1. Le service d’éducation permanente, une organisation apprenante
Les critères d’évaluation qui leur sont imposés aux organismes d’insertion socioprofessionnelle transforment la plupart des organismes d’insertion socioprofessionnelle en distributeurs de savoirs, subsidiés au nombre de stagiaires[2]. Tout se passe comme si leurs publics apparaissaient vierges de tout savoir dans des groupes de formation. Certains stages sont nommés suivant un label européen, stages d’acculturation[3]. Un tel concept est à l’opposé d’une démarche de pédagogie émancipatrice. La pédagogie à visée émancipatrice refuse de considérer la souffrance sociale comme une donnée a priori, un manque à combler[4].
Au contraire, la mise en œuvre de ce type de pédagogie dans le cadre de l’éducation permanente interpelle, du point de vue des praticiens engagés dans l’action, les idées reçues, issues des « lois naturelles »[5] du marché mondialisé, qui fondent la plupart des politiques sociales. Elle questionne les effets réels des pratiques mises en œuvre en faveur de l’insertion des publics fragilisés. Dans ce but, elle met en rapport des savoirs théoriques et des savoirs expérientiels issus du terrain associatif, par différentes méthodes actives appelées pédagogie sociale. Elle s’appuie sur l’élaboration de dispositifs d’écoute, d’observation et d’analyse prospective des réalités sociales et produit de nouveaux savoirs pédagogiques issus de ces dispositifs.
2. Le chantier recherche action un outil au service de l’éducation permanente et d’une pédagogie émancipatrice.
Dans ce but, l’asbl Le GRAIN met en œuvre des chantiers « recherche action ». Ces chantiers procèdent d’une approche ethnographique, d’une évaluation du travail social au sens où l’entend Christophe Dejours[6]. Il s’agit de mesurer l’écart entre les actions réelles menées sur le terrain et les mesures prescrites, de réaliser un véritable « making of » des pratiques, afin d’étoffer les représentations théoriques. En effet les travailleurs sociaux sont trop souvent forcés d’évaluer leur travail suivant les prescriptions du politique, et sont ainsi amenés à négliger le développement d’une objectivité qui rendrait compte des réalités de terrain. Il s’agit moins de confronter que d’éclairer le sens en le débarrassant des scories du non-dit[7]. Derrière le film officiel qui se donne à voir, une autre histoire se déroule, sans mots pour se raconter, sans visages, sans sujets.
Le chantier recherche action favorise cette objectivation à partir d’une lecture autre du social. Elle est le lieu qui va la faciliter. Très souvent le chercheur fait fi de sa subjectivité, mais dans ce cadre la subjectivité peut être un outil d’observation supplémentaire qui facilite une objectivation. L’émergence de la subjectivité de l’observateur[8] favorise une meilleure objectivation du réel.
Pour Alain Touraine[9], le sujet individuel, est devenu le premier garant des possibilités de changement social, de la création d’îlots d’action collective dans nos démocraties menacées[10]. Si l’on considère que les politiques sociales sont largement conçues à l’intérieur du discours théorique dominant, il s’agit de rendre la parole aux publics concernés afin d’élaborer le sujet émergeant. Dans cette perspective, le praticien chercheur nourrit son intervention autant de son immersion dans le milieu que de préceptes théoriques.
Cette méthode nous paraît particulièrement appropriée dans le contexte actuel de mutations sociales. A l’instar de beaucoup d’anthropologues, les travailleurs sociaux modernes, les enseignants des écoles « difficiles » sont imprégnés des problématiques de leurs publics. Ils en incorporent les mal être, se protègent, se défendent, et finissent par se fermer au changement, concrétisé par les solutions inadaptées qui leur sont imposées d’en haut. Tout professionnel de première ligne est dépositaire d’informations, témoin privilégié du vécu des personnes fragilisées, malgré lui… Au contraire des anthropologues, ils n’ont pas de lieu pour interpréter leurs expériences de l’autre. L’éducation permanente peut être un de ces espaces qui concourent à l’émergence d’une forme d’anthropologie prospective grâce à l’écoute des différents terrains de l’action sociale.
3. Le chantier recherche action, un moteur d’innovation sociale
Le Chantier Recherche Action articule des données de trois types :
- Données de terrain : chercheur dans le cadre d’un chantier recherche action de l’ASBL Le Grain est très souvent un praticien des méthodes actives dans le secteur du travail social, la formation ou l’enseignement. Il est praticien chercheur impliqué sur un terrain pratique en pédagogie sociale. Tel un ethnographe, il est un témoin privilégié de la vie intérieure des groupes sociaux. Il est lui-même dépositaire d’un savoir à l’état brut.
- Données théoriques : dans le cadre du chantier recherche action, afin de développer son outil d’observation, le chercheur, suivant le questionnement qui émerge de son terrain, se nourrit de la littérature savante sur le sujet. Il crée de cette manière différents outils de lecture des réalités sociales et concourt à la vulgarisation de concepts propres à éclairer la recherche.
