1. Facteurs généraux qui déterminent ces transactions
Pour beaucoup de jeunes, l’entrée dans un dispositif d’alternance se fait sur base d’un choix négatif. L’alternance correspond, dans la quasi-totalité des cas, à une voie de relégation, suite à des échecs répétés dans l’enseignement professionnel de plein exercice. Leur choix découle alors d’un dégoût des cours généraux au programme de l’enseignement secondaire. Ce dégoût est associé le plus souvent à un écœurement à l’égard du volet théorique de la formation professionnelle donnée à l’école. Les cours généraux et la formation théorique ont été vécus par eux comme la cause de leurs échecs scolaires. Toutefois, certains jeunes qui sont démotivés par l’école et qui optent pour la filière de l’apprentissage (EFPME) considèrent le choix de l’alternance comme une alternative attractive. Leur perception positive découle généralement de l’observation d’un modèle professionnel valorisé dans leur entourage (famille, amis, etc.).
Le jeune qui considère l’alternance comme une voie de relégation construit une image négative de lui-même : il doute de ses capacités cognitives, voire de sa personnalité (caractère rebelle pouvant difficilement s’adapter). Cette image « d’être nul » à ses propres yeux et, croit-il aussi, aux yeux de ses enseignants, est justifiée par le jeune au nom de sa croyance en un manque de moyens intellectuels mais aussi en vertu de ses reproches du manque d’attention et de soutien reçus de la part de ses enseignants.
Si l’on s’interroge maintenant sur le regard que le jeune porte sur son avenir, on s’aperçoit qu’il le perçoit de deux façons : Soit, s’appuyant sur la réalité du marché du travail qu’il observe autour de lui, il voit cet avenir comme bouché. La possibilité d’y faire son trou lui paraît très compromise. Il lui est difficile, dans ce cas, de placer son nouveau départ dans l’alternance dans une perspective mobilisatrice. Dans la mesure où les perspectives d’avenir lui apparaissent peu encourageantes, il aura beaucoup de mal à supporter et à relativiser les inconvénients du présent qui ne seront pas considérés comme une épreuve provisoire devant mener à plus long terme à un avenir enthousiasmant et désiré. En conséquence, c’est dans le vécu à court terme qu’il cherchera des motivations pour sa formation.
Soit, il se projette dans un avenir rêvé, s’imaginant exercer des métiers prestigieux. Cette projection que le jeune sait par ailleurs inatteignable rend aussi le modeste présent plus difficile à vivre, car tellement éloigné de ce futur fantasmé. Cette projection est fréquente parmi le public des dispositifs d’alternance car elle atténue la souffrance provoquée par une pauvre image de soi. Cependant, elle n’aide pas à vivre le présent avec enthousiasme.
A l’inverse, dans la mesure où le jeune opte volontairement pour le choix d’un métier connu et existant réellement, ce hiatus est peu ou pas présent, et la perspective du débouché peut, dans ce cas, favoriser l’investissement dans le quotidien de la formation. La confiance dans l’avenir est un facteur décisif de l’implication du jeune dans sa formation en alternance.
Le statut proposé au jeune dans l’alternance ne facilite pas non plus, la construction d’une nouvelle identité. En effet, s’il est simple de se percevoir et de se définir comme « lycéen » à l’école de plein exercice, même s’il existe différentes représentations de ce statut en fonction de la place occupée dans la hiérarchie des filières scolaires, c’est beaucoup plus compliqué de définir sa place et son identité dans l’alternance. Le vocabulaire utilisé pour parler des jeunes est d’ailleurs varié et non stabilisé. On parle selon les moments et les lieux de stagiaire, d’apprenti, d’élève, de jeune en formation professionnelle, de candidat, voire de « gamin », …
Ce flottement sur son identité est source d’insécurité pour le jeune car il quitte un statut clair (celui d’élève) pour un autre mal défini. Il lui revient donc de reconstruite une image de lui, dans cette nouvelle étape de sa trajectoire. Il s’appuiera sur le cadre institutionnel qui lui est proposé, complexe et peu lisible, ainsi que sur la nature des tâches qu’il aura à accomplir. Quoiqu’il fasse, reste la difficulté de donner un nom à ce statut. Cette appellation doit aussi pouvoir être comprise et utilisée par les différentes personnes constituant son entourage. Il est compréhensible que le milieu familial ne comprenne pas bien ce statut qui n’est ni l’école, ni le travail ou qui est à la fois l’école et le travail et, en conséquence, qu’il se demande où se situe socialement son enfant. En retour, ce no man’s land identitaire n’aide pas le jeune à trouver une place dans la société.
