Commençons par présenter les quatre organisations belges qui vont nous accompagner tout au long du projet CETAL.
Posons le décor et quelques chiffres.
A. L’Edelweiss Resto du Cœur de Mouscron
Dans cette petite ville ouvrière du Hainaut occidental, les Restos du Cœur se sont implantés dans deux maisons éloignées d’une centaine de mètres, dans deux rues discrètes à proximité du centre-ville. Dans un quartier proche de la frontière française, ils ont une troisième antenne de distribution de colis, appelée le Relais du Cœur.
Dans la grande maison au centre, Xavier et Caroline, les salariés, accueillent et accompagnent les usagers. Ils coordonnent aussi le travail des 80 bénévoles dont certains sont logés dans les appartements sociaux à l’étage. On trouve aussi dans ce bâtiment le nouveau dispensaire et la cantine qui, de fin septembre à fin mars, propose un repas quotidien de trois services contre une participation de 1€. Les repas sont préparés par le CPAS et distribués par une équipe de bénévoles. La salle est colorée. Un espace pour les petits enfants est à disposition des familles.
La seconde maison, mise à disposition par la ville, est dédiée à la distribution de colis alimentaires. Contrairement à la première, cette maison est plus étriquée et dans un piteux état. Le rez-de-chaussée est envahi par les stocks de nourriture entre lesquels les bénévoles louvoient pour constituer les colis.
Le jeudi, les colis sont préparés avec les éléments non-périssables. Ils sont calibrés en fonction de la taille des ménages (entre 1 et 8 personnes). Selon les arrivages, certains aliments sont absents de certains colis. La logique adoptée ici est celle du colis-type par taille de ménage.
Le Resto du Cœur est fourni principalement par la fédération des Restos du Cœur, par la Banque alimentaire du Hainaut Occidental et de Mons-Borinage qui distribue les denrées du FEAD (organisme de l’UE)[1], mais aussi par les dons des particuliers et des entreprises ainsi que les invendus des grandes surfaces locales. Pour compléter les colis, ils achètent aussi une partie des aliments distribués. D’une semaine à l’autre, les stocks sont variables, surtout concernant les fruits et légumes. Lors de ma venue, on distribuait une salade, des bananes et des fraises qui n’avaient pas toujours bonne mine. Parfois, ils ont beaucoup plus de légumes.
La distribution se déroule le vendredi, par les fenêtres, derrière des plexiglas depuis la pandémie. La file se forme sur le trottoir. Une bénévole récolte les 2€ demandés par colis (quelle que soit la taille de celui-ci). A travers les fenêtres suivantes, les bénéficiaires reçoivent les denrées et les transvasent dans leurs sacs. Rares sont ceux qui osent ne pas tout prendre.
A l’arrière du bâtiment, pendant la distribution, les 7-8 bénévoles étaient exceptionnellement presque tous nouveaux. L’ambiance est bonne. On rigole, on s’entraide pour finaliser les colis en déchiffrant la liste griffonnée sur un bout de papier. Cette liste reprend les aliments frais et congelés qui doivent être ajoutés selon la taille des ménages. L’espace exigu est mal structuré par rapport au contenu à ajouter aux colis, donc « c’est un joyeux bordel organisé », comme le décrit l’un d’eux.
Dans la file d’attente, se dessine le profil du public : des hommes, des femmes cabossés par la vie, parfois aussi par l’alcool. Certains présentent parfois des problèmes de santé mentale. Quelques-uns vivent dans la rue. D’autres sont des parents solos ; l’un d’eux raconte son combat judiciaire pour revoir ses enfants. La maigreur de certain.e.s m’a frappée. Un homme me fait part de ses problèmes de santé et de sa difficulté à tenir longtemps debout dans la file.
Ils viennent parfois de loin à pieds ou en transport en commun, une seule est venue en voiture. Pourtant les colis sont lourds, souvent plus de 10 kg. En les voyant partir, on se rend compte que ce n’est pas simple pour ceux qui n’ont pas de logement, de se crapahuter avec des boites de conserves pour une semaine alors qu’ils n’ont pas de lieu pour les stocker, ni pour les réchauffer. De temps en temps, le resto leur met un four à micro-onde ou une plaque électrique à disposition pour qu’ils puissent cuire leurs œufs, par exemple. Mais la plupart du temps, ils doivent se débrouiller avec le contenu du colis.
B. Épicerie sociale « Au bon marché » à Les Bons Villers
Changement de décor… A Les Bons Villers, on est dans une commune semi-rurale nichée entre Nivelles et Charleroi. L’épicerie sociale est située dans une rue résidentielle. Le bâtiment est spacieux. La moitié de l’espace est consacrée à l’épicerie et son stock. L’autre moitié est disponible pour développer des initiatives.
