Introduction
Cette recherche s’intéresse tout particulièrement aux femmes et aux difficultés qu’elles rencontrent, malgré un contexte d’évolution et d’émancipation de leur condition, à participer à la société en tant qu’ « actrices » libres et indépendantes. Ces difficultés résonnent à travers plusieurs indicateurs qui sont économiques (précarité du salariat féminin, difficulté d’accès au monde du travail, …), sociaux (isolement lié à l’âge, poids des stéréotypes, santé, violences, …), culturels (discriminations, …). Et parmi ces indicateurs de la fragilité au féminin, nous avons choisi d’interroger celui qui apparaît central et transversal car lieu d’ancrage et de marquage à la fois du social et de l’intime : le corps.
Les récits de vie de femmes, l’observation participante dans une communauté Emmaüs, les entretiens exploratoires avec des travailleurs sociaux et les expériences de terrain permettent de « prendre connaissance » d’une réalité complexe dans laquelle les acteurs (structures d’aides sociales, intervenants professionnels) et les bénéficiaires ont des stratégies qui ne sont pas toujours concomitantes.
Les récits de vie réalisés dans ce travail de recherche disent la vision constructiviste du parcours et du corps mais aussi les possibilités d’émancipation qu’offre la dimension corporelle.
Le corps, un objet social
Le corps est un construit social au sens qu’il est à la fois produit et facteur d’un contexte social et en cela, on peut lui prêter la capacité de « dire », d’exprimer. On peut parler d’expressivité du corps. Selon Merleau-Ponty, entre le monde et l’Homme, c’est un dialogue permanent au terme duquel le monde nous invente tout autant que nous l’inventons. Le corps est « notre ancrage dans un monde », Cette approche rend le corps sujet en ce qu’il n’est plus seulement le lieu de marquage du social mais transmetteur d’émotions, le lieu d’un possible à inventer, à imaginer et à produire. Cela nous amène à penser le corps comme un objet inachevé, une dimension mouvante de l’individu, une production perpétuelle de soi.
Et si dans des dimensions aussi délicates et intimes que celles du corps, on avance avec vigilance en tenant compte de l’histoire des personnes, de leurs attentes, de leurs capacités, de leurs limites, on peut imaginer une modélisation sensible de l’accompagnement des personnes tout en tenant compte des tensions que l’individu éprouve dans son rapport à la société[2]. En l’occurrence, il ne s’agit pas de s’abstraire des codes et normes collectifs qui font du corps et de ses représentations un objet éminemment social.
Les femmes ont été longtemps prisonnières de leurs corps, d’abord dans l’ambiguïté du rapport entre nature et culture qui est aussi celui de la différence entre hommes et femmes, le plus souvent dévalorisant pour ces dernières. Cette dichotomie les a longtemps exclues des sphères du pouvoir et confinées soit à leur fonction de reproduction, soit dans le monde du travail où les missions les moins qualifiées leur étaient réservées[3]. La condition globale des femmes s’est sensiblement améliorée parce que des lois se sont adressées à leur corps : les droits à la maîtrise de la maternité avec la légalisation de la contraception et l’avortement, mais aussi à travers les campagnes d’informations sur les violences faites aux femmes.
Ainsi, l’entrée du corps chez les femmes présente à la fois un enjeu de restauration d’un corps cohérent, un outil d’action et d’engagement, enfin et surtout un lieu possible du développement de soi d’où émane la capacité à tisser des liens sociaux.
Le corps s’il peut être le lieu de toutes les libertés, est aussi celui de toutes les discriminations. Il peut donc apparaître comme une contrainte à l’insertion sociale pour ceux qu’Erving Goffman nomment les « stigmatisés »[4].
Dans une société de loisir et de consommation, le corps-étendard de soi, fait porter sur l’individu la responsabilité de lui-même. Cette liberté relativement nouvelle implique la permanente nécessité de faire des choix. Les exigences accrues de responsabilité personnelle entraînent une évolution du rapport à son propre corps[5]. Face à l’exacerbation de l’individualisme dans la société occidentale moderne, le rapport au corps est malmené, entre responsabilité, autonomie et réalité socio-économique.