2. Rapport brouillé à l’apprentissage
Nous utilisons ici le terme d’apprentissage non pas dans sa dimension institutionnelle (le statut d’apprenti), mais dans sa dimension pédagogique (le fait d’apprendre).
Sorti meurtri du système scolaire de plein exercice, le jeune doute de ses capacités cognitives. Il développe un rejet de la théorie et plus globalement, de toute forme d’abstraction. Il s’intéresse au concret et aux procédures. Il est convaincu qu’il devra acquérir des savoir-faire et des habiletés manuelles et il est disposé à le faire.
Le tuteur qui initie le jeune connait généralement cette perception de l’apprentissage véhiculée par le jeune. En conséquence, le tuteur fait un usage intensif de l’exemple et s’appuie sur la démarche d’observation-imitation pour faire acquérir les savoir-faire. Cette démarche plait au jeune qui a le sentiment à la fois de faire les choses « pour de vrai » et d’être enfin compris dans sa manière de fonctionner intellectuellement. Cette approche se révèle donc efficace.
Néanmoins, cette approche par observation-imitation atteint une limite chaque fois que la compétence recherchée s’appuie sur un modèle implicite. Trouver une panne présuppose de disposer d’un modèle de fonctionnement du moteur. Réaliser des pâtisseries exige que l’on connaisse comment les ingrédients réagissent à la cuisson. … Même si ces modélisations de l’activité professionnelle sont le produit d’une pratique théorisée, elle n’en constitue pas moins des abstractions. Ces abstractions ne peuvent pas se déduire de la simple observation-imitation ou de la simple exécution selon une procédure donnée. Sans ces modèles implicites, il n’est pas possible, par exemple, pour l’« apprenti » de comprendre pourquoi le matériau ne réagit pas comme il devrait alors que l’exécution a été réalisée selon les instructions. Il ne lui est pas possible de comprendre les causes d’une panne, ni d’interpréter une erreur de fabrication. Se pose donc la question de la façon d’apprendre ces modèles implicites. Car qui dit modèle dit formalisation et fait référence à une démarche d’abstraction.
Sorti de l’école avec le rejet de la théorie, le jeune ne découvre pas facilement la nécessité de formaliser une pratique. De son côté, le tuteur n’est pas toujours conscient qu’il a des modèles en tête et que les procédures qu’il applique proviennent d’un raisonnement, parce que ce dernier est rarement exprimé explicitement[1]. Ceci constitue un frein au passage du travail d’exécution à la qualification (c’est-à-dire à la capacité de penser son travail et en conséquence d’être autonome). Il peut s’en suivre une fixation sur les procédures et les tours de main sans accès à la maîtrise professionnelle. Une démotivation peut naitre alors tant chez le jeune qui a le sentiment qu’on le cantonne dans des tâches d’exécution répétitives que chez le tuteur qui estime que son pupille n’est pas très malin et ne progresse pas beaucoup.
A l’inverse, il existe des professionnels conscients que le travail manuel exige d’eux d’être réfléchis, de pouvoir nommer les raisonnements qu’ils appliquent à une réalité professionnelle et de pouvoir expliquer pourquoi ils procèdent de cette façon plutôt que de telle autre. Cette démarche d’explicitation et de formalisation permet alors à l’apprenti d’entrer dans une vision plus riche et plus « intelligente » du travail et ainsi, de progressivement mieux le maîtriser.
