à propos de Zohra Othani[1]La Maison de la Famille-Foyer-Poste – à propos de Nathalie Thomas[2]SSM Le Méridien, équipe communautaire – http://www.meridien-communautaire.be/
1. Introduction – Contexte d’intervention
Depuis 1999, un groupe composé de femmes d’origines diverses se réunit mensuellement, à l’initiative d’un partenariat entre quatre associations d’un quartier de Saint-Josse[3]Les quatre associations de départ étaient: La Voix des Femmes, la Maison de la Famille-Foyer Poste, le Centre de Prévention et le service de santé mentale le Méridien, qui a la spécificité … Continue reading. Ce groupe se veut un espace de parole où s’échangent des vécus, des difficultés, des souffrances, etc. Mais pas seulement ! Il est aussi un espace où se déploient des liens d’entraide et de convivialité, des actions collectives, des activités avec d’autres groupes de femmes, des sorties culturelles ou de loisirs.
Contrairement à certains groupes de paroles ou groupes de « self-help », notre groupe n’est pas constitué autour d’un symptôme commun ou d’une problématique particulière commune à tous les participants. Ce qui rassemble, c’est le fait d’habiter (ou d’avoir habité) à Saint-Josse, d’y travailler, d’être des femmes et de vouloir partager quelque-chose avec d’autres.
Aussi, dans ce genre de pratique, le rôle du professionnel, de l’animateur est différent, sans doute, de celui qu’il endosse dans un groupe de parole thérapeutique ou de « self-help ». Le rapport entre le professionnel et les participants est basé sur l’échange et la réciprocité. Le professionnel a pour tâche de garantir le cadre établi mais il engage aussi, souvent, sa personne et participe au groupe dans une relation de proximité avec les participants. Cela signifie donc qu’il n’a pas tout-à-fait la même place que les autres participants mais qu’il n’a pas une place tout-à-fait différente non plus. Plutôt que de parler de « groupe de paroles », nous parlons d’un atelier de santé mentale communautaire.
Pour ce groupe, précisément, on peut aussi employer le concept « d’ateliers de développement personnel et communautaire ». Les deux aspects, « personnel » et « communautaire », sont importants et en interrelation. « Personnel » car il y a un travail sur son propre vécu, une possibilité d’améliorer sa propre vie. Et « communautaire » car au départ d’une lecture collective et contextualisée des situations individuelles, le groupe mène une recherche des causes communes et sociales des souffrances et développe des actions collectives ou politiques pour y apporter des changements, au niveau local et à petite échelle dans un premier temps.
Pour nous, être acteur de sa vie, avoir une place dans la société et une emprise sur les déterminants sociaux sont des facteurs de santé mentale et d’émancipation. De la parole, oui!
Mais pas seulement…
2. Une méthodologie en quatre temps
Au Méridien, avec un groupe d’autres intervenants développant des pratiques communautaires, nous avons créé une méthodologie en quatre temps. Les repères méthodologiques que nous appliquons en découlent.
2.1 Le cadre et le choix des thèmes
Au commencement du groupe, le cadre est établi avec tous les participants. Quelques règles et valeurs sont apparues essentielles pour que les échanges puissent se passer dans la confiance. Par exemple: la confidentialité, le non-jugement, la co-construction, l’ouverture du groupe, le respect de la mixité culturelle, la possibilité d’amener des points-de-vue différents et de marquer éventuellement son désaccord.
Quant aux thèmes abordés lors des ateliers, ils sont choisis par les participants en fonction des principales difficultés rencontrées dans leur vie quotidienne et très souvent, en lien avec la santé mentale au sens large. Par exemple: le stress, les relations de couple, les liens entre enfants et parents, le vieillissement, le deuil, la dépression, la solitude, les relations de voisinage mais aussi les difficultés financières, d’accès à un logement, etc.
2.2 L’élaboration des expériences personnelles
Chacune est invitée à partager une expérience vécue, liée au thème abordé. Le récit se centre sur les émotions ressenties, sur les difficultés et les ressources mobilisées dans la situation.
Comme il nous semble important de permettre un temps de parole à chacune, nous réalisons parfois ce travail en sous-groupes. D’autres outils aident à favoriser la parole et les temps d’analyse, par exemple: des jeux de rôles, des supports ludiques comme un jeu de l’oie, des photos, etc. Parfois, aussi, selon les thématiques, nous invitons des personnes-ressources extérieures.
