Les trois rôles sociaux de l’institution scolaire, un imaginaire commun

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L’institution scolaire est lue par la toute grande majorité des acteurs sociaux comme remplissant trois grands rôles qui tous trois sont inscrits dans son histoire, depuis le début du 19e siècle. Ces rôles ou missions sociales de l’école sont au cœur d’un imaginaire commun et constituent dès lors une sorte d’évidence reconnue par tous. L’auteure nous brosse ici une description approfondie de différentes manières de voir et de vouloir l’institution scolaire qui sont partagées par la plupart des acteurs sociaux.

Introduction

L’école est une organisation matérielle, bien visible et connue de tous. Elle est particulièrement gourmande en investissements concrets (en temps, en argent, en personnel et en ressources diverses) qui sont objectivables. Les investissementssont consentis à l’échelon personnel, familial et public. Mais l’école est aussi une réalité non matérielle, nettement moins visible et aussi moins bien connue. Comme institution, elle est le support de beaucoup d’attentes, de projections, de normes qui se situent quant à elles dans un autre registre, le registre culturel et symbolique. Ces attentes sont inscrites dans la subjectivité de chacun (impliquant l’intelligence et l’affectivité) et relèvent des représentations sociales. Ces dernières sont des constructions mentales, produites et intériorisées à la fois à l’échelon des individus et à celui des instances collectives.

Nous voulons prospecter ici le registre symbolique et culturel, autrement dit les différentes manières de voir et de vouloir l’institution scolaire qui sont partagées par la plupart des acteurs sociaux. A ce titre, ces représentations forment la trame de l’imaginaire commun fondateur, le terreau dans lequel s’enracinent les attentes des usagers vis-à-vis de cette institution, les priorités des enseignants et les convictions des responsables des politiques scolaires.

Nous traitons ces représentations comme des objets externes pouvant être analysés de manière neutre. Le but est de les comprendre. Il n’est ni de les juger ni de proposer ce qui serait les bonnes manières de voir et de vouloir l’école, que ce soit de la part des familles, des enseignants et autres intervenants sociaux ou encore des politiques. Du point de vue du sociologue que nous adoptons ici, les « acteurs sociaux » sont eux-mêmes les « auteurs » de leurs représentations. Ces dernières ne se transforment donc pas de manière purement externe, ni de manière totalement volontaire.

L’institution scolaire est lue par la toute grande majorité des acteurs sociaux comme remplissant trois grands rôles qui tous trois sont inscrits dans son histoire, depuis le début du 19e siècle. Ces rôles ou missions sociales de l’école sont au cœur d’un imaginaire commun et constituent dès lors une sorte d’évidence reconnue par tous. Ensuite, les différentes catégories d’acteurs, selon leurs intérêts, leurs positions sociales, leurs options idéologiques, etc., vont en faire des re-lectures diverses.

La grille de lecture proposée ici est conçue d’abord comme un outil d’analyse servant à comprendre et à interpréter des observations. Elle permet d’analyser les différences de représentations et d’attentes relevées dans les propos des parents ou des enseignants, au sujet des rôles de l’école. Nous pouvons relier ces différences soit à la position sociale (au sein de la hiérarchie socioprofessionnelle), soit à la position organisationnelle (au sein de l’école) occupée par les interlocuteurs concernés. Par ailleurs, la grille est utile aussi pour analyser les représentations opposées caractérisant deux grandes traditions fortement divergentes dans la manière de concevoir l’Institution scolaire. Ces traditions (ou courants) sont repérables comme sources d’inspiration des discours des acteurs appartenant au monde politique ou au monde pédagogique, lorsqu’ils défendant le projet d’une école « moderne » et « démocratique », dans le passé et encore aujourd’hui[1].

Un autre usage de cette grille consiste à lui donner non plus une portée interprétative (d’analyse) mais une portée axiologique (de choix pour l’action). Il s’agit alors d’utiliser la grille dans le cadre d’une formation, par exemple, pour favoriser chez les participants une posture réflexive et une démarche d’auto-analyse de leurs propres priorités et de leurs manières à eux de définir les rôles de l’école, d’un point de vue normatif. Dans la même perspective axiologique, la grille peut aussi guider la discussion menée par une équipe éducative s’attelant à définir collectivement ses finalités comme point de départ et comme socle de la construction d’un modèle d’action commun.

Les trois rôles selon l’imaginaire de l’institution scolaire et leur évolution

Dans ce bref article, nous nous contenterons de présenter le cœur de l’imaginaire fondateur de l’institution scolaire, le contenu des trois grands rôles de l’institution scolaire situés, dans notre schéma, aux trois sommets (ou pôles) d’un triangle qui représente l’institution scolaire.