Ici, c’est le CPAS qui soutient ce service (bâtiment, personnel,…). L’épicerie sociale propose des aliments et des biens de première nécessité (savons, produits d’entretien…) à prix réduits, souvent à 30% du prix du supermarché.
L’accès à l’épicerie est octroyé par le Comité Spécial du Service Social du CPAS sur base d’une enquête sociale. En fonction de la situation de chaque famille, les bénéficiaires reçoivent un montant hebdomadaire d’achats qu’ils peuvent faire dans l’épicerie (entre 12 et 20 €). Les familles les plus en difficulté reçoivent des bons à valoir qui leur donnent accès à l’épicerie sans devoir débourser d’argent. L’épicerie est fréquentée par 40 à 50 familles, ce qui représente environ 120 personnes.
Les stocks ne sont pas issus des programmes européens. Les marchandises sont notamment achetées en gros auprès de Carrefour Belgium, Colruyt, Soli-Food ou encore Goods to give qui récupère des invendus ou des dons d’entreprises. Une partie des légumes frais sont issus directement du potager de l’épicerie et de producteurs partenaires.
Depuis septembre 2019, le CPAS a décidé d’impliquer les usagers dans des activités autour de l’épicerie. Certains y viennent dans le cadre du programme d’insertion du CPAS. Leur présence deux journées par semaine fait partie de leur Projet Individualisé d’Intégration Sociale (PIIS). Les activités proposées lors des ateliers (potager, construction de meubles pour le café papote, atelier cuisine, coin couture, développement d’un coin informatique… ) sont développées en fonction des compétences et des intérêts des participants. Ensemble, ils essayent de répondre à des besoins et préoccupations des usagers de l’épicerie sociale, parfois en partenariat avec des associations locales. Il n’y a pas de bénévoles externes. Les bénéficiaires de l’épicerie sont partie-prenantes des décisions qu’ils mettent eux-mêmes en œuvre pendant les ateliers. Le jour de mon passage, les fruits rouges étaient nombreux dans le potager. « Et si on faisait des confitures ? » propose une participante. En deux temps, trois mouvements, un atelier cuisine s’organise pour valoriser les fruits et légumes du potager. Ils ont encore de nombreuses idées ; les projets sont bourgeonnants. Ils pensent par exemple à mettre en place un centre de prêt ou de location d’outillage.
Louisa coordonne les ateliers et est responsable du service insertion du CPAS. Elle découvre les familles bénéficiaires du CPAS ici sous un autre regard. Elle est d’ailleurs souvent étonnée par les compétences des participants et par l’impact positif de la mise en projet sur leur sociabilité.
C. L’Accueil Botanique à Liège
Notre troisième partenaire est au centre-ville de Liège. L’Accueil Botanique est situé dans une double maison bourgeoise aux plafonds hauts, à deux pas du presbytère. La moitié du rez-de-chaussée est occupée par les stocks pour les colis alimentaires ainsi que par la cuisine où s’affaire une dizaine de bénévoles. L’autre moitié est une cafétéria où sont distribuées les tartines et les boissons destinées aux SDF. Au premier étage, les assistants sociaux salariés ont des bureaux pour inscrire les nouveaux et réaliser l’accompagnement social. Les deux derniers étages sont occupés par la vestiboutique et la brocante. Un peu partout dans les couloirs, les dons des particuliers (vêtements, jeux, livres…) attendent d’être triés par les bénévoles pour ensuite intégrer les rayons.
Avec les mesures sanitaires, l’espace cafétéria n’est plus accessible. Les SDF reçoivent un café et leurs tartines pour la journée par la fenêtre. Une septantaine de personnes s’agglutinent dans la rue autour de la maison. En juillet, il faisait beau, les bénéficiaires ne se plaignaient pas, les voisins un peu. Par contre, tout le monde se demande comment ils vont faire une fois l’hiver bien installé. Car quand il fait froid, la pause prise habituellement dans la cafétéria est plus que bienvenue pour ces nomades de la ville.
Ici le recrutement des bénévoles se fait de bouche-à-oreille et beaucoup se connaissent par la chorale de la paroisse. La plupart sont retraités. Chacun a sa fonction. Les unes font les tartines, les autres les distribuent. Une équipe s’occupe du tri et de la vente des objets de seconde main. Deux personnes préparent les colis. L’une des bénévoles me fait visiter les caves où sont stockées le reste des denrées reçues du FEAD. Tout est bien organisé. L’organisation utilise un programme informatique pour suivre les entrées et sorties des produits. Mais elle explique les difficultés malgré tout rencontrées pour gérer les stocks, entre les dates de péremptions et les aspects de sécurité liés à la vétusté de la cave. Puis elle plaisante : « On fait de la musculation et du step gratuit ici ! A monter et descendre toutes ces caisses lourdes… ». C’est un travail physique que celui de bénévole pour les colis alimentaires…
Après la distribution des tartines pour les habitants des rues, s’organise celle des colis alimentaires. 150 ménages en bénéficient chaque semaine. Chacun a son jour. 30 colis sont préparés en moyenne par jour et sont distribués sur le temps de midi.