Le « voir » est exacerbé ; parmi les cinq sens, la vue prend une place de plus en plus prépondérante. « L’auto-contrôle des émotions », décrit par Norbert Elias, a atteint un point tel que « la civilisation du regard remplace pour ainsi dire le vêtement au titre de protection de l’intimité »[6], « le regard est aujourd’hui la figure hégémonique de la socialité urbaine et de la modernité ». Selon lui, alors que tous les autres sens sont réprimés (odeurs et bruits corporels, par exemple) la vue est alors par défaut exacerbée. « La saisie par le regard fait du visage de l’autre l’essentiel de son identité, l’enracinement le plus significatif de la présence. C’est toujours par l’évaluation du visage que commence la rencontre avec les acteurs. Le premier temps est celui où se croisent les regards et où s’apprécie respectivement la qualité des présences. De ce premier contact dépendent souvent la tonalité de l’échange et son issue »[7]. Par conséquent, celui qui souffre d’un « handicap », social ou physique, qui atteint son apparence, est immédiatement remarqué comme dérangeant la communication visuelle que nous entretenons les uns avec les autres. Martine, déficiente mentale légère, souffre de problèmes de poids : Elle exprime cette communication difficile avec ses proches et dans ses rencontres :
« Il y a des gens qui m’aiment quand même, tout le monde ne me déteste pas, le problème : est-ce que c’est mon caractère, ou est-ce que je ne suis pas belle ? C’est vrai que mon corps n’est pas conforme à la règle. Je suis forte, je suis grosse, je suis petite. J’ai l’impression qu’on a du mal à aimer les personnes différentes. »
Il est extrêmement intéressant de constater que pour Martine, l’obstacle à une relation normale avec les autres n’est pas le handicap dont elle souffre, qui est certes léger mais présent et reconnu, mais son poids, l’aspect de son corps. Ainsi l’apparence peut être considérée comme un handicap social au même titre qu’un handicap psychique ou physique.
Par ailleurs, et concernant la population qui nous occupe, les exigences faites aux femmes quant à leur présentation et la mise en scène d’elles mêmes, vulnérabilisent d’autant plus celles qui n’ont plus, accès aux codes de présentation de soi ; elles ont souvent relégué ces questions parce qu’elles se trouvent dans la maladie, dans la précarité, dans l’isolement. Les femmes sont assignées à une mise en scène de leur féminité. Et il n’est pas exagéré de dire que l’image sociale de la femme se fonde sur un corps qui peut séduire, qui peut enfanter et qui, dans le cadre de la vie professionnelle, doit bien présenté. Comme le rappelle Jean-François Amadieu[8], les femmes sont souvent contraintes à la séduction afin de maintenir leur situation professionnelle, parfois même particulièrement afin de se faire une carrière.
Elles ne sont pas socialement autorisées à se laisser aller, leur corps ne doit pas être entamé par des dégradations imposées par la vie quotidienne. Exposées à l’objectivation de l’environnement social, elles existent d’abord par le regard des autres. La femme est d’abord un « être perçu »[9].
Catherine, qui a passé dix années en prison, et dont le parcours de vie révèle de nombreuses fragilités exprime à quel point « pour » se « sentir bien, féminine » elle a « besoin d’apparat, se maquiller un peu, s’habiller coquettement. Se trouver à son goût devant la glace permet de se faufiler au milieu de la société et d’y être à l’aise » sinon elle se sent « super moche et fuit (… ) une façon certainement de se cacher derrière une façade pour ne pas se faire voir comme on est »
« Ce que l’on décrit comme coquetterie féminine (l’adjectif va de soi !), c’est la manière de se comporter lorsque l’on est toujours en danger d’être perçu »[10]. Cette insécurité corporelle dont parle Bourdieu et qu’évoque Catherine est bien ici au cœur de la réflexion des institutions assistancielles, à savoir, dans quelle mesure le corps doit être pris en compte afin d’entreprendre un accompagnement d’intégration sociale.
