1. La division du travail de la formation professionnelle
L’alternance n’a de sens que si une entreprise emploie un jeune et lui apprend les rudiments du métier. Encore faut-il trouver des employeurs disposés à accepter des jeunes souvent considérés, selon une représentation courante, comme « pas faciles ». Ces derniers sont vus non seulement comme n’ayant aucune compétence dans le domaine professionnel, mais aussi, le plus souvent, comme des jeunes en rupture d’école, dont la motivation n’est pas issue d’un choix positif, voire même parfois comme des jeunes désorientés, désabusés, en rébellion… Il faut donc trouver des patrons qui acceptent de jouer le jeu, qui sont désireux de relever un défi. Ajoutons que, dans la filière d’apprentissage des PME, l’image du candidat n’est peut être pas aussi négative que celle des publics CEFA.
Dans les EFPME, la stratégie suivie par les délégués à la tutelle est de confier au candidat le soin de trouver lui-même un patron. Le délégué à la tutelle le soutiendra dans cette recherche. Mais la mission de décrocher une offre de contrat en entreprise revient au jeune. Par contre, c’est bien au délégué à la tutelle qu’est confié le soin d’établir le contrat d’apprentissage en bonne et due forme. Il s’agit d’un contrat par lequel un employeur s’engage à donner à un apprenant une formation pratique sur le lieu de travail et par lequel un apprenant s’engage à se former sur le lieu de travail sous la direction de l’employeur. Le délégué à la tutelle a donc un rapport formel avec le patron.
Ce contrat est accompagné de la mise au point d’un programme de formation mentionnant les objectifs de formation à atteindre en entreprise. Ces objectifs correspondent aux tâches que l’apprenti ou le stagiaire doit exercer (de manière de plus en plus autonome), tout au long de son apprentissage en entreprise, et pour lesquelles il doit atteindre un niveau de qualification de base, à l’issue de la période du contrat. Ce programme tient compte des acquis du jeune. Il est traduit dans un livret d’apprentissage ou de formation qui reprend les objectifs et prévoit un planning pour leur acquisition. C’est cet instrument qui permet, du moins formellement, le suivi de l’apprenti. Dans la pratique, effectuer ce suivi et prendre connaissance de la progression de l’apprenti prend beaucoup de temps. Aider à dépasser des difficultés rencontrées dans l’apprentissage en exige encore plus !
Dans les CEFA, la procédure est assez semblable, à quelques nuances près. Tout d’abord, il est assez rare que ce soit le jeune qui trouve, par lui-même, un lieu de travail en entreprise. Pour ne pas laisser en rade les jeunes qui leur sont confiés, les accompagnateurs font donc un travail de prospection pour constituer un répertoire de lieux de formation professionnelle en entreprise. Cette prospection est assez coûteuse en temps et en énergie. Elle est d’autant plus lourde que des comportements négatifs du jeune grillent parfois des débouchés qui, avec d’autres candidats, auraient pu convenir.
Les accompagnateurs établissent alors avec le patron un plan de formation. L’élaboration de ce programme est parfois réalisée avec l’aide des professeurs de pratique professionnelle du Centre, car l’accompagnateur ne peut être compétent, techniquement, dans toutes les orientations professionnelles susceptibles d’être suivies par le jeune. Ce plan de formation est alors traduit dans un cahier des charges. Dans les CEFA et conformément à la philosophie qui y prévaut de personnaliser au mieux la formation et l’accompagnement des jeunes, il semble que ces outils soient moins standardisés que dans le cas de l’apprentissage en EFPME. Ils seront donc au moins adaptés à chaque cas particulier.
La division du travail de formation professionnelle entre le patron et le délégué à la tutelle/accompagnateur est théoriquement organisée autour d’une négociation et de la traduction de cette dernière dans un document. Mais tout comme pour l’enseignement dans lequel le curriculum réel ne correspond pas au curriculum formel, la formation professionnelle sur le terrain s’écarte des engagements formels pris sur le papier. Nous verrons plus loin comment ce hiatus est géré concrètement.
2. Le suivi des jeunes
Une chose semble évidente : les accompagnateurs tout comme les délégués à la tutelle ont à suivre un trop grand nombre de jeunes. C’est particulièrement criant pour le délégué à la tutelle qui, rappelons-le, doit traiter en moyenne plus de 300 dossiers. Cette réalité compromet fondamentalement l’accompagnement du jeune. Dans le cas de l’apprentissage, il semble qu’un suivi effectif n’intervienne que lorsqu’il y a des problèmes avec l’apprenti.