Sorti de l’école sans avoir une idée claire de la manière dont on apprend, le jeune connaît une période de flottement durant laquelle il doit se (re)construire une image de la manière d’acquérir une compétence, ici une compétence professionnelle. Les attitudes de son mentor sont décisives dans cet apprentissage. Toutes les stratégies ne sont pas équivalentes et n’ont pas la même efficacité. Elles se révèlent plus efficaces quand le tuteur peut expliciter à quoi il pense quand il agit. L’efficacité augmente quand le tuteur peut se mettre à la place du jeune, quand il s’interroge et tente d’imaginer comment le jeune perçoit le problème technique devant lequel il est, quand il fait des hypothèses à ce sujet, quand il se demande ce que l’apprenti ne comprend pas ou pourquoi « il travaille de travers ». Cette attitude d’empathie l’amène alors à énoncer autrement les consignes et à expliciter les raisons de procéder de cette façon, au lieu de répéter pour la xème fois les mêmes consignes.
En résumé, nous pouvons dire qu’il y a donc bien différentes façons de vivre l’apprentissage professionnel du métier. Chaque relation est construite, en partie, en fonction de la façon dont le jeune conçoit l’apprentissage professionnel mais aussi en fonction de la façon dont le tuteur la conçoit. L’efficacité de cette relation, en termes d’apprentissage, dépend tout spécialement de la place accordée à la modélisation du métier et à la façon dont le tuteur va « faire acquérir » cette compréhension du travail à réaliser.
Pour lui permettre de découvrir les caractéristiques du métier et en saisir le cœur, le jeune a encore besoin d’avoir de l’estime pour ce métier. Cette valorisation contribue à accroître sa motivation. Si le tuteur « aime son métier » et parvient à faire partager son enthousiasme, il favorise l’investissement du jeune. A l’inverse, si le jeune a le sentiment d’avoir choisi une profession sans grande conviction, parce qu’il fallait opter pour une qualification parmi celles offertes par le Centre, il risque de ne pas progresser beaucoup, n’étant pas disposé à consentir les efforts requis pour s’approprier ce savoir-faire en partie caché, qui seul permet d’acquérir la compétence professionnelle visée.
Autre écueil, l’image construite par le jeune d’un futur métier idéalisé et en partie fantasmé risque de se heurter aux réalités de la formation. L’entrée dans l’apprentissage, pour un jeune non qualifié, est généralement fastidieuse, lente et progressive. Elle commence par des tâches simples, parfois banales et répétitives2. Le chemin est long pour arriver aux habiletés et à l’intelligence du métier du professionnel accompli, a fortiori pour rencontrer l’image mythifiée du métier.
Toutes les considérations qui précèdent concernant le rapport à l’apprentissage professionnel sont généralement indépendantes du statut institutionnel du jeune.
3. Rapport brouillé au travail
Si l’école technique ou professionnelle ne correspond pas au monde du travail, même dans ses activités d’atelier où (au mieux) la réalité du travail se voit simulée, le monde de l’alternance ne coïncide pas non plus à la vie professionnelle au plein sens du terme. En effet, parce qu’il doit quitter son entreprise au moins un jour par semaine, parce qu’il n’est pas payé au barème d’un travailleur ordinaire et parce qu’il ne sait rien du métier au départ, le jeune ne se sent pas un travailleur à part entière.
En même temps, il perçoit qu’il évolue la majorité de son temps dans une entreprise, un monde caractérisé par un mode d’organisation, une culture et des rapports sociaux. Dès lors, l’attitude de son tuteur est ici aussi décisive pour la construction identitaire. Quel regard le tuteur va-t-il porter sur l’apprenti qui lui est confié ? Va-t-il le considérer comme un travailleur débutant, même si son pupille ne connaît pas encore grand-chose au métier. Selon cette conception, apprendre le métier par le travail, c’est déjà être un travailleur. L’apprenti peut alors se percevoir, à son tour, comme un travailleur débutant et chercher à acquérir les attributs des travailleurs du métier qu’il apprend. La construction d’une identité en est facilitée.
