1. Perception du centre de formation par les deux acteurs
Nous avons évoqué l’ambiguïté du statut du jeune dans l’alternance. Pas encore vrai travailleur et déjà plus lycéen. Nous avons également fait mention de la valorisation de la période en entreprise perçue comme « vraie vie » et lieu de la seconde chance. Le passage par le centre de formation est donc vécu, a priori, par la plupart des jeunes, comme une diversion par rapport à leur occupation principale, comme une obligation à accepter compte tenu de leur statut. Les jeunes vivent le temps passé au centre de formation comme une corvée, parfois mieux supportée si la motivation pour le métier est forte car ce temps est alors perçu comme une nécessité pour disposer du diplôme recherché. Certains cependant considèrent ce temps comme une occasion de se retrouver entre pairs, par opposition à la position isolée et infériorisée connue en entreprise. Certains encore le vivent comme un moment de détente, se démarquant des contraintes de rentabilité au travail.
La plupart des jeunes ne voient pas clairement ce qu’ils peuvent gagner à se retrouver dans un contexte rappelant le monde scolaire, même si les relations avec les formateurs n’y sont pas du même type et même si, au Centre, une plus grande attention est accordée à leur personne, à leur vécu, à leur projet, à leurs difficultés à apprendre. Le Centre souffre, a priori, d’un certain discrédit et d’une attractivité moindre que le lieu de travail.
Les formateurs dans les CEFA, quant à eux, restent des agents de l’enseignement. S’ils font preuve d’une plus grande souplesse pédagogique, s’ils personnalisent plus leurs rapports avec les stagiaires que ne le font leurs homologues du plein exercice, ils se donnent néanmoins une mission de formation professionnelle et non d’éducation. Certains sont chargés du volet théorique d’une formation professionnelle. D’autres ont comme attribution de développer les compétences intellectuelles générales liées à la lecture, l’écriture, la communication, le calcul et le raisonnement mathématique. Parfois aussi ils doivent enseigner aux jeunes des notions de sciences censées être en rapport avec le métier. D’autres ou les mêmes doivent veiller à ce que les jeunes disposent de repères pour la vie sociale et leur enseigner des compétences citoyennes. Dans tous ces cas de figure, des référentiels reprenant les compétences à atteindre leur sont imposés par les autorités scolaires.
A cause de la distance séparant les attentes des jeunes des préoccupations des formateurs, des transactions entre ces deux types d’acteur se jouent autour d’activités à réaliser en centre de formation et peuvent revêtir une forme assez conflictuelle.
2. Motivation à la formation théorique
Un objet particulièrement sensible de ces transactions concerne la formation théorique. Celle-ci pose problème pour trois raisons au moins. Les deux premières sont d’ordre psychologique.
La majorité des jeunes dans l’alternance, avons-nous dit, ont des comptes à régler avec la formation théorique qui leur a valu des échecs dans l’enseignement de plein exercice. Ces échecs ont conduit nombre d’entre eux à douter de leurs capacités cognitives et à imputer la cause de leur humiliation à la formation théorique.
De plus, comme la plupart des personnes en difficulté dans le champ intellectuel, les jeunes véhiculent une conception erronée de l’intelligence. Ils la perçoivent comme une capacité brute dont on est plus ou moins bien pourvu (à l’instar d’une caractéristique physique), et non comme un potentiel à développer, qui peut s’exercer. Des études ont pu montrer que de telles représentations déterministes de l’intelligence ont pour effet de bloquer l’apprentissage.
En outre, la croyance que le savoir est le résultat d’une découverte spontanée et de type tout ou rien (« je sais » ou « je ne sais pas ») handicape l’apprentissage, parce que les apprenants :
- pensent qu’ils doivent comprendre tout, tout de suite (compréhension intuitive) et compromettent ainsi l’usage et la recherche de stratégies pour progresser dans la compréhension ;
- ne peuvent prendre appui sur les compréhensions et acquis partiels pour progresser ;
- doutent de leur intelligence et construisent une mauvaise image d’eux- mêmes (avec l’effet paralysant expliqué plus haut).
A l’inverse, la croyance dans le savoir comme le résultat d’une construction, d’un tâtonnement favorise l’apprentissage, parce que les apprenants :
- acceptent de ne pas comprendre tout, tout de suite (ils ne s’enferment pas dans le tout ou rien, ils se donnent du temps) ;
- peuvent exploiter leurs acquis partiels et leurs erreurs comme points d’appui pour avancer ;
- recherchent des stratégies pour apprendre (ils se construisent des procédures vérifiées pour leur efficacité) ;
- ils dissocient l’apprentissage d’un jugement sur l’intelligence.
Comme la croyance dominante chez les jeunes dans l’alternance est du premier type, la formation théorique est abordée avec réticence, voire avec hostilité.
3. Un obstacle épistémologique
Mais il y a une troisième raison qui rend l’ouverture à l’apprentissage théorique difficile. Elle est d’ordre épistémologique et concerne plus précisément la formation professionnelle. Nous y avons déjà fait allusion en parlant du statut de la modélisation en situation de travail. Il s’agit de la place du savoir théorique dans la pratique. En d’autres termes, de quelle théorie a besoin un professionnel pour exercer efficacement son activité ?
Dans ce domaine, l’enseignement technique et professionnel fonctionne avec une représentation erronée. En effet, il y est admis que les sciences et les techniques ont une utilité pour donner forme à la pratique, la mettre sous contrôle et ainsi, la rendre plus efficace et ce, par le biais des sciences appliquées et de la technologie. Or, si ce postulat est partiellement vérifié pour la conception d’objets et de machines dans les bureaux d’étude, il ne l’est pas pour toutes les démarches de formalisation et de modélisation associées aux savoir-faire professionnels courant. En effet, ce savoir formel, s’il est également théorique est construit de manière empirique. Même systématisé, il est rarement formulé par écrit (sous forme alors de tableaux, d’abaques, de formules opérationnelles, etc.). Sa transmission est le plus souvent orale et toujours contextualisée.