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A l’intérieur de ce triangle, nous pouvons placer les méthodes, les dispositifs et les activités d’apprentissage à organiser ainsi que les contenus des programmes, l’inventaire des savoirs et des valeurs à faire acquérir, autrement dit tout ce qui est prévu concrètement par l’école (ou, d’une manière plus générale, par l’institution de formation) comme moyens et supports pour remplir ses rôles.

Nous nous ne nous préoccupons pas ici de l’intérieur du triangle mais seulement de ses trois pôles. Soulignons le fait qu’il n’y a pas d’ordre prioritaire entre les trois rôles (ou pôles) et qu’ils sont interconnectés entre eux. Que recouvrent plus précisément chacun des pôles qui, ensemble, définissent et justifient le pourquoi de l’institution scolaire aux yeux de tous ?

L’école de l’Éducation

Le premier pôle du triangle, la première mission de l’institution scolaire, nous les nommons l’école de l’Éducation. Le rôle de l’école est ici d’apprendre à chacun à penser par soi-même à travers le savoir de la Science et de la Raison. Il s’agit de former le « je », c’est-à-dire l’Individu-Sujet « éclairé », en forgeant sa liberté de conscience, son esprit critique. L’école qui veut ouvrir à tous l’accès à l’instruction et émanciper chacun par le savoir rationnel, un savoir défini avant tout comme objectif et universel, voilà une conquête sociale du 19e siècle correspondant à l’école de l’Éducation.

A partir des années ‘1960, le pôle de l’Éducation s’est vu élargi au-delà du seul rôle de l’instruction. Il comprend aujourd’hui le rôle de développer la personnalité de l’enfant, du jeune, de l’adulte, sous toutes ses facettes. Il s’agit alors de former le « moi », c’est-à-dire l’Individu-Sujet « épanoui », en prenant en compte et en développant tout son potentiel, toutes ses ressources personnelles. Le rôle de l’Éducation dépasse désormais la seule logique de la raison et du savoir. Chacun est conduit sur le chemin d’une quête d’authenticité où il doit trouver sa voie pour « être soi-même », une quête personnelle qui se veut avant tout subjective et unique.

Dernier élargissement plus récent datant des années ‘1990 et relié avec la question de l’employabilité (voir le troisième pôle), l’école de l’Éducation doit aussi forger un Individu-Sujet « proactif », « entrepreneur de lui-même », prêt à répondre de manière adéquate et sans délai à l’instabilité, à l’incertitude et au désordre de son environnement. La pleine possession de ses richesses intérieures par l’individu est mise au service de son adaptation aux contraintes externes (principalement les contraintes économiques). La mission de l’Éducation vise alors à rendre chacun capable de saisir les opportunités et de faire les bons choix pour piloter sa vie. Pour y parvenir, l’école de l’Éducation doit faire acquérir les dispositions de l’ « apprenance », autrement dit les attitudes et les compétences personnelles requises pour pouvoir se mettre de manière constante, de sa propre initiative et sous son propre contrôle, en situation d’apprentissage partout et tout le temps.

La première conception est issue de la philosophie des Lumières qui a foi en la raison comme source du progrès individuel et collectif. La seconde conception s’inscrit dans le double sillage de la psychologie humaniste et de la philosophie du bonheur personnel qui ont, l’une comme l’autre, gagné en légitimité dans les institutions éducatives en général (école mais aussi mass media, éducation permanente, etc.), depuis mai 68. Quant à la troisième conception, elle adopte une orientation avant tout pragmatique. Au nom de l’efficacité, elle met la personne sous forte tension, dans un contexte de concurrence exacerbée entre les individus et de compétition économique accrue à l’échelle mondiale. Cette troisième conception de l’Individu-Sujet est dérivée des discours managériaux de la fin du 20e siècle et est relayée par les discours normatifs incantatoires des organisations internationales (OCDE, Commission européenne, etc.) promouvant les concepts d’employabilité, de développement des compétences, de société cognitive, d’organisation apprenante, de proactivité, d’apprentissage tout au long de la vie, etc.