N’oublions pas, cependant, que dans l’alternance, le jeune n’est pas pris en charge intégralement par le monde du travail. Ce simple fait rappelle au jeune qu’il n’est pas pleinement un travailleur. Si son identification au travail est forte, le jeune aura tendance à minimiser, voire à discréditer son temps et ses activités en centre de formation, pour précisément se percevoir au maximum comme un travailleur
L’attitude opposée du tuteur est de considérer son pupille comme un jeune en difficulté qu’il faut remettre en selle et restructurer psychologiquement, avec qui il faut faire preuve de patience et de persévérance. Nous sommes à la limite d’une conception d’un travail de rééducation d’un jeune qui a perdu ses repères et qu’il s’agit de stabiliser grâce à l’activité structurée du travail productif. Cette attitude se retrouve chez le tuteur face à des apprentis rebelles qui apparaissent moyennement motivés ou pas motivés du tout. Le tuteur se donne alors explicitement une mission éducative plus large, voire distincte de celle de la formation à un métier.
Sur le terrain, la situation concrète de l’alternance varie entre ces deux pôles (travailleur débutant dans un processus de formation professionnelle par le travail / jeune en difficulté dans un processus de rééducation par le travail) selon des proportions variables.
L’identité du jeune, dégoûté de l’école mais pas véritablement inséré dans le travail, est donc difficile à construire. Il se situera le plus souvent comme en phase de transition, à la recherche de lui-même, et ne se considérera pas encore pleinement comme un futur travailleur. Le rapport qu’il entretient avec le travail est ambigu.
La construction de l’identité du jeune sera facilitée quand il y a identification plus ou moins forte au tuteur dont la compétence apparaît comme un but à atteindre. C’est la force attractive et motivante du modèle vivant.
Surplombant ces problèmes, il faut encore prendre en compte la vision que le jeune se fait du but du travail et pour lequel il est censé se préparer par la formation qualifiante.
Il peut déployer plusieurs visions positives du travail, vu comme un moyen d’acquérir de l’argent permettant une consommation et ouvrant sur une certaine indépendance par rapport à ses parents. Il peut considérer également le travail comme une occasion de fréquenter un lieu où il rencontrera des pairs avec lesquels il pourra établir des relations amicales riches et variées, au lieu de moisir seul chez lui. Le travail peut encore être vu comme un moyen d’occuper son temps, d’éviter l’ennui. Le jeune peut aussi envisager le travail comme l’occasion, sinon de se réaliser, du moins de se valoriser, de montrer à lui-même et aux autres qu’il vaut quelque chose parce qu’il sait réaliser des tâches qualifiées.
A l’inverse, le jeune peut déployer une série de visions négatives du travail. Ce dernier peut être vu comme un lieu de contraintes (de temps, de consignes, …) un lieu où s’exerce une discipline ne laissant pas de place à la personnalité du travailleur. L’entreprise serait le repère de l’autoritarisme, permettant à des petits chefs d’exercer leur besoin de pouvoir. Les exigences de productivité qui y règnent, entraînent une pression sur le travail qui oblige à faire du chiffre et donc à bâcler le travail, ce qui peut être mal vécu par le jeune travailleur en terme d’estime de soi. Pour certains, les tâches demandées seraient abrutissantes et dégradantes, donc peu attractives. Enfin, le travail peut être perçu comme un mal inévitable mais qu’il s’agit de réduire autant que possible, en essayant de s’y soustraire au maximum !.
Ces représentations de la vie de travail, héritées des témoignages, des exemples et des modèles émanant des personnes qui ont côtoyé les stagiaires jusque là dans leur vie, influent sur l’image qu’ils se font de leur avenir et de ce qu’ils ont à gagner (ou à perdre), en accédant à la qualification qu’on leur propose. La motivation à apprendre et à acquérir une compétence professionnelle en sera marquée positivement ou négativement.