Une gestion sociale du corps qui interroge
L’approche sociologique du corps date des années ’70 et a inspiré aux structures d’aide sociale, une nouvelle appréhension des questions du corps, du bien être, de l’apparence (avec l’apparition de la socio esthétique, par exemple) et même de la santé. La socio-esthétique ou l’esthétique médico-sociale est devenue un outil de médiation corporelle pour de nombreux travailleurs sociaux ; Il permet d’entrer en contact avec les personnes fragiles autour des questions du soin de soi, de l’hygiène, de l’apparence. Mais c’est aussi une cristallisation autour des codes de présentation et qui concerne essentiellement les femmes. Pour être féminine, une femme doit apporter certains soins à son corps et travailler son apparence, les institutions l’y aident : hygiène, maquillage, coiffure, tenue vestimentaire… Une femme qui se néglige constitue un mauvais présage pour la réussite de son insertion d’où l’usage professionnel de la renarcissisation dont nous voyons les intérêts (confiance en soi) mais aussi les limites (confortation des injonctions sociales). Les hommes ne se trouvent pas face aux mêmes injonctions de mise en scène corporelle, ils sont plutôt sollicités dans la mise en scène de leurs attributs sociaux masculins (espace professionnel, subvenir durablement à sa famille, …). Le corps masculin ne représente pas la même invalidation sociale. Selon le type de structures, l’action sociale de réinsertion dirige les hommes en âge de travailler vers des formations et activités professionnalisantes quand les propositions faites aux femmes s’orientent vers l’apprentissage des activités ménagères ou familiales et vers une réappropriation du corps réputé faire défaut à une femme en situation d’extrême pauvreté. Corine Lanzarini[11] qui a travaillé sur la question du genre dans les stratégies de survie à la rue démontre à quel point les aides sociales (centres d’hébergement d’urgence ou autres structures d’accueil de jour) par l’attention portée aux attributs féminins (apparence, taches domestiques pour les femmes) et celle portée aux attributs typiquement masculins (travail, formation professionnelle pour les hommes) participent à l’assignation, à la conformation à la représentation dominante. Elle démontre que cet impact se constate dans le rapport de genre dans la rue et est durable. « Si la saleté d’un homme équivaut à la misère, la saleté d’une femme équivaut à la dégradation, voire à l’impureté morale, et évoque immédiatement des images de désordres sexuels », analyse-t-elle[12].
Les femmes qui participent activement au recouvrement de leur apparence féminine, pratiquent également les activités domestiques proposées dans de nombreux centres sociaux où on leur compose des programmes comprenant socio- esthétique, cuisine, actions de parentalité. Bien sûr et de nouveau les caractéristiques sociales de la féminité sont confortées même si la maîtrise de son apparence alliée à une capacité de gestion domestique sont une garantie de maintien de liens sociaux suffisamment forts (familiaux, de voisinage,…) pour éviter la désaffiliation des femmes ; et parfois même la pratique domestique se recycle dans une activité professionnelle de service à la personne.
Les programmes agissant sur le corps des femmes fragiles se légitiment le plus souvent par la question de l’estime de soi.
