Histoire-Géographie et enveloppement stratégique

La tentation du diable

En France, le renouvellement des programmes en cours à partir de la prochaine rentrée, inaugurant en sixième un premier hommage à la culture asiatique et une dédicace à la victoire des valeurs du christianisme, n’interpelle désormais que de loin les changements qu’enregistrait le socle commun en matière de révision des pratiques pédagogiques. Cette imprévoyance prudemment entretenue au niveau académique a déjà un précédent national. La connection à un monde nouveau continue d’ignorer l’adaptation à l’élève tout aussi évolutif. L’accélération du processus d’intégration dans les années soixante dix n’a jamais engagé le changement de règles du jeu alors que l’école n‘était plus la même développant un ressentiment croissant que l’imploration récurrente des moyens atteste plus qu’elle ne pourrait le résoudre. L’idée de transmettre la culture partagée à une nouvelle génération qui joue un rôle grandement passif dans son acquisition se heurte de plus en plus à une fin de non recevoir. Le temps scolaire se vit comme une contrainte sans contrepartie, et la réussite sociale ne semble plus dépendre de la réussite scolaire. Le self-service de notre « formation expérientielle » continue de nous proposer ses recettes aujourd’hui trop strictes, ses formules coutumières confortées par quelques adhésions éparses d’élèves bannissant la posture en vogue du « praticien réflexif ».

L’enseignement de l’histoire dans un contexte de déclin des institutions, remise en cause du territoire et perte de l’autorité ne laisse que peu de place à la survivance des formes actuelles de transmission, virant elles mêmes au registre de la communication. Nous sommes réduits à un enseignement en quelque sorte athée de l’histoire, comme il y a un christianisme sans dogme. Nous continuons, dans la tradition des Lumières qui ne reprenait à la religion que ses valeurs humanistes, à nous réclamer de l’attachement à l’Histoire tout en pervertissant le sens de son enseignement au profit d’un consensus du « vivre ensemble ». Entre cette philosophie réputée pernicieuse et préposée à la démagogie et la restauration espérée des savoirs par une sorte de nostalgie aristocratique plus crayeuse, l’École n’a pas encore choisi. Entre le temps court qui est celui des ego cherchant de part et d’autre à valider leur existence – l’accélération des échanges qui théâtralisent la classe obligeant la réflexion à se faire réflexe- et les temps longs qui sont ceux de la programmation objectivée, le parti pris ici est de proposer le temps de l’action qui rime avec stratégie. Notre système croupit d’un manque de stratégie à long terme sur le plan national, et de l’ignorance de cette démarche en tant que règle du maître.

En effet, et si nous pensions non plus en termes d’objectifs- contraintes, au sens où l’on voudrait atteindre des objectifs tout de suite en éliminant les obstacles par la contrainte, mais en prenant comme point de départ les ressources de l’élève, de la matière, des dispositifs possibles. Au III ème siècle avant JC, Pyrrhus, roi d’Épire, tente de conquérir l’Italie. Il remporte une série de victoires tactiques sur les romains mais en subissant des pertes énormes, d’où ce mot fameux « Encore une victoire comme celle-là et nous sommes perdus ». Incapable d’exploiter son succès qui entretenait la poursuite de ses objectifs, il doit évacuer l’Italie. Nous n’agirions plus alors en termes de tactiques, sous forme d’objectifs planifiés, de plan de classe, plan de cours, plan de formation, plan de devoir, le plus souvent bien plan-plan au sens reproductif et traditionaliste, mais plutôt dans une optique de formation qui désigne la stratégie. En effet, celle-ci engage la réflexion à moyen terme sur les ressources qui existent et sur les moyens d’en tirer partie. Ce sont les ressources qui sont déterminantes pour ensuite adapter les objectifs. Les choix sont ceux des contenus en tant que processus de l’action. La tentation du diable ne nous menace pas d’en englober toutes les caractéristiques. Ici, le travestissement de la référence à l’entreprise ou au champ de bataille ne s’arrêtera qu’à imaginer une évolution possible de notre enseignement, passant d’une pratique de bricolage tactique en cherchant sans arrêt à acheter la classe à un niveau supérieur de décision et d’action. S’épuiser à la servitude d’un enseignement linéaire cherchant à restituer d’abord la séduction des savoirs en se mettant au niveau de la masse enseignée par tous les moyens, pour si possible créer la motivation si fluctuante, et pouvoir ensuite enchaîner d’autres espérances ne nous condamne pas à d’autres routes plus tortueuses mais qui n’en seraient cependant que plus directes. En plus de l’hommage rendu à notre Histoire nourricière qui ne désemplit pas d’exemples d’application depuis Démétrios, la notion de stratégie ne vampirise pas la transmission des savoirs mais l’oriente sous un nouveau soleil d’Austerlitz en lui donnant une autre représentativité. De quelles traductions pourrions-nous bénéficier en prenant l’angle de vue au final de l’enveloppement stratégique qui invite à se positionner au niveau supérieur des règles de conduite plutôt que d’affronter les forces vives qu’elles organisent dans la classe.