Dans l’alternance, telle qu’elle fonctionne en Communauté française, le rapport au travail reste, dans tous les cas, brouillé et ambigu. Ce brouillage et cette ambiguïté sont encore renforcés par le fait que l’alternance s’inscrit aussi dans la réalité culturelle plus globale de la postmodernité, mettant en avant une condition jeune marquée par un rapport au temps immédiat, par la recherche de la satisfaction non différée des désirs, par la valorisation de relations souples et flexibles entre pairs (et le déclin des liens entre générations), autant de traits s’opposant au modèle de transmission entre travailleurs chevronnées et débutants qui est celui de la formation professionnelle de l’alternance. Un jeune travailleur, même engagé sous contrat à durée indéterminée, n’oublie pas qu’il est avant tout un jeune, et pas seulement un travailleur. Cette dimension de son existence peut être, à ses yeux, aussi voire plus importante que la dimension de travailleur. A fortiori est-ce aussi le cas pour les jeunes en situation d’alternance.
4. Rapport brouillé à l’autorité
Tant qu’il acceptait d’être un lycéen, le jeune acceptait, tant bien que mal, l’autorité exercée sur lui par les enseignants, même si la légitimité de celle-ci était déjà très fragile. L’autorité vécue par le jeune une fois entré dans l’alternance se distingue de celle vécue à l’école. Dans la mesure où il a connu une scolarité difficile, le jeune accorde alors difficilement sa confiance aux enseignants qui lui semblent incapables de le comprendre et peu enclins à l’aider dans ses difficultés.
Le rapport du jeune à l’autorité, de manière générale, est très différent dans le versant de l’alternance se déroulant dans l’entreprise. L’autorité y est sans doute plus ferme qu’à l’école mais elle est généralement bien acceptée parce qu’elle est perçue comme liée à la « vraie vie ». Celle-ci se manifeste, entre autres, par le fait que non seulement le jeune y réalise quelque chose de concret mais aussi qu’il est rémunéré, peu certes, mais ce modeste montant a une valeur symbolique. Il est une reconnaissance du sérieux et de l’utile de ce que réalise l’apprenti. De plus, les règles dans le monde du travail apparaissent moins arbitraires car elles sont censées liées à des conditions objectives de sécurité, d’organisation du travail, d’étapes obligées pour l’apprentissage. Enfin, l’encadrement exercé par le tuteur s’exerce dans la durée et dans le cadre d’une relation interpersonnelle. Son mentor le supervise individuellement, de longues heures durant. Le rapport y est donc plus étroit que dans l’enseignement dont les séquences de cours sont collectives et fragmentée.
En résumé, on peut dire que le rapport à l’autorité est donc lui aussi flottant car le statut du jeune en alternance est hybride. Ce rapport peut prendre plusieurs formes en fonction de la mission que se donne le tuteur. Cette autorité s’impose d’autant plus facilement que le jeune est motivé pour apprendre le métier. Le rapport à l’autorité est plus problématique quand le jeune s’engage dans l’alternance comme pis-aller, sans grande conviction.
Pour certains jeunes, le « patron » peut faire office de parent de remplacement. C’est le cas dans les situations évoquées plus haut lorsque le patron s’attribue une fonction d’éducation au-delà de la stricte formation professionnelle. Dans ce cas, la dimension affective joue un rôle important. C’est une arme à double tranchant. Le jeune peut se sentir en sécurité et confiant dans cette autorité de substitution et ainsi s’apaiser, cette sécurité lui permettant de progresser à la fois sur le plan de sa maturité et de son apprentissage. Inversement, il peut aussi se sentir infantilisé et réagir par une résistance et un refus.
Ce que nous avons dit plus haut sur la capacité du tuteur de comprendre le jeune sur le plan épistémologique (son rapport au savoir) est également vrai s’agissant de cette dimension psychologique de la relation. Un bon tuteur est quelqu’un qui, ayant estimé devoir prendre le jeune en charge, peut le décoder, y compris dans ses comportements jugés inadéquats, tant du point de vue disciplinaire que du point de vue de l’apprentissage et faire preuve de patience et de persévérance. En retour le jeune lui accorde de l’estime au tuteur et accepte plus facilement les exigences que ce dernier lui impose.