Autrement dit, le savoir technique et scientifique enseigné dans les écoles techniques et professionnelles et dans les centres de formations professionnelles peut donc être doublement en porte-à-faux avec l’expérience pratique. Le lien entre les modèles enseignés et l’exercice du métier n’est pas évident en soi. De plus, ce savoir est enseigné de manière « livresque » et systématique alors que les professionnels transmettent leur savoir théorique par voie orale et de manière circonstancielle, selon les besoins du travail, toujours dans un contexte donné en liaison avec un problème pratique.
De leur côté, les jeunes savent intuitivement que le savoir formel dont ils ont besoin, celui dont dispose leur tuteur ou les autres travailleurs qualifiés, n’est pas celui des livres, ni celui des démonstrations. Ils sont donc fondamentalement sceptiques quant à l’utilité de l’enseignement reçu au Centre sur le plan du savoir technique et scientifique.
Les formateurs s’efforcent pour combler ce hiatus de trouver des ruses didactiques en illustrant leur enseignement par des exemples, en essayant d’induire l’abstrait à partir du concret, en s’appuyant sur des situations-problèmes, etc. Ces efforts apparaissent dérisoires et incapables de combler le fossé épistémologique car nous sommes face à deux champs de savoirs théoriques différents avec des usages sociaux, eux aussi, différents.
Par ailleurs, dans la mesure où le formateur des cours techniques est un ancien professionnel, il dispose d’une plus grande crédibilité que les enseignants qui ne sont pas passés par l’entreprise. Si donc il valorise le savoir théorique, son enseignement sera plus facilement accepté par le jeune que ne le serait celui de ses collègues sans expérience professionnelle. Encore doit-il apparaître dans le coup, parler de choses qui renvoient au métier tel que le jeune peut l’observer sur le terrain et non expliquer des procédures appartenant au passé. Il doit utiliser des machines, si pas « up-to-date », du moins modernes.
L’EFPME est attentive à cet aspect, exigeant que leurs formateurs professionnels soient des travailleurs en exercice.
Ce crédit initial n’est pas accordé aux professeurs de cours généraux qui doivent alors trouver des ruses pour accrocher leur public.
4. Points d’appui didactiques des formateurs de cours généraux
Certains formateurs, chargés des disciplines relevant de la culture générale ou citoyenne, ont fait le pari de ne pas chercher une motivation chez leur public qui s’appuierait sur leur expérience de travail. Ils considèrent, au contraire, que le temps en centre de formation se justifie en lui-même et qu’il faut trouver une motivation chez le jeune à partir de ses propres ressources pour qu’il s’implique dans les activités de formation. Ils veulent faire comprendre au jeune qu’il n’est pas que (futur) travailleur, qu’il vit d’autres dimensions et que son avenir ne se limite pas au métier. Ils invitent donc le jeune à considérer son passage par le centre de formation comme une réalité qu’il peut accepter et dont il peut tirer parti, qu’il peut décider d’exploiter pour développer d’autres potentialités de sa personnalité. Les formateurs proposent alors des démarches qui trouvant leur intérêt en elles-mêmes.
5. Liberté pédagogique et référentiels
Comme la formation en alternance ouvre sur des certifications reconnues officiellement et que ces dernières sont mises en rapport avec les autres filières de l’enseignement et avec les travaux de la C.C.P.Q., les centres de formation se voient obligés de suivre des référentiels qui donnent les objectifs à atteindre pour les différents cours. Cette contrainte extérieure pèse sur la relation pédagogique. En effet, compte-tenu de la perception qu’ont les jeunes au sujet de la formation théorique, de leur niveau scolaire effectif et du temps dont dispose le formateur, ce dernier souhaiterait décider en toute liberté du contenu à enseigner. Il préférerait se construire un programme sur mesure, le plus en adéquation avec la lecture qu’il fait des besoins et des moyens de son public. Ceci n’est pas possible dans l’absolu. Mais dans les faits, ce qui est enseigné effectivement est le résultat d’un arrangement des formateurs, plus ou moins audacieux et plus ou moins explicite, avec les référentiels (ce qu’il faut enseigner). Quant à ce qui est appris effectivement par les jeunes, c’est encore une autre question.
D’une manière générale, les formateurs semblent mal à l’aise avec le problème de l’évaluation du résultat obtenu. En effet, comme la formation en alternance est le dernier lieu où les jeunes peuvent acquérir un diplôme et ainsi éviter de se retrouver sur le marché du travail sans aucune qualification formelle, les formateurs ont tendance à être bienveillants dans l’évaluation certificative pour ne pas priver leurs stagiaires de la certification poursuivie.
Les formateurs ne cherchent pas à vérifier trop clairement l’apprentissage effectif réalisé par les jeunes car, dans la mesure où ils pressentent que, dans de nombreux cas, ces apprentissages ne sont pas très bons. Ils préfèrent éviter que cela soit trop évident d’abord aux yeux de leur public, pour ne pas le démotiver, ensuite à leurs propres yeux, pour ne pas être trop découragés eux-mêmes et pour ne pas devoir se poser trop de questions sur l’utilité et l’efficacité de leur travail.
Évidemment, c’est l’attitude inverse qui prévaut lorsque les formateurs sont face à des jeunes qui répondent positivement à leurs efforts pédagogiques. Le renforcement positif est alors utilisé abondamment pour modifier l’image négative que le jeune peut avoir de lui-même et les représentations d’impuissance que le « formateur » risque de se construire.