Qu’est ce que l’estime de soi ? L’opinion, l’image que nous avons de nous-mêmes, que nous renvoie notre miroir intérieur et le sentiment de valeur personnelle qui en résulte. « L’estime de soi fait référence au degré selon lequel un individu s’aime, se valorise et s’accepte lui-même »[13]. Coopersmith, dont les travaux sur l’estime de soi ont été considérables la définit comme « l’évaluation que l’individu fait de lui-même et qu’il entretient habituellement ; elle exprime une attitude d’approbation ou de désapprobation et donne le degré selon lequel il se croit capable, significatif … L’estime de soi est un jugement personnel de mérite qui s’exprime dans les attitudes que l’individu véhicule vers les autres par des communications verbales et par d’autres comportements expressifs »[14] ; « image de soi », « estime de soi », « concept de soi », sont utilisés pour désigner la représentation que les individus ont d’eux-mêmes. Mais il nous faut concernant une population féminine nous poser la question de la modestie. Statistiquement, les femmes ont une estime de soi plus basse que les hommes, particulièrement dans le domaine de l’apparence ; pour autant l’estime de soi plus faible des filles n’est pas l’apanage du seul domaine physique. Elle reste prononcée en matière d’image de soi, image sociale ou de confiance en soi. Dans l’enquête française « estime de soi et réussite scolaire sept ans après l’entrée en sixième »[15], seulement 24% des filles contre 40% des garçons font partie des jeunes dotés de l’image la plus favorable. Plus d’une fille sur deux avoue avoir peur de ne pas réussir quand elle entreprend une action et 40% déclarent ne pas être souvent contentes d’elles-mêmes. Constatons également qu’elles ont le souci du regard de l’autre, elles sont encouragées à mesurer leur valeur à l’aune de ce que les autres pensent d’elles. Cela produit des effets sur les deux sexes : les hommes ont tendance à se surestimer et les femmes à se sous-estimer. Sans pour autant en tirer une généralité absolue, force est de voir des femmes renoncer à des métiers plus qualifiés par « modestie ». En effet, soyons vigilant sur cette méprise, ce que l’on appelle estime de soi n’est elle pas bien plutôt une modestie imposée, une injonction sociale à la mesure, la prudence, la réserve ? La société ne valorise t-elle pas comme une qualité intrinsèque de la « féminité » la mise en retrait, de la même manière que certaines qualités « typiquement féminines » comme la délicatesse, la tendresse, … Cette modestie est alors un handicap vis-à-vis du monde du travail car elle empêche d’entreprendre, ou en tout cas elle diminue la capacité à s’engager.
Pour exister socialement, une femme doit avoir un corps en bonne santé, un corps bien (re) présenté, loin du corps-sujet.
A ce moment de la réflexion, je propose d’examiner deux propositions destinées à des femmes fragiles (en précarité pour l’une et en situation de handicap pour l’autre) et qui implique la dimension corporelle dans une perspective artistique comme outil émancipant.
Le corps créatif : l’expérience de « Créatives »[16]
« Créatives » est un projet artistique au service de l’insertion professionnelle des femmes. Il s’agit de leur proposer de travailler les techniques artistiques de la danse contemporaine et du théâtre avec pour objectif final de se représenter publiquement. Le principe du projet est de réunir un chorégraphe, un metteur en scène, un groupe de femmes « éloignées de l’emploi » afin de créer une œuvre chorégraphique et de la jouer dans des conditions professionnelles. Les participantes à ces ateliers de création, étalés sur plusieurs mois, s’engagent à être accompagnées par des structures d’insertion afin de pouvoir bâtir un projet professionnel adapté à chacune par l’acquisition de confiance en soi et de la valorisation, et un fort désir d’exister aussi dans la sphère professionnelle.
La reconstruction identitaire, accompagnée socialement, veut situer les personnes dans une dynamique de réalisation de projet, les prépare à connaître et reconnaître leurs compétences, leurs besoins en formation, à chercher leur place, à tisser des liens avec le monde du travail et à s’engager comme citoyenne. Des ateliers en groupe permettent aux femmes de réfléchir aux savoirs-faire développés (la communication avec les autres, le dépassement de soi, le processus de création…) et aux qualités mises en œuvre lors de Créatives (la disponibilité, l’ouverture d’esprit, l’écoute, le partage, la reconnaissance, la rigueur, la mémoire…).
L’intérêt d’utiliser l’ « art comme levier » est qu’une pratique artistique nécessite un engagement fort : il s’agit de se « mettre en jeu » avec ce que l’on est, d’oser exprimer des émotions, mais aussi activer des interactions avec les autres, entreprendre de renvoyer des émotions communes. Le dernier enjeu pour des femmes fragiles qui ne sont pas ou plus investies dans une vie sociale et professionnelle est de respecter un engagement et d’en éprouver une satisfaction et une reconnaissance sociale.