Pour simplifier le travail des bénévoles tenant compte des nouvelles contraintes sanitaires, la stratégie adoptée ici est de constituer des colis identiques pour tout le monde. Ils sont un peu gros pour les isolés, un peu chiches pour les grandes familles. Les denrées sont principalement issues du FEAD et de la banque alimentaire. Les produits frais sont apportés chaque jour par un camion du Panier solidaire qui récupère les invendus alimentaires des grandes surfaces sur Liège-Ville.
Une spécificité de l’Accueil Botanique est la présence d’un agent d’accueil. Ce dernier filtre les entrées vers les étages, joue le médiateur lorsque les esprits s’échauffent, aide à la distribution des colis… Ce poste est assuré par Antoine qui est sous contrat Article 60 du CPAS. A la fin du contrat, il sera remplacé. L’agent précédent, Salvatore, est resté bénévole dans l’association. C’est un peu l’homme à tout faire qui trouve des solutions dès que quelque chose tombe en panne. « On ne sait pas ce qu’on ferait sans lui. » me partage Marie, l’assistante sociale. Salvatore aide également à la distribution des colis avant de récupérer le sien, car il est aussi usager.
D. La Maison Croix-Rouge à Liège
A quelques rues de l’Accueil Botanique, se trouve notre quatrième partenaire, la Maison Croix-Rouge. Cette organisation est implantée depuis 1907 dans ce grand bâtiment alambiqué qui donne aussi sur une rue résidentielle. A l’avant, les grandes fenêtres permettent de distribuer pour le moment chaque matin aux SDFs, les lunchs préparés par un SIS, Service d’Insertion Sociale. Derrière ces fenêtres se trouve une grande pièce avec une cuisine qui servait, avant la pandémie, à l’accueil des habitants de la rue, le matin. Cette salle ressemble moins à une cafétéria, davantage à une salle où se retrouveraient des collègues lors d’une pause-café. Il n’y a pas de comptoir, les tables sont colorées. Elles ont été repeintes avec l’aide des bénéficiaires. Vinciane, la coordinatrice de la Maison Croix-Rouge, explique que les SDF apprécient être responsabilisés dans la gestion de ce lieu d’accueil. « Ils aident à faire le café, la vaisselle. C’est un peu leur lieu. Ils sont contents de ne pas être infantilisés. »
Dans la cour au milieu d’un parking partagé avec le service de secours qui occupe également le bâtiment, s’organise la distribution des colis. Ce jour-là, c’est au tour des familles. Le lendemain, la distribution visera les isolés. Une volontaire les accueille sur une table au milieu de la cour et vérifie leur carte d’accès. Elle discute avec l’enfant d’une bénéficiaire et lui montre à quoi sert la perforatrice. Les colis sont préparés au fur et à mesure par des bénévoles dans un bâtiment au fond de la cour. Sur une autre table, les usagers chargent leur cabas et rendent parfois l’un ou l’autre aliment qu’ils ne mangent pas. « Ceux qui vivent chez des amis, qui n’ont pas leur propre logement, ont encore plus la possibilité de faire un colis à la carte car ils n’ont souvent pas besoin de tout. », explique Christian, le bénévole responsable des colis.
La volonté ici est vraiment d’octroyer une aide alimentaire à tous ceux qui sont dans le besoin. Ils distribuent beaucoup de colis d’urgence. Ils aident aussi de nombreux sans-papiers alors que dans les autres organisations liégeoises, l’enquête sociale et le domicile dans le quartier sont la plupart du temps des conditions d’octroi de l’aide alimentaire, en tout cas au-delà des colis d’urgence. A la Croix-Rouge, ils estiment que faire la démarche de demander de l’aide alimentaire est déjà très exigeante. Ils financent les colis pour ceux qui ne sont pas dans les conditions, via des fonds dont la Croix-Rouge dispose pour son action humanitaire.
Après avoir présenté le processus très structuré de la constitution des colis, Christian explique qu’il est préoccupé par l’accueil des bénévoles, leurs conditions de travail. Il nous partage ses inquiétudes sur l’organisation des colis dans la future implantation de la Maison Croix-Rouge. Une réflexion collective est en cours où seront associés des représentants de tous les acteurs de l’organisation.
