Le Jeu du Mobile Social est un jeu de simulation visant à conscientiser au fonctionnement inégalitaire de l’éducation et de l’école en particulier.
Origine
Le rappel de l’origine de sa création permettra de comprendre l’intention et les principes qui ont présidé à sa conception. En 1974, Le Grain est une association naissante, engagée d’emblée dans la dénonciation des inégalités à l’école et dans la culture, mais entendant également proposer des alternatives[1]. C’est ainsi que le noyau de départ expérimente, quasiment en la réinventant (par ignorance), la pédagogie du projet, et cela dans des contextes d’animation de quartier d’abord, à l’école ensuite[2]. Immédiatement, Le Grain propose une formation-expérimentation sur la pédagogie du projet, basée sur le principe de la découverte de la dite pédagogie en expérimentant un projet et en théorisant les démarches suivies pour le réaliser.
Les participants à cette formation étaient des enfants de mai 68, tout imprégnés des analyses de la sociologie de l’école et des pédagogies dites « progressistes »[3]. Le projet qui émerge est celui de construire un outil de Conscientisation aux inégalités éducatives et spécialement à l’école. Il se concrétise dans la tentative d’élaborer un jeu de simulation, au sein duquel les participants seraient amenés à se « projeter » dans le jeu, en s’identifiant à des personnages[4], afin de découvrir « de l’intérieur » les mécanismes de l’inégalité.
La stricte prise de connaissance des résultats des études et des analyses apparaissait insuffisante pour conduire à une modification des représentations et, à fortiori, à un engagement dans une action de transformation, même modeste. Cependant, il était admis qu’il n’est pas possible de « conscientiser » sans informer en même temps. Et l’information doit être « appropriée » par les personnes, c’est-à-dire non seulement comprise, mais encore maîtrisée par elles pour pouvoir les appliquer à leur contexte, en éclairer la réalité spécifique, préciser ces données, voire les contester (sur une base objective).
Il y a, dès le départ, la prise de conscience que les « attitudes » à l’égard de l’école et plus largement, de la culture sont un « construit social » qui comporte une part affective et constitue un enjeu pour la position occupée dans la société[5]. Il n’est donc pas possible, pour les auteurs du jeu, de modifier son regard sur les inégalités éducatives, sans s’interroger sur sa position sociale et sa place dans la division du travail.
Technique du jeu
Le jeu est basé sur quatre éléments-clés : un circuit, des cartes de départ, un dé et des épreuves d’expression.
Le circuit est construit par étapes, correspondant à des « seuils » psychologiques et sociaux : 0 – 3 ans, 3 – 6 ans, école primaire, premier degré de l’enseignement secondaire, deuxième degré, troisième degré. Pour passer d’une étape à l’autre, plusieurs voies sont possibles mais le nombre de points nécessaires sur le dé pour arriver à l’étape varie selon les chemins empruntés[6]. A l’étape, chaque chemin mène à un « niveau », socialement et qualitativement différent. Le jeu conduit donc chaque participant à parcourir le cursus éducatif de la naissance à la sortie de l’enseignement secondaire, mais le cursus ne sera pas identique pour tous les joueurs.
Ce qui détermine les choix d’itinéraire est le dé dont dispose chaque joueur. Chacun reçoit un capital-point, obtenu à partir de cartes de départ (voir paragraphe suivant) qu’il doit répartir sur les 6 faces de son dé. Le montant des points varie pour chaque joueur. En deux coups de dé, le joueur doit atteindre l’étape suivante. Il y atteindra le « niveau » pour lequel il a assez de points par rapport à ce qui est requis. Le capital point n’étant pas le même, les joueurs vont donc se répartir sur toutes les filières du circuit et atteindre un niveau différent aux étapes. Chaque joueur « entre dans le peau » d’un personnage en fonction des cartes tirées au départ qui lui donnent, outre des points, des caractéristiques permettant de se constituer une sorte de portrait-robot.
Il y a trois types de cartes différentes :
- Les cartes « socio-économiques ». Elles donnent l’origine sociale des joueurs à travers la profession du père ou de la mère. Elles donnent des points variant de 2 à 24, correspondant à une répartition des professions sur l’échelle de la hiérarchie sociale.
