a qui volent qui ont moins que ça… ». Elles vont bien sûr partir de leurs représentations et sélectionner « certaines peines » pour pouvoir effectuer la comparaison. Ces comparaisons vont varier d’une maman à l’autre et en fonction des faits commis par leur fils. Comme le relève Gwénola Ricordeau (2008), « on pardonne certainement davantage à ses proches des actes qui paraîtraient, de la part d’autres, injustifiables ». Elles cherchent quelque part aussi à « dédramatiser » la situation. Quelque jours après l’incarcération de son fils, Louise a été rassurée en apprenant que ce n’était pas lui qui avait porté des coups à l’encontre d’un vieux monsieur. L’enquête est toujours actuellement à l’instruction.

6. Conclusion

Pour survivre dans un monde carcéral forcé et profondément déshumanisé, pour garder une identité fière, malgré les parcours de leur enfant, ces mères usent de stratégies. Elles tentent de préserver leur enfant, l’amour qu’elles lui portent, en maintenant, coûte que coûte, la relation tout en conservant leur propre identité. Il s’agit de « tenir le coup » dans la durée, de ne surtout pas casser un lien parfois ténu, quelles que soient les émotions vécues : déception, honte, culpabilité, tristesse, inquiétude, mais aussi parfois contentement, fierté, soulagement. Leurs récits donnent à percevoir leur détermination et leur résilience, malgré un quotidien difficilement qualifiable pour certaines d’entre elles. Il se dégage de ma rencontre avec elles, une image de mères courageuses et soutenantes, malgré tout, elles qui sont souvent isolées et issues de milieux socio-économiques peu favorisés. Ces mamans peu aidées et peu soutenues tiennent à garder le contact avec leur fils. « Maintenir les liens affectifs est le moteur de tous les efforts effectués » (Bouchard, 2005).

Quels sont pour elles les leviers, les forces qui les maintiennent debout ? Un sentiment maternel puissant, un sentiment de culpabilité aussi, la conviction que leur fils changera à l’avenir et possède le potentiel pour se réinsérer, se reconstruire.

BIBLIOGRAPHIE

Ouvrages

Bouchard G., 2007, Vivre avec la prison : Des familles face à l’incarcération d’un proche, Paris, L’Harmattan.

Chollet M., 2018, Sorcières : La puissance invaincue des femmes, France, La Découverte.

Ricordeau G., 2008, Les détenus et leurs proches, Paris, Autrement.

Rostaing C., 1997, La relation carcérale : identités et rapports sociaux dans les prisons de femmes, 1997, Paris, Presse universitaires de France.

Simonet M., 2018, Travail gratuit : la nouvelle exploitation ?, Paris, Textuel.

Articles

Anelli L., 2018, « La solitude des femmes détenues », Dedans Dehors, n°102, p.22.

Anelli L., 2018, « Proches de détenus : Les liens à l’épreuve des murs », Dedans Dehors, n°102, pp. 8-12.

Cardi C., 2010, « La construction sexuée des risques familiaux », Politiques sociales et familiales,  101, pp. 35-45.

Tieleman D., 2017, « Prison dans la ville, prison hors la ville », Dérivations, n°5, pp. 30-36.

Touraut C., 2009, « Entre détenu figé et proches en mouvement. « L’expérience carcérale élargie » : une épreuve de mobilité », Recherches familiales, n°6, pp. 81-88.

Rapports de recherches

Bouchard G., 2005, « Prisons et Transitions familiales : Vers une sociologie des conditions de vie des familles de détenus », Uframa. URL :  http://www.uframa.org/docs/rub21ssr1/calb82516___Etudes____Prisons_et_transitions_familiales_pdf.pdf

Uframa, 2018, « A propos du vécu des familles et des proches de personnes incarcérées : Résultats de l’enquête menée par l’Uframa entre septembre et décembre 2017 ». URL : http://www.uframa.org/docs/rub21ssr2/calb1642Synthese_Enquete_Etat_des_lieux_Familles_2017_pdf.pdf

NOTES / REFERENCES

[1] Selon l’Uframa, 46% des enfants de moins de 2 ans qui ne sont pas informés de la situation de leur proche viennent quand  même souvent en détention lui rendre visite.

[2] https://www.franceculture.fr/emissions/lessai-et-la-revue-du-jour-14-15/la-famille-lepreuve-de-la-prison-revue-les-cahiers consulté le 27 juillet 2019.

[3] « Dans 52% des cas, l’argent envoyé aux détenus constitue l’unique source de revenus » (Bouchard, 2007).

[4] « 62% des personnes interrogées par l’Uframa dans sa dernière enquête déclarent s’être appauvries avec l’incarcération de leur proche et la perte de son revenu » (Anelli, 2018).

[5] Argent envoyé au détenu et géré par la prison.

[6] La non réintégration, c’est quand un détenu ne réintègre pas la prison au terme de sa permission de sortie / congé pénitentiaire. Le fils d’Elisa avait décidé de ne pas réintégrer la prison après son congé. Pendant ce moment-là (où il était donc « hors des murs »), il n’a pas vu sa maman et l’a même évitée car il « savait » qu’elle allait le « sermonner ». Suite à un contrôle de police, il est « remonté » en prison. Sa mère a été au courant de cela et a décidé de ne plus aller lui rendre visite.

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