Les situations-problèmes à ranger en trois catégories d’après Xavier Roegiers (« La pédagogie de l’intégration », 2001) : situations didactiques (à exploiter en cours), situation d’intégration (celle des acquis, en fin de chapitre), et celles à des fins d’évaluation constituent le passage obligé de la démarche à entreprendre. Certes, elles ne font pas apprendre davantage ceux qui déjà n’apprenaient pas. Elles ne donnent pas de sens aux programmes. Mais elles ont d’autres vertus.

Le recadrage d’une situation

L’enveloppement stratégique reviendrait dans un premier temps à recadrer la situation de telle façon qu’elle apparaisse totalement différente dans la nouvelle perspective ainsi installée. L’histoire s’en nourrit. Churchill, par exemple, pour continuer de recevoir de l’aide des États-Unis invente l’idée de « guerre froide » et de « rideau de fer », tournant l’allié russe d’hier en ennemi et les ennemis de la veille (allemands et japonais) en alliés de la démocratie pour mieux en exercer le contrôle économique. Voilà l’enjeu quand il est envisageable. C’était déjà le principe de la simulation globale, méthode développée par les professeurs de français langue étrangère dès la fin des années soixante dix et mis à l’honneur par Francis Debyser dans son ouvrage : « l’immeuble », 1986. Le scénario cadre consiste à créer un univers de référence (un immeuble, une île, un village, un établissement…) de l’animer de personnages en interaction, d’évènements prévus ou déclenchés par le professeur à des fins d’exploitation pédagogique. En dépassant le strict domaine de la maîtrise de la langue, on peut y ajouter tous les apprentissages inscrits aux programmes des différentes matières. L’histoire-géographie s’y soumet volontiers en recréant par exemple la cité d’Athènes pour des élèves de sixième ou primo- arrivants. Un autre exemple :

Exemple de situation-problème didactique « Présentation de l’Europe » en géographie (4ème)

La consigne officielle est hachée menue : « L’Europe est d’abord située sur un planisphère, et on pose la question de ses limites, de son unité, de sa diversité. On met en place les principaux repères de la géographie de l’UE : environnement, caractéristiques de la population, axes majeurs d’échange…. » Cette présentation prise à la lettre apparaît sans âme. A moins d’envisager le programme comme un cadre, et la géographie comme un support… Considérons de façon expérimentale le territoire non plus seulement comme un espace physique, mais aussi comme un être vivant autour de notions choisies de ressources, besoin et limites Le travail de construction commence par un test personnalisé cherchant à clarifier les notions choisies de d’abord par rapport à soi. On cherche ensuite en s’appuyant sur des documents (présentant l’approche physique, puis économique..) à faire repérer les notions au niveau d’un espace territorial. Toute une démarche de transposition se met en place chez l’élève (limites a valeur de contraintes) par l’analyse de documents sur l’environnement, la population, les axes et la réalisation d’une carte de synthèse récapitulant les données. L’incertitude est de mise : pour le professeur qui s’interroge sur la réussite de l’opération, et pour l’élève qui cherche à remplir sa tâche, droits à l’erreur compris. Non seulement les élèves retiennent les principaux repères, mais retrouvent les notions envisagées