- Les cartes « psycho-affectives ». Elles aident à préciser quelques traits de la personnalité psychologique du joueur en donnant une brève description du contexte affectif familial. Leur valeur varie entre 2 et 8 points.
- Les cartes « présentation générale ». Elles caractérisent physiquement le joueur par son aspect extérieur et sa santé. Elles aident à compléter le portrait-robot du personnage que le joueur est invité à devenir dans le jeu. Valeur : de 2 à 4[7].
L’inégale pondération entre les différents types de cartes et, au sein de chaque type, entre les différentes cartes, est basée sur des études analysant le rapport entre certaines variables et la réussite scolaire.
Le jeu comporte aussi des épreuves d’expression. Il s’agit d’activités, par exemple un jeu de rôle ou une production visuelle ou sonore, qui permettent d’approfondir, de l’intérieur une des réalités sociales ou scolaires rencontrées. Il est demandé d’illustrer comment cela se « passe concrètement » dans telle ou telle situation. Chacun réalise cette épreuve à partir de l’enfant ou du jeune qu’il est censé être à l’étape du jeu où cette activité prend place. Il peut ainsi aller à la rencontre du « vécu » de son personnage et appréhender les répercussions que cette expérience peut avoir pour lui.
Le jeu comporte encore deux types de cartes supplémentaires :
- Les cartes « chance ». Il s’agit d’événements heureux ou malheureux (malchance) qui peuvent survenir dans le cursus éducatif et qui peuvent en modifier ou en influencer le cours. Les conséquences de ces événements sont transformées en points (à ajouter ou à retrancher). Elles sont introduites pour tenir compte de l’imprévisible dans le destin des jeunes.
- Les cartes « orientation ». Elles reprennent des conseils d’orientation et, selon le contenu de ceux-ci, ont un impact sur le cursus, via l’octroi de points, positifs ou négatifs.
But du jeu
But pour les joueurs : réaliser le plus beau cursus éducatif possible. Ce but est souvent présent chez les participants sans qu’il faille le préciser ou beaucoup insister.
But pour les concepteurs :
- Faire apparaître les différentes formes d’inégalités qui jalonnent un parcours éducatif en les faisant rencontrer par les joueurs.
- Comprendre des phénomène sociaux et psychologiques comme, par exemple : la stratification de l’enseignement, elle-même préparant la future stratification professionnelle et sociale, l’importance de l’origine sociale dans la réussite et l’échec à l’école, les contenus culturels de l’école, leur continuité ou leur rupture par rapport à la culture des enfants selon leur milieu d’origine, les mécanismes d’intériorisation de l’échec et du fatalisme chez les victimes du systèmes, etc.
- Susciter la discussion sur ces faits et sur leurs facteurs explicatifs, tels qu’ils sont induits par le jeu.
- Découvrir et discuter des données d’analyse sur ces phénomènes.
- S’interroger sur la façon dont on est concerné par ces faits.
Animation du jeu
L’animation, au-delà de l’explication des règles, consiste à susciter l’expression et à organiser la discussion. La réussite pédagogique du jeu est fort liée à ces deux éléments. En effet, pour qu’il y ait prise de conscience et éventuellement remise en question, il importe que le joueur exprime ce qui le heurte, ce qui l’indigne, ce qu’il conteste,… L’animateur suscite des réactions, en demandant à chacun, à chaque étape, comment a été vécu son trajet. Il doit alors synthétiser les avis et les argumentations, répertorier les points de vue en présence, organiser leur confrontation, faire la part entre ce qui est acquis, ce qui est en discussion ou insuffisamment documenté, ce qui est contesté, etc.
L’animateur apporte aussi des informations issues des acquis de la recherche. Il le fait de manière sélective, en fonction des sujets discutés et en lien avec les éléments de la discussion et l’expérience du jeu. De la sorte, il relance souvent la discussion, permet des approfondissements, oblige à plus de rigueur dans les échanges,etc. Il se peut également, si l’organisation de l’animation le permet, qu’il recense les questions ouvertes et qu’il invite le public à réaliser une recherche documentaire pour tenter d’y trouver des éléments de réponse.