Ensuite, il nous fait visiter les autres services présents dans l’actuelle Maison Croix-Rouge : le prêt de matériel médical, la petite brocante et la vestiboutique. Les dons de vêtements sont triés ici et redispatchés selon deux catégories : les plus pratiques et chauds sont mis de côtés pour les SDFs et les autres vêtements en bon état sont envoyés dans une boutique située dans une rue commerçante et dans les boutiques situées au sein même de la Maison Croix-Rouge. Christian y trouve une veste. Les bénéfices des ventes des objets de seconde main sont, comme à l’Accueil Botanique, nécessaires à l’équilibre financier. Ici, ils permettent de payer les actions sociales comme les lunchpackets, les colis d’urgence,…
La crise sanitaire fait bouger les lignes
Avant le confinement, nos interlocuteurs nous avaient fait part de la résistance au changement qu’ils rencontraient dans leur organisation. Lorsque des bénévoles s’engagent parfois pour de nombreuses heures par semaine, il est difficile de chambouler leurs habitudes. La routine s’installe. Chacun y trouve sa place. Il n’est pas évident d’intégrer des nouveaux. Ils nous partageaient aussi la méfiance de certains bénévoles vis-à-vis des usagers, la peur du vol des denrées, les préjugés qui parfois s’expriment un peu trop ouvertement et blessent les personnes visées voire les travailleurs sociaux eux-mêmes. Car ces derniers souhaitent offrir d’autres conditions d’accueil, une vision plus respectueuse, moins paternaliste de l’aide alimentaire.
La période de confinement a nécessité de nombreuses adaptations dans ces organisations, entre autres parce qu’une grande partie du travail est habituellement pris en charge par des bénévoles et que la plupart d’entre eux étant âgés ou sur la mutuelle ont la santé fragile. Rares sont ceux qui ont continué à offrir leur services pendant cette période. Il a fallu se réorganiser avec beaucoup moins de ressources humaines.
A Mouscron, vu l’étroitesse des lieux et l’âge avancé de la plupart des bénévoles, le conseil d’administration a même décidé de suspendre la distribution des colis. Ils ont distribué quelques chèques alimentaires en collaboration avec un supermarché local. Puis les usagers ont dû trouver d’autres sources d’approvisionnement. Beaucoup d’entre eux se sont tournés vers l’autre antenne, le Relais du Cœur dans un autre quartier de la ville où une équipe a, malgré cette décision, continué une distribution. « A ce moment-là, c’était encore plus la débrouille que d’habitude, il fallait aller plus loin. » nous partage un jeune homme venu chercher son colis. Depuis le déconfinement, le rythme hebdomadaire des distributions a été remis en place et a même été prolongé pendant l’été, alors qu’avant les colis étaient distribués seulement tous les 15 jours en juillet-août. En outre, l’équipe de bénévoles qui tournait fort en vase clos s’est ouverte à des nouveaux, des plus jeunes et même, chose difficilement imaginable il y a quelques mois, à des bénéficiaires.
A l’accueil Botanique aussi, on a préféré protéger les bénévoles âgés. La période a du coup été très intense pour les travailleurs sociaux et le personnel d’accueil. L’équipe était très réduite. Pendant la période de confinement, afin d’avoir un peu de renfort, ils ont dû faire appel à leurs proches qui partageaient déjà leur bulle. Ils ont aussi largement simplifié leurs procédures et leur fonctionnement. Toutes les personnes qui sollicitaient un colis ont pu en avoir un. Ils n’avaient pas l’occasion de les recevoir en entretien, ni de vérifier les conditions d’accès. Ils ont vu ainsi de nombreux nouveaux profils : les travailleurs de l’économie souterraine, les artistes, les communautés rom, polonaises, roumaines…
La constitution des colis a aussi été restructurée. Avant la pandémie, les bénéficiaires faisaient la file dans le couloir et entraient un à un dans la zone de stockage des denrées. Les colis n’étaient pas préparés à l’avance. En fonction de la taille des ménages, les bénévoles proposaient aux usagers le nombre de conserves, de kilos de farine, etc auxquels ils avaient droit et chacun avait la liberté de prendre ou non les produits. Ce système hybride entre épicerie sociale et colis permettait de limiter le gaspillage et d’offrir un accueil personnalisé à chacun. Mais il nécessitait une attente prolongée dans le couloir pour les bénéficiaires, la mise en contact des bénévoles avec chaque famille dans un espace clos et des plages horaire plus longue d’ouverture. Suite aux mesures sanitaires, ils ont décidé de revenir à un système de colis standardisés avec un principe de « collect and go » à la fenêtre en répartissant les bénéficiaires sur 5 jours, la distribution se faisant pendant une heure sur le temps de midi. Ce nouveau système demande aux responsables des colis de venir tous les jours. « J’ai l’impression de faire un temps plein. », nous partage Monique, la responsable de la logistique.