En théorie, le livret de formation ou le plan de formation sont les instruments qui doivent servir de support objectif à une évaluation de la progression du jeune. Dans cette évaluation, il faut faire la différence entre les activités réalisées en entreprise et le processus de l’apprentissage proprement dit. Une première question est de savoir si le patron a proposé aux jeunes des tâches adéquates permettant d’acquérir les compétences prévues dans le plan de formation. La seconde est de prendre acte de l’évolution de l’apprentissage, d’un point de vue qualitatif, et de s’interroger, le cas échéant, sur les raisons d’un éventuel blocage dans la progression de l’apprentissage.
La première question est apparemment relativement facile à résoudre. Si l’engagement du patron n’est pas respecté, une mise au point sera faite qui aboutira à une nouvelle planification des tâches. Dans les cas extrêmes, quand il apparaît clairement que le patron exploite, par le biais de l’alternance, une main d’œuvre bon marché, le responsable du Centre retirera le jeune de cette entreprise. Cette dernière stratégie est moins pratiquée par le délégué à la tutelle que par l’accompagnateur du CEFA pour la simple raison qu’il a peu de contact avec le patron et qu’il ne peut suivre de près tous les jeunes qui lui sont confiés, ne fut-ce que par manque de temps.
Mais même sur ce plan, les choses ne sont pas aussi simples qu’on pourrait le croire. En effet, le poids des partenaires dans les relations varie en fonction de l’offre et de la demande. En d’autres termes, si les débouchés en entreprise pour les jeunes sont rares et difficiles à trouver, le patron se trouve en situation de force et pourra plus facilement imposer sa vision des choses et sa répartition du travail. Pèse aussi le fait que l’entreprise n’est pas organisée en fonction de la formation mais en fonction d’un produit à réaliser. Ce sont les données de la production qui déterminent les tâches à exécuter. Le patron ne peut donc proposer au jeune que des activités de base dans le registre de cette production, activités qui ne sont pas nécessairement celles requises pour la progression dans l’apprentissage. Le travail effectif, déterminé par les commandes, ne permet donc pas toujours de diversifier les tâches à proposer au débutant.
Les choses se compliquent quand il s’agit d’évaluer la progression de l’apprenti sur le plan de sa formation et de résoudre un blocage éventuel dans la progression de son apprentissage. En effet, pour se donner une chance dépasser cette situation, une analyse pertinente des causes de ce blocage est nécessaire. La lecture de l’échec de l’apprentissage peut diverger entre l’accompagnateur et le patron. En polarisant les positions, nous pouvons dire que le patron aura tendance à rejeter la cause sur le jeune. L’accompagnateur aura tendance, au moins partiellement, à interroger les pratiques et les comportements du tuteur ou des collègues de travail. Nous sommes-là en présence d’un objet de transaction particulièrement délicat. Prenons, par exemple, la situation où un accompagnateur a la conviction de devoir donner des conseils pédagogiques au tuteur du jeune sur la manière de s’y prendre avec lui. Comment les conseils vont-ils être reçus ? De même, dans la situation où le patron exprime des critiques sur la manière dont le Centre gère le cas du jeune qu’il encadre et qu’il déclare, par exemple, que le jeune manipule ses profs, ces remarques seront-elles les bienvenues chez l’accompagnateur représentant le Centre ?
Rappelons que le patron-tuteur et l’accompagnateur ne se font pas la même idée des besoins des jeunes et de leur rôle vis-à-vis de ceux-ci. Le premier s’attribue, prioritairement, une mission de formation professionnelle et, accessoirement, une fonction éducative plus large s’appuyant avant tout sur la réalisation du travail, l’organisation du travail, les règles et les exigences qui en découlent, ainsi que sur les relations avec les collègues. L’accompagnateur, de son côté, prend davantage en considération l’ensemble de la personne. Il sera plus sensible à la trajectoire du jeune et aura une vision plus complexe des besoins et attentes de ce dernier.
En conclusion, nous pouvons dire que le suivi des jeunes apparaît insatisfaisant à plus d’un titre. Citons entre autres :
- le manque de temps pour les responsables éducatifs qui rend les rencontres sur le terrain peu nombreuses ;
- l’inadéquation partielle des outils de suivi et d’évaluation ;
- la difficulté d’une lecture partagée des difficultés et des problèmes rencontrés sur le terrain et donc des stratégies à suivre pour les résoudre. Des solutions pragmatiques diversifiées sont néanmoins trouvées. Parfois, dans des situations-limites, elles consistent à accepter l’état de fait, même si celui-ci est jugé insatisfaisant. Cette acceptation est plus fréquente de la part des délégués à la tutelle qui ne sont pas en mesure de négocier avec les patrons.