Cette triple fonction de l’animateur (gardien des règles, animateur des échanges, informateur) ne rend pas sa tâche facile car, outre le fait qu’il doit être présent dans trois registres différents, il risque de décontenancer les participants qui ne savent pas toujours à quel titre il parle. Les animations durent au minimum trois heures mais peuvent s’étendre sur trois jours. Elles peuvent également être scindées et étalées sur plusieurs semaines en mettant à profit le temps entre les séances pour approfondir les points soulevés à chaque séance.
Public
Le Jeu du Mobile Social s’adresse à un public diversifié, directement concerné par le sujet, à savoir les jeunes, les parents, les enseignants, les agents des centres P.M.S., les animateurs sociaux, les éducateurs,… Parmi toutes ces personnes, Le Grain établit habituellement une distinction entre les publics victimes des inégalités sociales dans leur parcours scolaire, les travailleurs du secteur éducatif et les publics privilégiés par le système éducatif. La forme de l’animation est différente selon chacun de ces types de publics. Une animation se déroule normalement avec un groupe partageant une même position sociale dans la division du travail (par exemple les enseignants de tel type d’école, des jeunes de l’enseignement professionnel, des parents de milieux populaires, etc.)
Évaluation de l’impact du jeu
L’impact du jeu n’a jamais fait l’objet d’une évaluation systématique, pour plusieurs raisons. L’une d’entre elles est la difficulté de définir ce qu’il faut évaluer. Est-ce : l’évolution des représentations, l’évolution des charges affectives à l’égard du sujet, la connaissance de la problématique, le degré d’implication dans une action, … ? L’objet de l’évaluation varie d’ailleurs selon les publics, puisque l’enjeu est également différent pour chacun d’eux. Quand bien même on pourrait définir ce qu’on veut évaluer, la mise en application exigerait qu’on sache d’où l’on part, ce qui n’est pratiquement jamais possible, d’abord pour des raisons matérielles (les animations s’inscrivent dans des dispositifs qui n’en offrent pas le temps ou ne sont pas organisés pour cette démarche). En outre, à notre connaissance, l’outil méthodologique pour ce genre de tâche fait défaut. Même remarque pour l’évaluation à la sortie du jeu. Chaque séance, cependant, se termine normalement par des échanges sur la manière dont le jeu a été vécu, sur ce qu’il apporté, les réactions provoquées, la suite à donner, etc. Au fil des expériences, quelques attitudes-types nous sont apparues caractéristiques des divers publics.
Un premier type de réactions se manifeste par des résistances, s’exprimant entre autres par une contestation de la conception ou de la pertinence du jeu. Elle nous paraît être le propre de personnes remises en question dans leurs convictions profondes et ayant du mal à accepter une révision de celles-ci. Les faits sont souvent acceptés mais l’argumentaire des objections des participants aux explications fournies par l’animateur comporte souvent des contradictions[8]. D’une manière générale, cet argumentaire est faible, même quand on laisse le temps de chercher des informations pour soutenir les objections. On observe souvent, selon les concepts de la psychologie sociale, l’abandon des éléments périphériques des représentations mais le maintien du noyau central de celles-ci. Le jeu a certainement interpellé ce public mais ce dernier n’est pas prêt à revoir sa position de fond. Quel sera l’impact de l’animation, à terme, sur ces participants ? Difficile à dire. Nous pensons que la transformation des représentations et des attitudes sera liée à une transformation du contexte de vie (ou de travail) et à l’existence de perspectives d’action.