A la Maison Croix-Rouge aussi, ils ont étalé les arrivées de bénéficiaires. Depuis le confinement, chaque famille vient selon un horaire. Cela permet de diminuer le temps d’attente mais aussi d’éviter les échauffourées dans la file. L’ambiance est plus sereine mais le revers de la médaille est l’allongement des permanences des bénévoles. Ce changement est motivé par la volonté d’être « au service des bénéficiaires qui doivent rester au cœur de nos actions » nous confie Vinciane, la coordinatrice. Christian, le responsable des colis, s’interroge sur la pérennité de ce système et sur la possibilité pour les bénévoles de tenir ce rythme sur la longueur. Car le temps des bénévoles et celui des bénéficiaires sont ici des vases communicants. Améliorer l’accessibilité pour les usagers oblige souvent les bénévoles à plus de flexibilité et inversement.
Surtout que le nombre de colis distribué s’est envolé depuis le début de la crise sanitaire. Entre juin 2019 et juin 2020, on observe une augmentation du nombre de personnes aidées et du nombre de colis chez tous nos partenaires sauf à Les Bons Villers. On est même à +126% de colis à la Maison Croix-Rouge.
A Liège pendant le confinement, les associations ont, en outre, aidé à la mise en place d’un camping temporaire pour les SDF dans un parc. Cette initiative a amené les travailleurs sociaux à travailler avec d’autres acteurs de l’aide sociale (CPAS, autres associations…) mais aussi avec la police. Éthiquement, ce partenariat n’était pas toujours facile à vivre pour les différents acteurs, les angles d’approche étant souvent contradictoires. Certains travailleurs sociaux n’ont pas bien vécu le fait de devoir se positionner comme agent de contrôle alors qu’ils souhaitent plutôt développer une relation de confiance avec leur public. Par exemple, les travailleurs qui quittaient le camp en dernier le soir étaient censés poser des scellés sur les cabines de WC pour éviter leur usage pendant la nuit. Certains travailleurs sociaux ont résisté, refusant de poser des colsons en plastique qui au premier coup de couteau seraient éliminés. Car, outre l’inutilité de cette entrave, cette action les obligeait à être dans le rôle de celui/celle qui restreint les libertés, rôle qui pouvait nuire à la relation qu’ils essayent de tisser avec les SDF.
A Les Bons Villers, la pandémie n’a pas modifié en profondeur leurs pratiques. Les ateliers ont été suspendus pendant le confinement mais l’épicerie n’a pas fermé. Ils ont juste demandé aux familles de prendre rendez-vous pour étaler les présences dans l’épicerie.
Au final, la crise sanitaire a demandé la mise en place de changements organisationnels pour tous nos partenaires. Ces modifications- souvent faites dans l’urgence- n’ont pas été simples à mettre en place. Les travailleurs et bénévoles ont souvent pris sur eux sans se ménager. La prolongation des mesures est difficile à vivre. Les équipes sont aujourd’hui souvent à bout. Cependant, ils ont tous expérimenté la possibilité de transformer leurs pratiques, d’interroger leur fonctionnement. Ces mesures ont semé des graines des possibles.
Il y a colis et colis… équité ou facilité ? standardisation ou personnalisation ?
Le passage d’une organisation à l’autre nous a montré comment, avec quasiment les mêmes denrées, l’aide alimentaire peut en fin de compte, revêtir des formes fort différentes. D’abord la taille des colis est parfois liée à la taille des ménages, parfois pas. Certains optent pour des colis assez conséquents pour tout le monde afin d’éviter aux bénévoles une gestion jugée compliquée. A Mouscron par contre, ils jonglent avec des colis différents par taille de ménage. Cela leur permet d’écouler des denrées qu’ils ont en plus petit nombre et qu’ils ne peuvent donc pas mettre dans tous les colis.
Cette recherche de l’équité s’est rencontrée partout. A l’accueil Botanique, ils essayent d’avoir des colis presque identiques par jour. Comme ils n’en font que 30, c’est plus simple. Pour les produits frais, comme ils dépendent de l’arrivage, ils équilibrent la charcuterie ou les desserts pour que chacun en ait un peu, même si ce n’est pas exactement les mêmes produits.
Le plus frustrant pour les bénévoles est de constater que certains usagers ne se présentent pas le jour de distribution, il est donc difficile de prévoir le nombre exact de colis qui sera distribué par type. Il leur arrive par conséquent d’avoir parfois des aliments frais non distribués. Cela les désole. A la base, ils essaient de répartir au mieux pour viser l’équité. Mais par exemple, les salades ne sont pas toutes dans le même état de fraicheur. Les premiers arrivés reçoivent souvent les plus belles car les bénévoles rechignent à distribuer les plus flétries. Les derniers ont souvent le fond du panier. Mais si tout n’est pas distribué, ils reçoivent un peu plus que les premiers.