- Inédit social: le praticien chercheur multiplie les sources orales et écrites centrées sur son lieu d’observation participante, comme les entretiens individuels ou collectifs, les tables rondes, les focus groupes, les formations actions, afin de nourrir ses observations. Il les confronte avec des données plus globales, il croise les données théoriques et celles issues du terrain pour élaborer un nouveau regard, il devient médiateur d’un inédit social.
4. Schéma : Le Chantier de Recherche Action
5. Conclusion : le Chantier de Recherche Action, médiation des savoirs détenus par les groupes sociaux fragilisés
Le Chantier de Recherche action est le lieu d’élaboration de réflexions sur différents thèmes de société où se jouent les inégalités, comme le chômage, la question du genre, la place des publics fragilisés dans l’enseignement et la formation, ainsi que sur les outils et méthodes de l’éducation permanente, les méthodes pédagogiques actives, les pratiques d’éducation informelle et non formelle.
Aujourd’hui, les inégalités tendent à se solidifier, les politiques visent plus à pacifier qu’à transformer la société dans le sens du bien commun. Le management public centré sur la performance chiffrée oublie de nourrir ses évaluations d’une observation plus complexe de la réalité quotidienne des publics visés. Les buts poursuivis continuent à se définir dans des termes dépassés, inscrits dans le vocabulaire néo libéral des années 80. Il s’agit de réintroduire le social au cœur de la décision. Après que les mouvements associatifs aient inspiré les politiques, le social a été tenu en laisse par les subsides de l’état et par la défense des droits acquis d’une partie, pendant que les cercles des exclus ne cessaient de s’agrandir. Nous ne sommes plus face à des crises du système capitaliste mais devant de profondes transformations anthropologiques, des catastrophes écologiques et humaines.
Dans ce contexte, le rôle de l’éducation permanente est de faire un large écho à la parole de tous les exclus de l’ancien monde afin de voir éclore de nouvelles dynamiques humaines au cœur de la mondialisation économique. Le Chantier Recherche Action relève d’une action collective des praticiens chercheurs. En effet, l’inédit social tel que nous venons de le définir peut éclairer les décisions politiques à partir d’une meilleure compréhension du réel.
6. Références
[1] Revue et corrigée en 2003 par le nouveau décret de la Communauté française la concernant.
[2] « Le management public correspond à l’ensemble des processus de finalisation, d’organisation, d’animation et de contrôle des organisations publiques, visant à développer leurs performances générales et à piloter leur évolution dans le respect de leur vocation », BARTOLI A., Le management des organisations publiques, Paris, Dunod, 2ème éd., 2005, p.97-98, in MULLER P., Les politiques publiques, Paris, PUF, 2010.
[3] Roger BASTIDE, sociologue français, distingue plusieurs types d’acculturation : une acculturation spontanée quand les cultures sont en contact libre, une acculturation forcée, organisée, imposée par un groupe comme lors de la colonisation ou de l’esclavage par exemple, une acculturation planifiée, contrôlée, dans le but de construire à long terme une culture prolétarienne par exemple dans les ex pays socialistes ou une culture nationale. Pour approfondir ce sujet, cliquer ici.
[4] « L’histoire de presque trente années d’application du décret de 1976 peut se lire comme une hésitation permanente entre un pôle intégration/promotion et un autre pôle émancipation/rupture sans plus pouvoir ou vouloir conjuguer les deux. » in NOSSENT J.P., L’éducation permanente, une définition qui se cherche ?, in Institut de l’histoire ouvrière, économique et sociale, p. 2. Consulter le site en cliquant ici.
[5] STENGERS I., PIGNARRE PH., La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte, 2005.
[6] DEJOURS C. L’évaluation du travail à l’épreuve du réel – Critique des fondements de l’évaluation, INRA éditions, 2003, Versailles.
[7] CARATINI S, Les non-dits de l’anthropologie, PUF, Paris, 2004.
[8] « Dans la ligne de la vision dominante, nombre d’organisations ont trop centré leur action sur l’axe idéologique au détriment de l’axe culture-expression-identité, dont on sait pourtant qu’il est condition indispensable pour une citoyenneté en actes. » in NOSSENT J. P., L’éducation permanente, une définition qui se cherche ?, www.ihoes.be, p.2.
[9] « Le sujet c’est le sens retrouvé dans l’individu et qui permet à l’individu d’être acteur. » in TOURAINE A., Critique de la modernité, Fayard, Paris, 1992.
[10] Comme le dit Jean-Pierre Olivier de Sardan à propos de l’approche socioanthropologique, il n’y pas de différence de valeur entre les représentations savantes et les représentations locales, in OLIVIER de SARDAN J.-P., La rigueur du qualitatif, Academia Bruylant, Louvain la Neuve, 2008.