2.3 Contextualisation
On opère ensuite un élargissement de la focale, et au départ des situations individuelles le groupe développe une analyse plus collective des situations: « Quels sont les facteurs sociaux qui influencent notre propre histoire, qui sont sources de nos souffrances? ».
Dans un deuxième temps, il s’agit d’opérer un retour de cette analyse sociale vers le vécu de la personne: « Comment puis je intégrer cette analyse sociale dans la lecture de ma propre histoire de vie ? ».
Cette façon de faire permet aux participants d’utiliser leurs expériences de vie comme ressource, comme source de connaissance. Et l’animateur aide le groupe à découvrir les similitudes et les différences entre les diverses expériences racontées. Par exemple, sur le thème des conflits de couple, plusieurs femmes du groupe s’interrogeaient sur les changements dans l’attitude de leur mari. Changements qu’elles ne comprenaient pas et qui portaient sur des aspects religieux ou traditionnels. On a alors fait appel à un sociologue marocain qui est venu présenter l’évolution de l’Islam à Bruxelles, les différents courants présents dans les mosquées, etc. Cela a permis de placer leur vécu dans un contexte et d’avoir une lecture plus globale de leur situation. Les femmes se sont rendu compte que ce quelles vivaient avec leurs maris était influencé par des éléments extérieurs à leur couple.
2.4 Action collective
Parallèlement à ce processus individuel, le groupe peut progressivement être conduit à prendre conscience de sa place dans les rapports sociaux et se penser comme acteur social. En tant qu’acteur, il peut mettre en place des actions collectives qui s’attaquent aux facteurs sociaux identifiés comme étant à la source des difficultés vécues.
Par exemple, quand il nous est arrivé de parler du poids des charges financières, les femmes se sont interrogées sur ce qu’elles pouvaient faire par rapport à leurs difficultés dans ce domaine. Elles ont alors décidé de mener une action collective. Cette action s’est concrétisée par l’écriture et l’envoi d’une lettre aux différentes agences commerciales qui leur envoyaient des publicités. Par ce courrier, elles leur demandaient de cesser les envois publicitaires qui représentaient, pour elles, des sources de tentations pour dépenser, acheter à crédit, etc.
3. Vers une émancipation individuelle et communautaire? Bonnes pratiques et défis
3.1 Les atouts, les points positifs par rapport à l’émancipation
Certains principes qui sous-tendent notre approche du travail communautaire favorisent certainement le processus d’émancipation individuelle et communautaire.
Les principes de l’éducation populaire, incluant une visée politique de changement social, sont très présents dans notre atelier de santé mentale et sous-tendent le processus d’émancipation. Cela passe par un travail de conscientisation et d’empowerment qui permet une prise de conscience des rapports sociaux au sein de la société, des contraintes, pressions, normes des systèmes dans lesquels chacun se trouve. Ce travail permet aussi de « développer un « pouvoir intérieur » et d’acquérir des capacités d’action, un pouvoir d’agir à la fois personnel et collectif, tout en s’inscrivant dans une perspective de changement social.»[4]M.H. Bacqué, C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Ed. La Découverte, Paris, 2013, p.8.. De plus, nous nous inscrivons dans une démarche de co-construction (des actions, des savoirs, …), processus qui se veut le plus égalitaire, participatif et local possible.
Par ailleurs, nos ateliers sont des lieux de parole, d’écoute et de partage d’expériences. Ils permettent de libérer une certaine parole chez les femmes qui y prennent part. Dans nos ateliers, nous accordons une attention particulière à la singularité et à la subjectivité de chacune. Aussi, si une personne a des difficultés à s’exprimer en français, il est important pour nous qu’elle puisse s’exprimer dans sa langue maternelle et qu’une autre participante puisse traduire pour les autres membres du groupe.