Presque partout, les produits frais sont des denrées rares qui dépendent des dons et il est difficile d’en avoir des présentables pour tout le monde via ce type de filière. A Mouscron, il y a un potager entretenu par une autre association dans le jardin. Les récoltes ne sont malheureusement pas suffisantes pour approvisionner tous les colis.
Comme à Les Bons Villers, plusieurs organisations réfléchissent à mettre en place des partenariats avec des maraichers locaux mais il est difficile de changer les habitudes des bénévoles. Suite à la crise du Covid, à Mouscron par exemple, ils pouvaient demander un budget pour acheter local mais cela a semblé trop compliqué à mettre en place et ils ne l’ont finalement pas demandé.
Du côté des bénéficiaires, ils sont nombreux à se plaindre du manque de diversité dans les colis. « Des boites de cassoulet… J’en ai plein les placards ! » nous explique l’une d’entre eux. La question du choix des produits est aussi sensible. Seuls certains osent ne pas prendre ce qu’ils ne vont pas consommer. « On retrouve des boites de sardines autour des poubelles après la distribution. Les gens jettent des boites même pas ouvertes ! » s’offusque une bénéficiaire. Parfois par contre, la solidarité s’organise dans les interstices. Les usagers redistribuent leurs surplus à des connaissances dans le besoin qui n’ont pas accès aux colis.
Mais quand ils ne savent plus qu’en faire, ils ont l’impression d’être « la poubelle de la poubelle », d’être des sous-citoyens qui doivent se contenter de ce qu’on leur donne. Cette impression est parfois renforcée par l’attitude de certains bénévoles qui ne comprennent pas qu’on puisse refuser de la nourriture quand on a faim. Les travailleurs sociaux, a contrario, rêvent d’un système permettant d’offrir des denrées de qualité aux personnes en difficultés afin de respecter leur dignité.
Le respect des régimes alimentaire (qu’il soient religieux ou non) est aussi difficile. Les bénévoles essayent de bien faire mais parfois ils oublient et doivent retirer la viande en dernière minute, en complétant vite par autre chose. Cette différenciation n’est pas encore bien établie partout, on est parfois aux balbutiements de la prise en compte de ces aspects. A Mouscron, le problème se rencontre aussi au resto social qui n’annonce pas ses menus à l’avance. Certains arrivent sur place et doivent rebrousser chemin car le plat ne correspond pas à leurs prescrits alimentaires.
A comparer les différents système, il me semble que l’ancienne formule de l’Accueil Botanique est vraiment inspirante, cette idée de faire une sorte d’épicerie avec les denrées des colis. Elle va d’ailleurs être remise en place à partir d’octobre. Ce système permet moins de travail logistique en amont pour les bénévoles, un accueil personnalisé et un minimum de choix pour les usagers parmi les denrées disponibles. Cela répond à de nombreuses plaintes entendues chez les usagers.
Le temps des uns versus le temps des autres
La comparaison des logiques de fonctionnement d’une organisation à l’autre amène aussi à se pencher sur la gestion du temps des différents acteurs qui se rencontrent dans les services d’aide alimentaire. Un œil peu averti pourrait se dire que la question du temps ne devrait pas se poser ici de façon aigüe : Les bénévoles étant souvent retraités ou émargeant à la mutuelle, ils ont sans doute plus de temps disponible que les travailleurs… Les bénéficiaires n’ayant pour la plupart pas d’emploi, optimiser leur temps n’est sans doute pas prioritaire… C’est mal connaitre la réalité de la plupart de ces personnes. Si certaines voient dans ces services un lieu pour sortir d’une solitude qui leur pèse, la question du temps reste un facteur important à considérer pour la majorité d’entre elles.
Vincent de Gaulejac nous invite à réfléchir à la valeur accordée au temps des uns et des autres : « le fait de considérer que le temps d’une personne est moins précieux que le sien, conduit à dévaloriser cette personne, à la déconsidérer. Si son temps n’a pas de prix, c’est la personne elle-même qui est en fait considérée comme ‘quantité négligeable’. » [2]
Du côté des usagers, se déplacer pour venir chercher un colis, attendre dans une file, respecter un horaire qui parfois se combine mal avec des contraintes familiales ou professionnelles sont autant de freins qui parfois amènent à ne pas demander ou ne pas venir chercher une aide alimentaire qui améliorerait leur quotidien. « Le temps de l’usager semble avoir peu de valeur ou plutôt ce temps investi est le prix qu’il lui faut payer en contrepartie de l’aide. »[3] notent Hugues-Olivier Hubert et Justine Vleminckx. C’est un investissement temporel que tous ne peuvent se permettre. Lorsqu’on vit de petits boulots peu rémunérateurs, prendre une demi-journée pour venir chercher un colis n’est pas toujours faisable. Certains s’organisent alors parfois avec des connaissances pour récupérer leur colis.