Avec les publics victimes des inégalités, plusieurs réactions typiques sont observées. Pour certains, le jeu rappelle des souvenirs pénibles, liés à leur enfance ou à leur scolarité. Le jeu fait alors office de « catharsis ». Cette réaction nous paraît bénéfique si elle est prolongée, par d’autres techniques, comme les récits de vie ou des démarches liées au projet personnel, etc. D’une manière générale, avec des publics de milieux populaires, on peut observer une ambivalence de sentiments. Ils sont à la fois soulagés et révoltés. Soulagés parce qu’ils peuvent (enfin) comprendre que la relégation qu’ils ont connue n’est pas imputable à leur unique personne, comme on le leur a inculqué, mais correspond plutôt à une logique sociale qui frappe des couches entières de la population. Révoltés, parce que, comprenant le phénomène, ils le trouvent profondément injuste et inacceptable et perçoivent en même temps que leur marge de manœuvre, face à cette injustice, est très étroite. En conséquence, une pratique du Jeu du Mobile Social avec ce type de public ne doit se réaliser que dans un contexte institutionnel au sein duquel une suite peut être donnée, en terme d’action. Le jeu peut, dans ce contexte, être considéré comme un incitateur à l’action.
Un autre public caractéristique, très réceptif au contenu de la conscientisation, est celui des enseignants, formateurs (entre autres dans le secteur de la formation-insertion), éducateurs, … qui inscrivent le Jeu du Mobile Social dans une stratégie plus globale, centrée sur une action d’innovation ou de transformation. Ces personnes sont a priori partantes pour un changement. Le jeu est alors utilisé pour s’approprier de manière dynamique et attrayante des analyses, ainsi que pour créer une lecture et une vision communes des problèmes. Cette activité est pour ces « éducateurs » une première phase de leur action. Enfin, citons ces formateurs, à la fois convaincus et expérimentés, qui jouent le jeu pour peaufiner leurs convictions et/ou s’approprier un outil dans l’espoir de sensibiliser ou conscientiser les publics avec lesquels ils travaillent.
De tout ceci, il se dégage que le Jeu du Mobile Social n’a de véritable impact que s’il est inscrit dans un dispositif plus global qui vise, d’une façon ou d’une autre, soit une action politique, soit une action de transformation des contextes ou des pratiques[9].
Acquérir le jeu
On peut se procurer Le Jeu du Mobile Social en s’adressant à :
Le GRAIN asbl
rue du Marteau, 19 – 1000 Bruxelles
Belgique
Tel./Fax : +32.(0)2.217.94.48
Courriel : info |a| legrainasbl.org
Références
[1] Dès 1975, Le Grain adopte le statut juridique d’ »association sans but lucratif » (asbl). Dès 1977, Le Grain est agréé et subventionné comme Service général d’éducation permanente par le Ministère de la Communauté française de Belgique.
[2] Cette théorisation de pratique a donné lieu à une première publication (artisanale) : La pédagogie du projet, une pédagogie de libération, Edition Le Grain, 1977. Son contenu approfondi a fait l’objet d’un livre qui a connu plusieurs éditions : Le défi pédagogique. Construire une pédagogie populaire, Éditions Vie ouvrière/Éditions ouvrières, 1985.
[3] Citons, pour les analyses, les travaux de P. Bourdieu et J.P. Passeron, C. Baudelot et R. Establet ; pour les démarches pédagogiques, la pédagogie Freinet, celle du G.F.E.N. (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), la pédagogie institutionnelle ou encore les initiatives de Paulo Freire.
[4] La connaissance des techniques du jeu de rôle a sans doute influencé ce choix.
[5] Le concept de « représentation sociale », tel qu’il a été développé par Moscovici, a permis, plus tard, de nommer ce constat et cette conviction.
[6] La structure du jeu, à partir du début de l’enseignement secondaire, correspond à l’organigramme des filières de l’enseignement secondaire, tel qu’il est défini officiellement.
[7] Les capitaux-points sont donc compris entre 6 et 36.
[8] Une attitude typique dans ce même registre, consiste encore à accepter intellectuellement tous les développements qui sont avancés, au niveau des faits et des analyses explicatives, pour finalement conclure par une remise en question et une relativisation de toute la discussion, à partir de l’un ou l’autre contre-exemple ou d’une argumentation placée sous le signe du sens commun.
[9] Ceci est corroboré, a contrario, par cette animation menée avec des parents de milieux supérieurs qui ont vécu cette séance comme un joyeux divertissement intellectuel et qui n’ont jamais considéré cette animation comme autre chose qu’un jeu.