L’égalité des chances commence par la déconstruction des mythes

Il n’y a plus guère que Godot à attendre encore aujourd’hui au seuil de la porte de l’école. La démocratisation au sens de la démographisation a été réussie. Ceux qui étaient dehors sont dedans, mais on a oublié de changer les règles du jeu taillées pour les élites. Les contradictions, les formes de violence occasionnées renvoient le concept d’égalité des chances à un rôle de manipulation des foules. Il n’y a pas de consistance horizontale sans verticalité. Une sorte de religion laïque, qui puise moins dans « l’Émile » que dans « Le Prince », a depuis toujours mis du sacré dans l’école de la République, introduisant des mythes là où il n’y avait que du boulangisme.

L’égalité des chances, si elle doit avoir un sens au-delà des réalités, passe par une cure de désintoxication des mythes qui s’incarnent dans l’école, et la reconstruction sur les bases d’une culture humaniste prise au sens historique, et sur l’acquisition de compétences qui pèseront en terme d’ insertion sociale et professionnelle autant que leur diplôme. Notre société n’est en effet pas plus inégalitaire que celle de Jules ferry. Retrouvons ensemble une écologie de l’esprit.

Déconstruire la réussite certifiée

Aujourd’hui, ce qui a changé, c’est l’attente de la société vis-à-vis de l’école. On la veut égalitaire au sens où l’égalité des chances soit l’égalité de la réussite. Pour beaucoup la réussite s’arrête à la certification. Un mythe s’est construit en illusionnant les deux et soumettant à une sorte de peur de l’au-delà, celui qui dérogerait au cursus linéaire qu’on lui indique. Il n’y a qu’à l’école que l’on continue de faire croire qu’un agrégé est nécessairement meilleur professeur qu’un certifié. Tout est question de compétence. Or, la pression incontrôlée sur la réussite certifiée disqualifie violemment ceux qui ne peuvent y accéder. Or, le rôle de l’école n’est pas de s’aligner sur le dernier cri du savoir ou la dernière loi de l’opinion. L’égalité des chances, c’est la réalité des chances. Elle tient d’abord dans le discours : ne pas mentir. La réalité se réclame aujourd’hui de 20% d’échec durant la première année d’université. Le diplôme est encore notre meilleure garantie de réussite, mais s’il ne ferme aucune porte, à lui tout seul il en ouvre de moins en moins. La réussite scolaire n’est pas une fin en soi.

Autre mythe à revisiter, et hautement relié à la réussite certifiée : la note. Quand on pense au terrible pouvoir de la note qui peut honorer comme détruire, et quand on songe aux conditions unilatérales et subjectives le plus souvent de sa fixation ! Plus qu’un mythe, c’est un véritable culte célébré dans tous nos établissements. Une sorte de retranscription du « moi je », « moi, j’ai eu » au sein d’une crise identitaire dont l’école n’est qu’un reflet. Tout est recentré sur la note que l’on tient pour réelle. Il faut avouer que le ’je m’en foutisme’ en terme d’apprentissage a une base chiffrée. Le rôle est d’éclairer le terrain pas de l’éblouir. L’évaluation doit consister à une séance d’apprentissage à part entière : l’élève construit les questions lui permettant de valoriser ses connaissances tout en expliquant le document à étudier, élabore son barème. Les résultats sont étonnants. Autre cas, l’élève réalise son devoir. Le professeur rend les copies, avec le groupe élabore une grille d’évaluation des compétences attendues, et ensemble corrigent au moins une partie restante de la copie d’un camarade et apposent la note. Le professeur propose une alternative en rappelant à chacun son droit à une correction professorale à caractère définitif. Il peut aussi proposer une majoration de points en prenant en compte la différence de points obtenus avec le devoir précédent (sous forme de 3ème note), ou selon le rapprochement entre la note obtenue et celle estimée par l’élève sur sa copie.