L’éducation civique qui est le plus souvent joint à notre office, donne lieu généralement à des débats ou exposés, traditions oratoires dont le professeur a du mal à renouveler le genre. Le programme d’ECJS en classe Terminale présente des thèmes d’étude qui gagnent à être recadrer dans une perspective plus opérationnelle. Il s’agit de les reformater en les traitant dans le cadre d’une préparation à un projet individualisé d’orientation. Il n’est pas impoli de rappeler que la « préparation à l’insertion professionnelle et sociale » est inscrite dans la longue liste de courses que se donnait l’Éducation Nationale du temps où elle croyait en elle. Chaque thème vient à l’appui d’une dynamique de projet ou viendront s’inscrire des éléments pour une prise de décision à venir. Mettre l’élève en situation de projet constitue l’objet des premières séances. Il est invité à identifier, évaluer ses ressources, prendre en compte ses limites et ses besoins, apprendre à mieux se connaître. Une étude de documents et un débat éventuel autour du don d’organe ou l’état de la recherche actuelle en psychothérapie sert alors de ressource pour les aider (thème du programme : « citoyenneté et progrès des sciences et des techniques »). Il s’agit ensuite tenter de les aider à mieux cibler leur projet. Différentes études sur les perspectives de formation en France et en Europe (thème du programme « citoyenneté et construction européenne ») amène des éléments de réflexion. Les connaissances apportées et la perspective énoncée ne font pas partie de celles dont se préoccupe l’École et échappent donc à l’influence directe des enseignements, alors que les élèves en sont demandeurs. Ce créneau est laissé en jachère alors qu’il n’y pas d’autres argumentaires à notre mission que sa vocation sociale auxquels tous les enseignements sont de près ou de loin les locataires, même indélicats.

A défaut de pouvoir toujours recadrer les situations, la plastique de notre matière- Il conviendrait d’employer davantage cette terminologie, précisant ainsi le caractère modulable ouvrant d’autres perspectives que celle de discipline d’essence plus stricte- nous permet des développements ou des préfaces conceptuels. Privilégier les objectifs disciplinaires programmés en faisant semblant de ne pas voir l’ensemble des ressources qu’ils soumettent indirectement à l’étude ne permet qu’un adressage essentiellement scolaire des consciences. Seuls les puristes qui cherchent à former des historiens ou des géographes peuvent le regretter, en daignant oublier que l’histoire-géographie est la seule science sociale au collège. Et qu’elle est la seule matière qui croise la littérature, l’économie, la démographie, la sociologie,…. L’Histoire est une lyre dont on ne joue souvent que d’une seule corde, comme s’il y avait un centre (l’évènement, l’évolution politique..) et des périphéries (la vie quotidienne, l’évolution de la pensée, des sciences, …). Ne peut-on pas amener un développement concernant le fonctionnement de la mémoire d’un point de vue scientifique après un exercice sur « la mémoire du Front populaire » (niveau 1ère) ? Une leçon sur l’Humanisme recadrée dans une perspective du rapport au savoir jusqu’à nos jours est-elle insensée ? Serait-ce faire violence à l’Histoire que de traiter la Révolution Française (niveau 2de) en se donnant une problématique de règles : comment un peuple s’en est donné, les a appliqué, et a su jouer avec. Il y a bien des raisons de croire que cette approche qui propose de nouvelles perspectives puisse réactualiser le savoir dans le domaine du désirable, mais peut-être pas pour autant de se l’approprier davantage. Tout dépendra ici de la tactique. « Admettons que certains en riraient car fidèles à leur religion, d’autres seraient assurément pris et se convertiraient » (Érasme, concernant la traduction de la Bible en langue vulgaire).

Installer de nouvelles formes de relations au savoir

L’enveloppement stratégique consisterait à axer davantage notre travail sur la teneur en valeur ajoutée du travail (ici la capacité à sa réutilisation du savoir) plutôt que sur la matière première (les savoirs enseignés) qui peine aujourd’hui à trouver preneur. Il s’agit de transformer notre infortune en avantage, c’est-à-dire privilégier l’investissement dans le capital humain à travers les pédagogies mises en place, sur la primauté actuelle donnée à l’investissement dans l’acquisition des savoirs. En même temps on ne peut rogner sur les savoirs d’autant plus essentiels que le capital humain est un facteur d’importance croissante de l’efficacité dans une économie fondée sur la connaissance, et aussi – souci plus récent – dans la lutte contre la pauvreté.