De plus, des usagers nous partagent leur honte et leur sentiment d’inutilité lorsqu’ils attendent dans une file en pleine rue même si celle-ci n’est pas très fréquentée. Alors que ce moment pourrait être un temps de sociabilité, l’organisation spatiale ne le permet pas toujours. « Parfois je vois une amie dans la file mais comme on doit chacune tenir notre place, on ne peut même pas discuter quand on attend. » nous raconte une bénéficiaire.
Des initiatives telles que le café papote à Les Bons Villers ou l’espace d’accueil pour les SDF à l’Accueil Botanique ou à la Maison Croix-Rouge tentent de répondre à ces besoins de sociabilité. En proposant une alternative aux files, ils permettent aux usagers d’attendre dans des conditions dignes, de rencontrer d’autres personnes. Or la demande de créer du lien social est présente chez la majorité des usagers. Dans les structures plus importantes, il suffirait peut-être de distribuer des tickets et les files ne seraient plus nécessaires. Les gens pourraient attendre leur tour en discutant avec leurs connaissances. Et peut-être même autour d’un café, si l’espace le permet.
Du côté des bénévoles, les mesures sanitaires leur ont demandé d’adapter leur fonctionnement et souvent leurs horaires. En discutant avec eux, la plupart sont très actifs et multiplient leurs lieux d’activité. Il est important pour eux d’être respectés dans le temps qu’ils sont prêts à offrir à l’association. Comme certains volontaires n’ont pas de flexibilité à ce niveau-là, cette surcharge repose sur les épaules des plus disponibles qui tendent aujourd’hui à s’essouffler.
Un autre aspect de cette question est l’impact de l’organisation temporelle du service sur le profil des bénévoles et sur le renouvellement possible. Nos partenaires italiens expliquaient qu’un de leurs groupes locaux à Salerno repose principalement sur de jeunes étudiants et travailleurs bénévoles. Comme ceux-ci sont pris en journée, le service de distribution alimentaire ne fonctionne que le week-end. Chez nos quatre partenaires, par contre, la plupart des activités s’organisent en journée. Ce qui restreint largement le spectre de recrutement de nouveaux bénévoles. Si pendant le confinement, des jeunes ont mis la main à la pâte pour dépanner, une fois que leurs activités ont repris, ils ne sont plus disponibles aux horaires proposés. Peut-être qu’une adaptation des horaires pour une partie de la distribution pourrait non seulement arranger certains bénéficiaires mais permettrait de renforcer l’équipe de bénévoles avec des plus jeunes, des étudiants, des travailleurs…
Conclusion
Dans un système qui fonctionne principalement sur le don et avec la bonne volonté de bénévoles[4], les choix se font parfois sur des critères de facilité et d’efficacité qui peuvent induire (souvent involontairement) des violences symboliques. Que ce soit la difficulté de faire respecter ses prescrits alimentaires, l’attente prolongée debout dans la rue, la logique de guichet impersonnel pour retirer son colis, l’absence de choix des aliments, il y a de nombreux aspects qui questionnent le lien social qui se crée dans ses organisations.
Lorsque l’optimisation du temps des bénévoles ou des salariés est favorisée au détriment du temps des bénéficiaires, les réactions à cette violence symbolique s’expriment parfois avec véhémence. Hugues-Olivier Hubert et Justine Vleminckx relatent à ce propos l’analyse d’un professionnel de l’aide alimentaire : « On nous renvoie souvent le fait que les usagers sont agressifs dans le secteur. Mais en même temps, attendre dehors, etc. ça n’aide pas à vivre ça sereinement. C’est déjà pas évident de venir chercher un colis, s’ils doivent encore encaisser les files. »[5].
Il suffit parfois de peu de choses pour faire la différence, un sourire, une attention, une chaise pour s’asseoir. De nombreuses études[6] montrent d’ailleurs l’importance de l’humanisation de l’accueil dans les services d’aide (alimentaire). Dans toutes les organisations partenaires du projet CETAL, nous avons vu cette volonté d’être au service des usagers mais qui parfois se heurte aux conditions spatiales, financières ou aux disponibilités des uns et des autres. Depuis cette année, les mesures sanitaires ont ajouté une couche de complexité à la gestion de ces organisations. Ces contraintes ont nécessité une réorganisation parfois difficile mais d’une autre côté, elles ont suscité une remise en question de pratiques qui parfois paraissaient immuables.