Le corps – fiction, pour une esthétique de la différence : L’expérience de « handicap et esthétique »[17]
On a vu à quel point la mise en scène de soi au quotidien est importante dans l’ensemble des interactions sociales, à quel point elle est également pratiquée par chacun d’entre nous à des degrés différents avec des repères culturels différents. Pour autant, l’ensemble des programmes ayant pour objet l’amélioration de l’apparence (appelés aussi coaching, relooking, accompagnement au changement) travaille l’image de soi dans une perspective extrêmement simplifiée offrant au corps un cadre dissocié du parcours des personnes, de leur histoire personnelle, de leur imaginaire. Cette dissociation renvoie le corps tantôt dans une dimension de protection, tantôt dans une dimension de perméabilité à l’environnement mais rarement à la prise en compte d’un corps en mouvement, parfois expressif, souvent empêché ; nous retrouvons ces lieux d’empêchement dans les récits de vie réalisés, aux confins de parcours où le désamour et l’abandon font le lit de cette fragilité dont nous parlons. Ces femmes dont le corps a été privé de la caresse d’une maman comme Martine, placée en famille d’accueil, ou Catherine, emprisonnée durant dix ans, abandonnée par sa mère et née de père inconnu, ou bien encore Khadija, primo arrivante et maman célibataire, qui a perdu sa maman et vit mal la confrontation avec sa belle-mère et Mme C.[18], à la rue depuis de longues années, elle aussi abandonnée, sont dans la méconnaissance de leur corps mais surtout d’elles-mêmes, dans leur singularité, dans leur psychologie mais aussi dans leur représentation universelle en tant que femmes.
Si nous sommes intéressées au projet « esthétique et handicap » c’est par sa démarche d’extrapolation face au handicap physique. Il suggère d’exposer ces corps bien différents des normes dans une dimension esthétique tout en ne dissimulant pas la différence. Le projet consistait à mettre en scène et à photographier des personnes en situation de handicap physique (membres absents, maladies déformantes, …). L’utilisation de maquillages tribaux permet de valoriser les corps. C’est un objet de pédagogie, pour ouvrir le regard et le champ de l’acceptation. La responsable artistique évoque le changement du regard sur soi, puis la modification de la représentation du handicap (physique ou social) : « plus on va voir des personnes handicapées dans des positions inhabituelles, de liberté, d’action, plus on va imprimer inconsciemment une autre image du handicap ». Le handicap est ici sublimé, fictionné par le maquillage, la prise de vue. « Et en ce qui me concerne, le handicap est une question de limites. Si j’ai conscience de mes limites, je peux également avec l’aide de la société essayer de les repousser petit à petit tous les jours » explique la responsable artistique, elle-même handicapée. On voit ici un corps qui à travers l’esthétisation prend place, prend position, en quelque sorte « agit ».
Conclusion
Face aux constats dressés précédemment, deux possibilités s’offrent : celle qui consiste à faire du principe de réalité une « presqu’idéologie » et du corps un étendard de soi, de sa position sociale, de son niveau d’incorporation. L’autre consiste à établir entre le corps et le parcours de vie un dialogue émancipant ; on a pu, en effet, constater dans les extraits de récits que les femmes font de leur histoire à travers leur corps que celui-ci est à la fois le moyen parfois entravé de leur parcours mais aussi le symptôme des événements de la vie.
Les réponses apportées à ces questions complexes au sein des institutions [19] sont tantôt mues par des représentations sociales archaïques, – une certaine vision de la femme -, tantôt par un souci de contrôle rassurant pour une société qui supporte de plus en plus mal les écarts sociaux, les échecs, les erreurs, bref ce qui détonne de l’ idée que la société se fait d’elle-même.
La véritable question de l’estime de soi se pose à nous de cette manière : faut-il travailler avec les femmes en fragilité leur apparence en imaginant que celle-ci leur apportera une confiance et une estime d’elles-mêmes leur permettant d’entreprendre ou bien n’est-ce pas plutôt par la connaissance d’elles-mêmes, de ce qu’elles sont en tant que femmes mais aussi en tant que citoyennes, de leur capacité à s’engager, y compris par le corps, que nous pouvons imaginer une résilience sociale, une réconciliation qui ouvrirait des portes jusqu’alors fermées : entreprendre à leur niveau, avec ce qu’elles sont et ce dont elles ont envie.