Les patrons considèrent que le travail recèle, par lui-même, une dimension formatrice, intellectuellement, psychologiquement et socialement.
En effet, selon cet acteur, réaliser un travail qualifié développe l’intelligence parce qu’un travail qualifié doit être pensé. C’est surtout vrai dans l’artisanat où les situations rencontrées, même si elles appartiennent à un même type de problème professionnel, ne sont jamais identiques. C’est vrai aussi dans le travail qui exige l’usage de machines informatisées qu’il faut configurer pour obtenir un résultat à chaque fois spécifique.
Les patrons pensent aussi que la réalisation d’un travail bien fait forge le caractère et permet d’acquérir des qualités de persévérance, de soin, de fierté.
Enfin, selon leur point de vue, le travail structure socialement la personne par l’exigence du respect des règles, règles de procédure mais aussi d’organisation du travail. Dans les entreprises de plus grande taille, l’insertion dans des équipes apprend aussi la sociabilité, les relations humaines, la vie avec autrui. Elle est source d’acquisition d’attitudes efficaces de vie en société.
Si, pour le pôle entreprise, tel est le potentiel formatif supposé, ce n’est pas pour autant qu’il est automatiquement réalisé. Plus le jeune s’impliquera dans l’activité professionnelle, plus ce potentiel trouvera à se réaliser. Mais pour le jeune rebelle et rétif à la tutelle exercée sur lui, les exigences de l’activité productive vont apparaître plus comme des contraintes que comme des occasions de progresser.
5. La gestion du succès et de l’insuccès
Jusqu’où le tuteur est-il responsable du succès de la formation et/ou de la restructuration psychologique du jeune ? Autrement dit, jusqu’où doit-il s’investir ? Ou encore, en d’autres termes, qui est responsable en cas d’insuccès ? L’insuccès peut se manifester par une absence de progression dans l’apprentissage mais parfois plus brutalement par l’absentéisme du jeune.
Voyons les choses du côté de l’entreprise. Les réponses à ces questions sont plurielles. Elles dépendent, tout d’abord, de la mission que s’est donné le patron, le tuteur. Ne vise-t-il que la formation professionnelle ou cherche-t-il aussi à remettre le jeune en selle ? L’engagement, l’implication seront d’autant plus grands que ces efforts tendent vers ce dernier objectif. Mais son investissement rencontre une limite absolue : quand le jeune ne vient plus au travail, il n’est même plus possible de lui demander pourquoi il n’est pas là, ni d’envisager avec lui ce qui ne va pas.
Un autre critère intervient encore pour déterminer l’implication du tuteur. Celui-ci se sent-il tenu à une obligation de moyens ou de résultats ? S’il estime ne pas devoir réussir absolument, à partir de quand estime-t-il avoir fait tout ce qui était en son pouvoir, compte-tenu de la situation ? Autrement dit, où place-t-il le seuil de son obligation de moyens ? Ici aussi, la réponse n’est pas identique d’une personne à l’autre, d’une entreprise à l’autre.
Les variables personnelles interviennent aussi dans la relation jeune-tuteur. Nous l’avons déjà évoqué en mentionnant quelques traits comportementaux du « bon tuteur ».
Quand il y a stagnation dans l’apprentissage, chaque acteur sera enclin à en rejeter la responsabilité sur l’autre : le jeune aura tendance à reprocher au mentor son manque de compréhension ou son peu de patience, voire son désintérêt. Le patron risquera de reprocher à son apprenti son manque de motivation et son faible investissement, voire son rejet de tout effort. Les acteurs feront donc chacun une lecture subjective des raisons du succès ou de l’insuccès de la formation.
Cette lecture est importante aux yeux de chacun des acteurs pour conserver une image positive de lui-même mais aussi pour sauvegarder son image auprès des autres acteurs impliqués, les collègues de travail, les compagnons/compagnes de formation, les formateurs du centre de formation, les membres de la famille du jeune, etc.