La Fédération des Services Sociaux (FdSS) prône, quant à elle, un changement radical de paradigme pour répondre aux besoins alimentaires des plus précaires. Dans plusieurs interviews[7], Céline Nieuwenhuys s’indigne : « Comment se fait-il qu’en 2020 on distribue encore des colis alimentaires avec des produits imposés à des personnes qui sont connues de tous les radars mais qui ont simplement une allocation trop basse? ». Elle propose de sortir d’une aide alimentaire d’un autre âge : « Ce secteur n’est reconnu ni financé par personne, on se croirait au Moyen Âge ». La FdSS propose d’introduire un système de chèques alimentaires qui permettraient de déstigmatiser les plus précaires et de faire marcher le commerce local. « Donner des colis aux pauvres relève d’une époque révolue. Les volontaires et les services qui les distribuent font un travail remarquable mais nous devons migrer vers un système plus progressiste et surtout moins stigmatisant. Les chèques-repas constituent une piste réelle qu’il faut activer urgemment ».
Cette proposition ne fait pas l’unanimité. La fédération des Restos du Cœur y est opposée[8]. Ils prônent plutôt une revalorisation des allocations versées directement par les CPAS (300 € minimum par ménage).
Une carte électronique reprenant des chèques-repas aurait le mérite de permettre aux personnes en difficulté de faire leurs courses en toute discrétion selon la FdSS. Prenant le contrepied, les Restos du Cœur relèvent que outre le prix démesuré qui devrait être versé au profit du secteur privé proposant ce système, ces cartes permettront de tracer les dépenses des utilisateurs et les obligeront à s’approvisionner dans certains points de vente (grandes surfaces…), portant ainsi atteinte à leur possibilité de choisir, à leur dignité voire à l’optimisation de leurs ressources.
Si l’objectif est de renforcer le commerce local, et afin de concilier les deux positions, plutôt qu’une carte électronique, on pourrait réfléchir à un montant octroyé en monnaie locale, en tout cas dans les communes où ces initiatives existent.
Mais au-delà du débat financier et technique, le système de chèques-repas remettrait en cause d’une part, le rôle de redistribution des surplus alimentaires que jouent les organisations d’aide alimentaire, leur fonction dans la lutte contre le gaspillage. Et d’autre part, elle supprimerait le point d’accroche que représente l’aide alimentaire pour initier un accompagnement social.
En attendant que les propositions de la FdSS ou de la fédération des Restos du Cœur soient entendues par nos politiques, les groupes du projet CETAL vont se réunir pour essayer de répondre collectivement à des problématiques identifiées par les participants. Ces dynamiques communautaires permettront un dialogue entre les différents acteurs (usagers, bénévoles et professionnels) et, on l’espère, favoriseront du lien social entre eux. Car souvent, les usagers ne viennent pas chercher que des aliments en frappant à la porte des services d’aide alimentaire… Comme les bénévoles (voire les professionnels) d’ailleurs, ils espèrent un accueil humain, respectueux. Un lieu où on se sent bien.
NOTES / REFERENCES
NOTE 1. Le Fonds européen d’aide aux plus démunis (FEAD) aide les pays de l’UE à répondre aux besoins élémentaires des personnes les plus démunies. Le Fonds offre une assistance en fournissant de la nourriture, des vêtements et d’autres biens essentiels mais également en dispensant des conseils ou autres aides à la réintégration dans la société. (Extrait de https://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1089&langId=fr)
NOTE 2. V. de Gaulejac, Les sources de la honte, Paris, Desclée De Brouwer, 2008, p. 112.
NOTE 3. H-O Hubert, et J. Vleminckx, « L’aide alimentaire aujourd’hui, le droit à l’alimentation de demain », Rapport de recherch’action, FdSS, Bruxelles, Janvier 2016, p.48-49.
NOTE 4. D’après la FdSS, le système d’aide alimentaire est porté « à bout de bras par 70% de bénévoles ».
NOTE 5. H-O Hubert, et J. Vleminckx, « L’aide alimentaire aujourd’hui, le droit à l’alimentation de demain », Rapport de recherch’action, FdSS, Bruxelles, Janvier 2016, p.49.
NOTE 6. Par exemples : H-O Hubert, et J. Vleminckx, « L’aide alimentaire aujourd’hui, le droit à l’alimentation de demain », Rapport de recherch’action, FdSS, Bruxelles, Janvier 2016. L’expérience de l’aide alimentaire, quelle(s) alternative(s) ?, rapport d’une recherche en croisement des savoirs, ATD-Quart monde, FdSS, UCL, 2019. Plus largement, sur l’accueil dans les services d’aide : A. Serré et J. Vleminckx, « Les enjeux de l’accueil », Les cahiers de la recherch’action #1, FdSS, Bruxelles, décembre 2014 – janvier 2015
NOTE 7. Les récentes interventions de la FdSS sont disponibles sur : https://www.fdss.be/fr/covid19-plaidoyer-impact-social/
NOTE 8. Voir : https://www.rtl.be/info/monde/france/les-restos-du-coeur-s-opposent-aux-cheques-alimentaires-1225487.aspx