Soyons subversifs en quittant la vision encore monolithique du rapport au savoir qui n’est jamais qu’un simple rapport cognitif – disciplinaire doublé d’un rapport social de la discipline subie, induite par la vision propre en amont des parents ou en aval par les enseignants, et qui les conduit à une conceptualisation de plus en plus fonctionnelle, sclérosée, et compartimentée des savoirs enseignés. Il faut miser sur un enseignement actif. Cela peut surprendre l’enseignant, passeur sabre au clair de l’histoire de l’humanité, mais le savoir n’est pas un « capital ». Il n’a jamais été « purement gratuit ». Relier les savoirs à la réflexion, au même titre qu’à l’action et au travail est au cœur de l’existence individuelle et collective. C’est le sens des situations-problèmes d’apprendre aux élèves à réinvestir le savoir au lieu de le compiler jusqu’à le perdre. Elles constituent surtout des situations -obstacle dont l’élève ne peut être vainqueur qu’en mobilisant tous ses acquis sous forme de ressources qualifiées habituellement de savoirs, savoir-faire et savoir – être. Penser en terme de problème à résoudre, être capable d’avancer des solutions, tisse des liens entre les savoirs scolaires et les pratiques sociales. La stratégie consiste en la valorisation et la mobilisation des ressources humaines, la fertilisation des réussites et des innovations, l’optimisation de l’emploi des capacités décelées. Un exemple de mise en pratique :

Évaluation de classe de seconde : le citoyen athénien / Euripide (-480/-406), Les Suppliantes

Thésée – « Notre ville n’est pas au pouvoir d’un seul homme. Elle est libre, son peuple la gouverne. Rien pour l’État n’est plus dangereux qu’un tyran. D’abord avec lui les lois ne sont pas les mêmes pour tous. Quand au contraire, les lois sont publiées, le pauvre devant la justice vaut autant que le riche. (…) Nul privilège à la fortune : car le pauvre et le riche ont des droits égaux dans le pays. La liberté existe où, lors des assemblées, (…) qui désire parler peut le faire. Peut on imaginer plus belle égalité ? »

L’envoyé de Thèbes – « La ville d’où je viens obéit à un seul et non à la multitude. Il n’y a pas d’orateur qui la flatte et l’entraîne en tout sens pour son propre intérêt. (…) D’ailleurs, comment la masse, incapable d’un raisonnement droit, pourrait-elle conduire la cité dans le droit chemin ? Un pauvre laboureur, même instruit, n’aura pas le loisir de s’occuper des affaires publiques. »

Questions proposées au départ (source internet) :

  1. Présentez le texte
  2. Chacun des 2 personnages est favorable à un régime politique différent.Nommez les et montrez le à l’aide d’expressions du texte.
  3. Relevez les éléments qui caractérisent la démocratie athénienne et expliquez les avec vos connaissances.
  4. Relevez les critiques formulées contre la démocratie et expliquez les avec vos connaissances
  5. En partant de vos réponses précédentes et à l’aide de vos connaissances, rédigez une petite synthèse où vous définirez la démocratie athénienne, puis vous montrerez toutes ses limites.

Questions par situation-problème d’intégration :

  1. Présentez la situation-problème en vous aidant de vos connaissances
  2. Imaginez en réutilisant ses connaissances la suite des répliques du dialogue où chacun essaye de convaincre l’autre jusqu’à un accord commun.

Soit ensuite la grille critériée suivante (indicative) qui permet de recueillir des vraies informations fines sur la performance de l’élève mais aussi ses atouts et limites dont la prise en compte donne lieu, ensuite, à des objectifs de remédiation. Communiquée à l’élève sur sa feuille de route, celui-ci s’applique peu à peu à la remplir au cours de l’année.

Items de compétence (histoire, géographie) : collège et lycée. Barème indicatif
Mobilisation des savoirs :
1.Connaissances : niveau des acquis
2.Profondeur : utilisation des mots-clés
3.Transfert : réutilisation des savoirs.
/4
/2
/3
Mobilisation des capacités :
4. Pertinence : adéquation par rapport à ce qui est demandé
5. Cohérence : organisation de la production, raisonnement
6. Précision : clarté, concision, maîtrise de la langue
/1
/2
/3
Mobilisation des attitudes :
7.Autonomie : prise d’initiative, choix réalisés, finition.
8.Originalité : apports d’éléments personnels, réflexions, remarques
/2
/3