Un élément qui influence et facilite certainement aussi le processus émancipateur est la présence d’une animatrice qui est à la fois dans la ressemblance (appartenance à la même culture, habitante du même quartier) et dans la différenciation (place de professionnelle) par rapport à la population qui fréquente l’atelier et qui peut témoigner de ses expériences d’émancipation. Elle peut être considérée comme une « passeuse d’un monde à l’autre »…
Pour beaucoup, avant de participer au groupe, elles n’osaient pas parler de leur vie et de leurs difficultés. La peur du jugement était très forte. Mais l’expérience avec le groupe, le fait d’entendre, de savoir que d’autres femmes vivent des situations semblables à la leur et qu’elles sont dans un processus d’émancipation les amène à progressivement oser s’émanciper, elles aussi, en prenant la parole et en affirmant leur singularité, d’abord au sein du groupe et ensuite, hors du groupe, même si certains comportements, parfois, sortent des normes du groupe ou de la tradition.
Un exemple: lors d’une évaluation des ateliers, certaines femmes ont exprimé: « J’ai acquis plus d’aisance en groupe, savoir écouter, échanger,… Avant, je détestais les contacts humains », « Si j’avais vécu ce groupe avant, j’aurais été plus forte dans ma vie, je n’aurai pas vécu cette solitude, subir sans rien dire », « J’ai appris que j’avais une bouche pour me défendre ».
Aussi, le fait d’avoir « l’aval », la reconnaissance de leurs pairs, de certaines participantes qui appartiennent à la même communauté est important en termes d’émancipation individuelle (« j’ose car les autres ne m’ont pas jugée, m’ont soutenue dans mon comportement différent, ... »).
3.2 Les défis
Malgré ce que nous avons évoqué précédemment, la crainte du regard, de la critique des autres membres de la communauté, reste un réel défi à dépasser quand une seule ou un groupe de femmes s’émancipe, en transgressant parfois certains codes culturels. Cela nécessite du temps.
Par ailleurs, dans le contexte social actuel, la tendance générale est davantage au « chacun pour soi » qu’à la création de collectifs sociaux porteurs de changements. Cela rend sans nul doute la quatrième étape méthodologique (mise en place d’actions collectives) difficile à concrétiser.
Nous avons souvent l’impression de « ramer à contre-courant ».
Dans le même ordre d’idées, la compréhension des enjeux de l’éducation populaire et du travail communautaire n’est pas toujours évidente à saisir. Pour beaucoup de personnes, le projet qu’on propose ne répond pas aux désirs de solutions de type individuel ou de consommation. Mais avec ce groupe, le défi a pu être dépassé, notamment grâce à un travail sur le long terme (le groupe existe depuis 15 ans).
4. En conclusion
Pour dépasser ces freins, nous pensons qu’il est important de s’interroger sur ce que représente l’émancipation pour chacune individuellement, mais aussi pour leurs groupes d’appartenance culturelle, religieuse, socio-économique. Car, dans certaines cultures, l’émancipation individuelle ne peut se concevoir sans une émancipation collective, sans quoi les freins et résistances au changement individuel peuvent être des obstacles très difficiles à surmonter pour une personne seule.
L’important est que chacune puisse avancer dans la vie, « s’émanciper », selon sa temporalité propre : pour certaines, il s’agira simplement d’être là, d’écouter les témoignages de ses pairs, pour petit à petit ouvrir d’autres lectures sur sa vie, d’autres « portes » ; pour d’autres, il s’agira de voir comment amener du changement dans sa vie familiale ; et pour d’autres, enfin, il s’agira davantage de s’impliquer dans la vie de son quartier, de sa commune, pour faire entendre sa voix comme citoyenne. A Saint-Josse, nous avons par exemple créé un Comité des femmes qui regroupe une trentaine de femmes vivant ou travaillant dans la commune et dont l’objectif est d’amener des changements dans les conditions de vie des femmes (à travers des projets portant sur le logement, les loisirs, les enfants, etc.).
Notes de bas de page[+]
↑1 | La Maison de la Famille-Foyer-Poste |
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↑2 | SSM Le Méridien, équipe communautaire – http://www.meridien-communautaire.be/ |
↑3 | Les quatre associations de départ étaient: La Voix des Femmes, la Maison de la Famille-Foyer Poste, le Centre de Prévention et le service de santé mentale le Méridien, qui a la spécificité d’avoir une équipe qui travaille la santé mentale avec une approche communautaire. Actuellement, le partenariat concerne uniquement le Méridien et la Maison de la Famille-Foyer-Poste. |
↑4 | M.H. Bacqué, C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, Ed. La Découverte, Paris, 2013, p.8. |