Déconstruire les adéquationismes supposés

École/emploi

Un mythe né après la défaite de Sedan en 1870 refait surface, celui de l’adéquationisme école-emploi. Or, l’acceptation partagée de la nécessité de la formation tout au long de la vie réduit l’importance du diplôme de base. Sur 100 jeunes qui travaillent dans l’hôtellerie depuis cinq ans, 20 viennent de formation hôtellerie-restauration. Sur 100 jeunes en formation mécanique auto, 33 deviendront vraiment mécanicien (enquête OFPRA 1998). L’itinéraire balisé vers un emploi « cœur de cible » ne résiste pas à la diversité des parcours actuels, alternant temps faibles, formation, activités connexes. On veut une école comme un tapis rouge vers l’enseignement supérieur, ou alors une simple gare de triage qui distribue les places sur un marché de l’emploi sur lequel elle est poussée à s’aligner, sans pour autant avoir les moyens d’en influer le recrutement. Ce n’est pas le système scolaire qui détermine le marché de l’emploi mais le marché de l’emploi qui valorise les plus diplômés en période de croissance ou qui souligne les échecs en situation de crise. L’égalité des chances c’est permettre d’être le plus heureux là où on est le plus qualifié. En donnant à chacun les outils du savoir-devenir, les arguments d’un savoir-être facilitant à des élèves le plus souvent assoupis d’évidence sur leur avenir. Le travail est difficilement formalisable. Il dépasse la basse police et l’appréciation de l’institution qui le référencie toujours par rapport à des savoirs, des capacités, des attitudes déjà codées pour donner à chacun les éléments de maîtrise d’actions et de réactions adaptées à l’organisme de l’élève et à son environnement. La répartition bien tempérée des piliers 6 et 7 du socle peut y contribuer.

Groupe/apprentissage

Autre adéquationisme à soulager, le groupe-apprentissage. L’idée d’enseigner au groupe s’est imposé au moment où se développaient les premières usines. Pour les mêmes raisons qui étaient apparues aux chefs d’entreprise de l’époque, il s’agissait de réaliser des économies d’échelle, tout en surveillant le travail de son personnel pour garantir le travail qualifié. Aujourd’hui, les deux systèmes ont évolué, mais l’idée du groupe perdure encore dans nos locaux, au nom d’un principe d’égalité qui ne régit plus officiellement que cet espace. Or, chacun admet que l’apprentissage s’accommode de moins en moins du groupe-classe car il n’en est pas un. L’égalité des chances gagnerait à une cure de désintoxication du mythe du groupe-classe, ou groupe-communauté d’ailleurs, qui désarme l’apprentissage en sabrant la motivation productive. Ce mythe insatiable surfant sur la vague d’une hypertrophie démocratique ou la nostalgie du gosplan détermine un positionnement de plus en plus anachronique, celui du maître seul devant son groupe-classe, en même temps qu’il rend l’individu suspect. Du fait de la démocratisation, le terme de groupe traduit en réalité une somme d’individus tirant vers des situations d’autant plus explosives qu’elles n’explosent jamais. Le rapport au savoir ne peut être apaisé que s’il permet une élévation de la part de celui qui s’y expose. L’égalité des chances ce n’est pas le nivellement, mais la chance de prouver l’inégalité des talents. Le problème vient aussi de la façon dont on communique avec le groupe. On ne s’adresse pas au groupe comme à un individu isolé, or on semble l’ignorer. Le groupe a une culture de conditionnement propre. Il ne réagit qu’aux symboles, aux traits forcés, aux messages directs. La gestion de l’individu dans le groupe devrait s’imposer dans des conseils de classe dépoussiérés et des projets d’établissement scrupuleux. Elle devrait aussi accoucher des embryons de conseils pédagogiques qui ne voient pas encore, mais entendent. Ils ont une grosse tête, mais peu de membres actifs et coordonnés. Encore des groupes me direz-vous, mais ceux-là, peut-on l’espérer, ont la raison tout aussi bien assise.

Déconstruire nous ramènerait à une basse antiquité si l’on ne conservait quelques rites de passage, au moins par contrainte anthropologique.