Le barème utilisé met l’accent sur les attentes classiques de la discipline : savoirs et capacités d’organisation (critères 1, 2, 4, 5,6). Mais le sujet posé en termes de situations-problèmes et la distribution des critères permettent de recueillir des informations pertinentes sur les capacités de l’élève (critère 3 notamment), de solliciter des ressources de l’être qui dépassent l’application disciplinaire (3,7,8). Cette grille d’évaluation devient grille de lecture afin surtout de rectifier, ensuite, les objectifs. On peut se dire qu’agir par situations-problèmes revient à hausser le niveau des exigences des apprentissages. En réalité elles proposent d’autres rampes de lancement permettant à l’élève en difficulté dans la matière de montre d’autres ressources que la grille de notation prend en compte. Francis Tilman ( « les compétences à l’école secondaire », 2008) reconnaît que « Les élèves peuvent se motiver lorsqu’ils perçoivent le pouvoir de compréhension et éventuellement d’action que leur donne la maîtrise d’un certain savoir » mais surtout si en le faisant, ils gardent voire améliorent leurs notes…

Le danger serait de bannir complètement l’histoire-récit par l’utilisation systématique de situations problèmes. Jacqueline Beckers ( « Compétences et identités professionnelles », 2008) invite à la nécessaire mesure. « Dans une approche qui serait essentiellement centrée sur la résolution de problèmes, où les savoirs seraient recherchés au service de ces situations, le risque est réel de construire de ceux-ci une représentation éclatée et en mosaïque qui ne favorisera pas leur mobilisation future ». C’est d’autant plus regrettable concernant l’enseignement de l’histoire. Même si la mémorisation des évènements dans une approche plus linéaire n’épouse pas non plus une forme plus continue. Il ne peut donc y avoir de changement d’un ancien concept (l’histoire-récit) par un autre (les situations-problèmes) mais plutôt compétition entre des concepts alternatifs qui peuvent être activés selon leur utilité du moment. Le progrès se pose donc en terme évolutionnaires davantage que d’éviction. L’enjeu, c’est l’usage sensible au contexte des différentes situations. Le travail sur la compétence n’est pas ennemi du savoir, il est seulement peu révérencieux du savoir savant.

Organiser un tout autre jeu

« Le combat cessa faute de combattant » (Corneille). L’enveloppement stratégique consisterait ici à subjuguer l’adversaire pour qu’il n’ai plus de raison de combattre (l’École est encore une contrainte, sauf à réhabiliter Ivan Illitch), et donc de dédramatiser notre enseignement en termes de démarches. Agir dans l’incertitude est la première option dans ce sens, et la dernière pratiquée actuellement. La Cité a horreur du vide. On imagine mal combien l’enseignement tout en se ménageant des objectifs ambitieux est de nature défensive et nous oblige à une logique incessante de contrôle. En effet, avec l’émergence d’un savoir nouveau, l’insécurité apparaît et naissent alors des positionnements défensifs sertis de certitudes à courte vue. Chaque élève est là avec son histoire et lui transmettre une connaissance nouvelle l’oblige à se réorganiser en se défendant de façon clandestine : acceptation tacite, vitesse d’exécution, ou alors perte de temps, demande de réponse à celui qui l’a posée,… Notre enseignement amène l’élève à des stratégies du pauvre, son espace de réalisation est faible. Professeur et élèves, focalisés sur la tâche, la pratique, la stricte application des codes disciplinaires, et évacuant tout se qui s’éloigne des enjeux objectivés, épuisent l’interaction et en oublient les connections. L’horizon brille et s’engloutit par le milieu. « Pour ne pas se perdre dans l’ingénierie, il reste à élaborer du métier d’enseignant des représentations communes de plus en plus fines, réalistes et explicites, à traquer ses non-dits, à mettre plus méthodiquement en évidence les urgences et les incertitudes de l’action pédagogique, sa part de bricolage, de solitude, d’improvisation, de déraison, de marchandage, de pouvoir aussi bien que de didactique et de connaissances rationnelles » (Perrenoud, « l’évaluation des élèves »). Prendre en compte l’incertitude autorise en effet une démarche commune de liberté dans laquelle s’engage de plus en plus l’élève et qui doit entraîner celle même, oserions nous le dire, de l’accompagnateur.