Michel Bernard dit que le corps est un « instrument polyvalent d’action et de création, source et archétype de beauté, catalyseur et miroir des relations sociales […] un moyen de libération individuelle et collective ». Ainsi l’action sociale ne peut se contenter de traiter le corps comme un aspect mineur de l’identité, il lui faut prendre en compte « la trajectoire corporelle de ces personnes, dans ce qu’elle représente et pour ce qu’elle génère »[20]. On peut imaginer prendre en compte les carences, les manques qui caractérisent les corps fragiles mais il parait, à cet endroit, judicieux d’investir non plus en creux mais en « pleins » les représentations sociales ou symboliques, les capacités, les désirs des personnes concernant le corps afin de mieux les accompagner dans une démarche d’émancipation.
A propos de l’auteure
Marie Pessemier-Deboudt est directrice de Cultures du Cœur du Nord[21] (réseau national), une ASBL dont la vocation est de permettre l’accès à la pratique culturelle et artistique pour des personnes qui en sont exclues et de favoriser l’insertion sociale par la culture et le sport.
Références
[1] Les éléments que nous présentons ici sont issus d’un travail de recherche-action réalisé dans le cadre du Centre National des Arts et Métiers de Lille et du Centre d’Économie Sociale Travail et Société de Paris sous la direction de Catherine Négroni, sociologue, maitre de conférences à l’Université de Lille III.
[2] KAUFFMAN, J.-C., Ego. Pour une sociologie de l’individu. Une autre vision de l’homme et de la construction du sujet, Paris, Nathan, 2001
[3] BOUTILLIER, S., UZUNDIS, D., BELLAIS, D., LAPERCHE, B., La femme et l’industriel, l’Harmattan, Paris, 2000
[4] GOFFMAN, E., Stigmates, les usages sociaux des handicaps, Éditions de Minuit, Paris, 1975
[5] DETREZ, C., La construction sociale du corps, éditions Seuil, Paris, 2002
[6] HEINICH, N., La sociologie de Norbert Elias, La Découverte, Paris, 1997 (p.7)
[7] LEBRETON, D., la sociologie du corps, Que sais-je ?, Paris, 2002
[8] AMADIEU, J. –F., Le poids du destin, Odile Jacob, Paris, 2002
[9] BOURDIEU, P., La domination masculine, Seuil, Paris, 1998
[10] BOURDIEU, P., le corset Invisible, Entretien avec Catherine Portevin, dans Télérama, n°2534, Paris, 5 août 1998.
[11] LANZARINI, C., Survivre dans le monde sous prolétaire, PUF, Le sociologue, Paris, 2002.
[12] « Est-ce ainsi que les femmes vivent ? », colloque organisé par la Mission d’information sur la pauvreté et l’exclusion en Ile-de-France, janvier 2007.
[13] ROGERS, C.R., Client Centered Therapy. 1951,Houghton, Mifflin, Boston.
[14] Inventaire de l’Estime de Soi (Coopersmith, 1967/1984).
[15] CAILLE, J. P. et O’PREY, S., « Enquête estime de soi sept ans après l’entrée en sixième », Bureau des études statistiques sur l’enseignement scolaire, Direction de l’évaluation et de la prospective, Ministère de l’éducation nationale, dans Education et formation, N° 72, Paris, sept. 2005
[16] http://www.danseatouslesetages.asso35.fr
[17] http://www.esthetique-et-handicap.com/
[18] Femmes rencontrées dans le cadre de cette recherche
[19] DELCHAMBRE J.-P. (sociologue à la Faculté Saint Louis de Bruxelles) « les « psychologies positives et adaptatives, visent à formater le sujet et à accroître tant son «bien-être » (épanouissement de soi, culte du corps …) que son «estime de soi» et ses capacités stratégiques ; typiquement ces psychologies se mettent au service du management et de la gestion des «ressources humaines», ou au service de l’ « employabilité » des précaires devenant ainsi des auxiliaires des nouvelles formes d’exploitation et d’asservissement des qualités humaines »,in La peur de mal tomber, Carnets de bord en Sciences humaines, Genève, Septembre 2005.
[20] DAMBUYANT-WARGNY, G., Quand on a plus que son corps, Armand Colin, Paris, 2000