Reconstruire par la culture humaniste

L’histoire géographie est désignée dans le socle commun par le pilier de la culture humaniste qui reprend le contenu de son programme. La culture humaniste prise au sens historique est une entrée dans la logique de compétence autant qu’elle nous invite à déconstruire les mythes. En effet, si le Christ fut le premier qui transféra du groupe à l’individu cet étrange et exceptionnel rapport d’altérité, assurant ainsi la primauté de la satisfaction des besoins de l’individu sur le groupe, ce sont les humanistes du XVème siècle qui ont séparé pour la première fois le divin du monde terrestre. L’homme, par ses connaissances actualisées, ses capacités développe une autonomie le plaçant au centre de l’univers. Une forme de centration sur l’apprenant, en quelque sorte. Ce changement d’attitude lui permet de penser par lui-même, de chasser les mythes et les croyances, et de redécouvrir le monde. Sa compétence qui vivotait, pourrait-on dire, comme un élément de personnalité infuse trouve à s’exprimer, et c’est la Renaissance dans tous les domaines. Les Lumières et les révolutionnaires ont affirmé l’esprit de Raison pour continuer le chemin qui a révélé aussi que la compétence individuelle supposait aussi des mécanismes de contrôle et de régulation sociale. La formation des nouveaux repères, un nouveau rapport au savoir qui l’autorise à l’appréhension de la complexité du monde, sont des enseignements légués par les humanistes. Inspirons-nous en juste pour lier quelques séquences. La comparaison s’arrête là : l’éducation n’était pas de masse et l’égalité des chances pas encore imaginée.

Le socle commun s’inscrit dans le mouvement qui consiste à rationaliser le contenu des enseignements. Un nouveau taylorisme se met en place au collège, fixant dans une logique d’efficacité à moindre coût, un minimum de connaissances et de compétences afin de « poursuivre sa formation, construire son avenir personnel et professionnel et réussir sa vie en société ». Le taylorisme n’est pas une nouveauté pour l’élève déjà rôdé à l’économie de la parole et la retenue du geste. C’est moins lié à son code génétique qu’à un enseignement qui au final le sollicite beaucoup mais peu en profondeur. Entre le cours sous forme de devinettes ou de style magistral, les Capoue sont nombreuses. L’égalité des chances, c’est une démarche. Elle n’est pas simplement certificative. Elle englobe aussi la compétence. Beaucoup trop d’élèves qui réussissent en classe se retrouvent cependant démunis dans d’autres situations hors de l’école. La réussite s’affirme définitivement par l’insertion sociale et professionnelle. La circulaire de rentrée 2007 énonce « La réussite scolaire et le devenir professionnel des jeunes doivent être au cœur de la démarche éducative ». L’égalité des chances de quoi faire ? Telle est la question que l’on est en droit de se poser. Redonner du sens, une perspective à la prise d’otages : là se trouve la clé de la réussite. L’éducation à l’orientation dont il faut se donner les moyens ne nous rend pas au nihilisme institutionnel qui sied aux marchés. L’égalité des chances exprimée à l’école, et que poursuit le socle, c’est juste le front pionnier d’une démocratisation maîtrisée.

Revenons à l’essentiel

L’école est le lieu commun du savoir, même au sens propre du terme : un lieu de rencontre, un terrain d’entente que l’on partage avec les autres, un peu comme l’arène. Les élèves y convergent le matin entre ombre et lumière pour y participer à un conflit ancestral. Le Savoir, comme le taureau, est un symbole de la nature. A la fois menaçant, effrayant et inquiétant dans sa fuite en avant, il se jette sur l’apprenant qui doit immédiatement le recevoir et l’apprivoiser. L’école met en scène notre survie violente aux dépens de la nature. Elle pose l’évidence que l’on ne peut survivre sans la dominer. L’élève ne peut pas ici triompher sans maîtriser une part de savoir. Nous ne pouvons échapper à ce besoin, et cette évidence le tourmente. Comme pour la corrida, ce souvenir de notre origine et de ses servitudes de l’humanité est transformé en cérémonie, réglée et quotidienne de bravoure, de maîtrise, voire de rédemption. Tel le matador, le jeune prince du peuple, peut être élevé au rang de l’aristocratie. C’est tout l’art de la corrida, danse funèbre avec la nature jusqu’à la rupture. C’est tout l’art de la pédagogie que de maîtriser un conflit relationnel jusqu’au dépassement. Chaque parcelle de diplôme arrachée est aussi brandie comme un trophée. On retrouve ici du sacré par la réintroduction d’une élévation possible répondant à une dynamique de l’égalité des opportunités. Mais ce n’est que le sacre de l’instant, car l’élève même honoré alors qu’autrefois acteur contraint, reste un mortel. Le Savoir, lui est immortel. Et maintenant que tout est assaini, si on reparlait égalité des chances ?

A propos de l’auteur

Gérard Naudy est enseignant et coordonnateur d’équipe à la Cité scolaire internationale de Lyon ainsi que chercheur en matière de socle commun de connaissances et de compétences et dans le domaine de l’intégration socio-économique. – gerard.naudy (@) ac-lyon.fr

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