L’incertitude maîtrisée est mobilisatrice. Elle est féconde en termes de formation de l’élève. Accepter la non maîtrise du résultat immédiat au profit de la croissance de la personne à son propre rythme. Démarrer des séances d’apprentissage sans savoir exactement ce que l’élève en fera, c’est le propre des situations didactiques qui proposent des tâches « ouvertes » en lieu et place de tâches fermées, fragmentées, standardisées, courtes, relativement faciles, privilégiant l’écrit, le caractère individuel et peu interactif des consignes et évaluées uniquement une fois finies. Et ensuite accompagner l’élève dans sa démarche de questionnement et de créativité. Ce n’est pas le mettre en difficulté, mais le mettre face à lui-même. C’est moins confortable mais plus exaltant. Pour en revenir à l’Histoire, elle n’a pas de fond. Tout comme l’histoire de la personne elles ont en commun de se construire avec des arrêts, des rebonds, des régressions. Au lieu de réduire le mouvement historique, il nous faut réduire le paradoxe d’enseigner par objectifs évaluables des évènements qui se sont produits le plus souvent sans aucun plan d’ensemble, de façon improvisée, en abordant une autre approche que la permissivité de la didactique autorise et que pour autant la tradition de l’enseignement rejette ou contourne : la confiance dans l’élève.

Reste que cette pédagogie qui libère le travail scolaire en libèrera aussi d’autres stratégies comme s’accaparer les tâches qui se raccordent le plus aux tâches déjà connues. La solution est de les débusquer et les révéler tout haut mais sans chicanerie avocassière aux élèves. Pas de les éliminer, bien au contraire. Les stratégies d’élèves sont des moyens d’expression, elles contribuent aussi à la bonne gestion de la classe. Sans elles la vie du groupe serait réduite à la stricte application de consignes formelles, donnant lieu à des rituels, des routines plus qu’à des actions efficaces. Les déceler est une façon d’un point de vue stratégique de « battre » l’adversaire sur son propre terrain et ainsi et surtout de dédramatiser le rapport avec l’élève. Dans le même ordre d’idées, il n’est pas risqué d’expliquer à l’occasion la stratégie que soi-même on emploie, en quelque sorte mettre à nu le « cours du cours » : la recherche de situations obstacles, des effets de congruence et de saillance par exemple.

Il reste une véritable épée de Damoclès sur l’élève : la peur de se tromper. L’incertitude de la tâche l’y oblige. Mais ce qui se conçoit en sport comme un aléa, un élément du jeu, est généralement considéré de façon négative en classe et à ce titre se doit d’être sanctionnée. En outre le caractère relatif de l’erreur est souvent effacé par le caractère absolu du jugement qui l’accompagne. L’erreur est généralement considérée comme un écart entre la performance réalisée (réponse) et un but attendu, soit comme le processus responsable de l’erreur. Selon le constructivisme, l’apprentissage est un processus de réorganisation de connaissances généralement conflictuel : les connaissances nouvelles s’appuient sur des connaissances anciennes qui peuvent être remises en cause. La correction de l’erreur par un élève indique ainsi qu’il a surmonté ces difficultés en construisant une réponse nouvelle. Le risque classique est de se contenter d’une connaissance à moitié en oubliant d’apprendre à saisir les fractures, les éléments indéterminés, de s’enfermer dans des « sécurités ». Dédramatisons non pas l’histoire mais son enseignement qui ne demande qu’erreurs de date, de lieu, de personnages, d’évènements pour libérer la capacité d’action.