6. Pourquoi le patron accepte-t-il d’accueillir le jeune ?
Jusqu’ici, nous nous sommes intéressés aux raisons qui amenaient les jeunes à choisir l’alternance. Pour comprendre la nature des transactions qui peuvent se passer entre l’apprenti et son patron, il faut aussi connaître les raisons qui conduisent les employeurs à prendre des jeunes en formation professionnelle. C’est finalement à ce niveau que s’expliqueraient les choix et les attitudes d’encadrement. Nous ne disposons que de peu d’informations pour répondre à cette question cruciale. Nous pouvons avancer trois explications possibles, selon les propos mêmes des employeurs.
La première explication est une raison économique. Prendre un jeune non qualifié est un risque économique mais qui peut se révéler payant. Au début, l’encadrement du jeune prend du temps et fait baisser la productivité de la personne ou de l’équipe qui s’occupe du jeune. Cependant, si le jeune reste assez longtemps, son efficacité va s’accroître au fil du temps et il va devenir rentable parce son coût salarial est moindre que celui d’un travailleur ordinaire. Bien sûr, en cas d’échec, il y aura eu perte d’efficacité. C’est un risque que certaines entreprises sont prêtes à prendre.
Dans le même esprit, dans des entreprises d’une certaine taille et connaissant un certain turn-over, participer à des formations de tuteur, telles que les organisent des institutions comme Bruxelles-Formation, SYSFAL et l’IFAPME, peut avoir une double utilité. Cela permet au (futur) tuteur d’être outillé non seulement en vue de l’encadrement des jeunes en alternance, mais aussi en vue de l’accueil et l’intégration des nouveaux embauchés dans l’entreprise, jeunes ou adultes.
La seconde explication est d’ordre psychologique. Le travailleur expérimenté, le patron, qui a réussi et a connu une certaine mobilité ascendante, peut prendre plaisir à former le jeune, à revivre à travers ce dernier sa propre trajectoire, à transmettre une passion pour un métier, à communiquer l’expérience acquise et le savoir-faire développé, à accompagner le jeune homme ou la jeune fille dans sa maturation. Il y a une satisfaction personnelle à pouvoir être le mentor d’un « disciple » à conduire à la maturité et à la maîtrise professionnelles.
La troisième explication relève de l’éthique. Certains employeurs estiment qu’ils ont un rôle citoyen à jouer et acceptent de prendre des jeunes en formation pour leur donner une meilleure chance de s’insérer dans la vie. Ces employeurs n’ont pas de leur activité une vision exclusivement financière.
Il semble que les trois motivations puissent coexister dans le chef des patrons.
Références
[1] Nous retrouverons différents rôles du tuteur, tout au long des pages qui suivent. Sur la question du tutorat en général, voir l’article de synthèse de recherches sur le sujet, rédigé par De Backer B.« Le tutorat. Du père aux pairs », in La Revue Nouvelle, septembre 2009, p. 92-99.
[2] Dans la culture de la formation professionnelle en entreprise, il est de tradition d’éprouver le nouveau, le « bleu », en le cantonnant, pendant un certain temps, dans des tâches peu gratifiantes et répétitives. Sans dire que cette attitude prévaut dans les formations en alternance, on peut se demander si, quelque fois, ce trait culturel ne s’applique pas, inconsciemment, en maintenant le jeune, plus que nécessaire dans des tâches d’exécution peu formatrices mais nécessaires à l’activité de production, évitant ainsi à l’ouvrier en place de devoir les exécuter. Cette attitude est justifiée par une répartition hiérarchique des tâches, les plus anciens ayant connu ce statut à leur début, ainsi que par le fait que cette contrainte serait censée forger le caractère du débutant. Rappelons que l’entreprise n’est pas au départ une institution de formation mais un lieu de production et que cette dernière impose l’exercice de travaux simples et répétitifs. La tentation est donc forte de confier ces derniers en priorité l’apprenti et de l’y cantonner en partie.