En déployant en classe les situations-problèmes, l’apprentissage se fait en classe. Le travail de résolution n’amène pas de trace écrite nourrie. L’élève est appelé à bien travailler en classe, et à non plus apprendre à la maison mais comprendre. Ou alors moins apprendre que revenir aux acquis essentiels. Les élèves et les parents qu’il faut éclairer s’en trouvent un peu désorientés. « Monsieur, qu’est ce qu’il faut apprendre ? » On ne s’étonne pas que l’essentiel du travail demandé à l’élève dans certaines matières comme les mathématiques, ne consiste qu’à refaire des exercices, comme encore pour les langues vivantes. Mais pour l’histoire-géographie, noblesse du savoir oblige sûrement, tout le travail d’apprentissage, de compréhension de savoirs inhérent à une transmission la moins contextualisée possible pour ne pas en réduire la limite, et de savoir-faire purement scolaires au mieux prédicatifs de compétences mobilisables dans un environnement le plus lointain possible est à la charge de l’élève. A lui de faire sa propre synthèse entre le la domestication du temps, l’appréhension de l’espace chronophage et l’intégration des bons sentiments via l’éducation civique vissée le plus souvent au civisme. Cette contrainte antagoniste a son pesant de plus en plus insupportable surtout auprès des élèves chez qui on n’aurait déjà pas réussi à attiser l’appétence pour le savoir. Renvoyer de surcroît la majeure partie de l’apprentissage à la sphère privée, c’est escompter qu’il y a quelqu’un à la maison pour l’aider. L’objectif de réussite pour tous ne peut pas aboutir sur ces bases de plus en plus erronées. Cette façon de faire entretient la reproduction sociale tout en décourageant l’assimilation réelle. Il y a certes un risque de faire ainsi « l’école à l’école », même de façon temporaire ou aléatoire. « C’est transformer avant l’âge des élèves en employés modèles qui oublient tout en dehors des heures de présence dans l’entreprise » dit Perrenoud (« Métier d’élève et sens du travail scolaire, 1994). « C’est nier le besoin de solitude, de distance, de liberté » pour apprendre. Mais, il le dit aussi, ce n’est pas en exigeant des devoirs à la maison que l’on préviendra les inégalités. Par contre c’est ainsi que l’on accentue les tensions, comme la pression sur la note le fait déjà.

D’après les travaux de Strike et Posner (1985), on peut espérer un changement conceptuel ou du moins l’acceptation d’une évolution possible si la nouvelle version du travail qu’on lui soumet lui parait crédible et d’abord qu’elle soit intelligible pour lui. Ensuite, l’adhésion viendra si l’élève ne se satisfait plus de la conception de l’enseignement historique que des pédagogies par trop répétitives et monochromes lui servent. C’est tacitement le cas. Enfin, la nouvelle conception qu’on lui soumet doit lui paraître utile. Les situations-problèmes semblent tout de même avoir plus de talents pour les en convaincre que des prophéties du genre : « ça te servira plus tard ! ».

Impair et passe…

Le problème de la culture scolaire c’est qu’elle est scolaire » disait François Dubet. Difficile d’en sortir. Le peut-elle ? « Penser, c’est dire non » écrivait Alain. Compétences, enveloppement stratégique, valeur ajoutée du savoir, on imagine sans peine le sort qui peut leur être réservés par les acteurs d’un système qui a déjà érigé l’égalité en mythe et le nivelage comme seule politique fédératrice. La pensée unique en matière de pédagogie quand bien même elle trouve ses limites chaque jour relègue le droit à l’expérimentation et ses meneurs en dangereux apprentis sorciers. Pourtant, le développement des notions de projet, la construction des équipes, l’apparition de nouvelles séquences pédagogiques (module, TPE, itinéraire de découverte, heure de vie classe…), la mobilité professionnelle, la capacité à être réactif dans la classe, l’aptitude à participer en équipe aux activités extrascolaires sont autant de nouvelles exigences ou, pour certaines plus anciennes qui envisagent d’autres fronts.

Il n’y a pas de traîtrise à greffer à nos modes actuels de diffusion des connaissances des emprunts venus d’autres répertoires pour creuser des pistes afin d’améliorer l’efficacité de notre action. Sans pour autant se donner « le faire apprendre » comme guide unique de nos objectifs car trop versatile. Tenons-nous en à une obligation de moyens. La démarche d’utilisation des situations-problèmes qu’engage la perception stratégique contribue à une nouvelle appréhension de l’espace et du temps, l’organisation d’un nouveau jeu, la prise en compte première des ressources initiatrices d’objectifs, la capacité d’évolution en milieu incertain. Elles ne sont pas totalement défigurées au regard d’une quête de sens ouvrant un labyrinthe dont la transmission conventionnelle et linéaire des savoirs ne peut aujourd’hui constituer le fil d’Ariane.

Quand l’erreur communément admise consiste trop souvent à penser d’abord par objectifs planifiés, abonder dans des schémas sécurisants et d’évoluer de façon décomplexée par rapport aux attentes sociales. Ne les condamnons pas trop vite au chevet des apprentissages comme si l’école se découvrait tout à coup rationaliste ou matérialiste. C’est à un enseignement au final sociologisé et dédramatisé de l’histoire-géographie et de façon plus générale à une Pédagogie émancipatrice que nous convie sans prétention le concept d’enveloppement stratégique ramené aux contraintes du terrain scolaire.

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