Les trois conceptions misant respectivement sur un individu rationnel, authentique et proactif se superposent dans les discours normatifs actuels concernant la mission d’Éducation de l’école, se prolongent l’une l’autre et cohabitent sans susciter de grandes polémiques. L’école de l’Éducation répond ainsi à une logique expressive. Qui suis-je ? Que puis-je ? Je dois apprendre à analyser ma situation, à me connaître moi-même, à exprimer qui je suis vraiment, à me réaliser le plus intégralement possible, à relever de manière créative les multiples défis rencontrés pour piloter en pleine responsabilité mon propre parcours de vie…

L’école de la Socialisation

Le deuxième pôle, la deuxième grande mission de l’institution scolaire correspond à l’école de la Socialisation. Cette fois-ci, ce n’est pas le « je » ou le « moi » qui est mis en avant mais le « nous ». L’école doit contribuer à créer un sentiment d’appartenance collective qui permet de dépasser non seulement les points de vue individuels mais aussi les particularismes locaux de type communautaristes, autrement dit un sentiment d’appartenance qui combat « l’esprit de clocher ». Ce dernier se traduit dans des dialectes locaux, des croyances religieuses, des allégeances idéologiques, des particularités vestimentaires. Poursuivant le but de forger un grand « nous », l’école du 19e siècle contribue à construire la « citoyenneté » autour de l’appartenance nationale s’opposant à toutes les formes de particularismes culturels. C’est pourquoi elle promeut, outre le droit de vote et la démocratie parlementaire, la reconnaissance d’une seule langue, l’uniforme (ou tout au moins un code vestimentaire), le respect du caractère sacré des lois, le rôle transcendant de l’État vu comme l’incarnation du bien commun (lui-même doté d’un caractère sacré), la nécessité de la laïcité ou de la neutralité idéologique voulant écarter de la sphère publique les croyances religieuses et les options idéologiques pour les réserver à la sphère privée. La mission de Socialisation prise en charge par l’école vise à délégitimer les représentations du monde et les conceptions de vie traditionnelles et à les remplacer par de nouvelles représentations partagées par tous, en tant que « citoyens » membres d’un même « nous ».

Ce travail se situe sur un plan culturel. L’École de la Socialisation répond à une logique symbolique. Celle-ci passe par l’affirmation des valeurs universelles héritées de la Déclaration des droits de l’Homme (1789) et reformulées dans la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). La logique symbolique conduit à constituer ces valeurs en une nouvelle sorte de Religion laïque, une nouvelle sorte de Foi commune autour d’une série de convictions, de propositions non discutables, de sortes de dogmes érigées en Absolu comme, par exemple, l’Égalité, l’Individu, la Démocratie vue comme expression de la Volonté collective, l’État vu comme l’incarnation du Bien commun, le Progrès, la Raison, etc.

Depuis les années ‘1970, le pôle de la Socialisation s’est lui aussi progressivement élargi et profondément transformé. L’école de la Socialisation actuelle met l’accent sur une nouvelle citoyenneté construite autour du principe du « vivre ensemble ». Le « vivre ensemble » suppose la tolérance vis-à-vis des différences et des particularités de toutes sortes (handicaps, préférences sexuelles, choix religieux). Il préconise la rencontre des diverses cultures et la reconnaissance de leur pluralité. Paradoxalement, c’est le métissage culturel qui se voit à présent érigé en valeur commune ! Le caractère pluraliste et tolérant de la nouvelle citoyenneté s’oppose à l’universalisme de la citoyenneté initiale basée sur l’affirmation des droits de l’homme et sur la construction de l’identité nationale. Constituer le « nous » signifiait que chacun accepte de s’identifier à un tout social qui le dépasse, qui l’oblige à se distancier de sa culture familiale, de son groupe ethnique, de son appartenance religieux d’origine etc., qui le conduit à renoncer à une partie de son identité privée pour pouvoir s’intégrer dans l’espace public. Constituer le « nous » aujourd’hui demande à l’école de la Socialisation (et également aux autres institutions éducatives) d’apprendre aux enfants et aux jeunes à pouvoir dire, être à l’écoute et comprendre les différences culturelles et les identités sociales particulières. La valeur commune et partagée par tous se rétrécit alors aux conditions liées à cette prise de parole et à cette écoute mutuelle. L’espace public est lu comme la somme et le tissage des identités sociales particulières reconnues par tous. Il n’est plus considéré comme le support d’une identité collective unique affirmant sa légitimité à un niveau supérieur et séparé des identités particulières plurielles. Le déclin de la première conception de la citoyenneté va de pair avec celui de la légitimité de l’État comme porteur du Bien commun (notamment, à travers les services publics). Les deux conceptions normatives de la citoyenneté qui se succèdent au pôle de la Socialisation cohabitent aujourd’hui au sein de l’institution scolaire. Elles sont en partie contradictoires et donnent donc lieu à des débats entre acteurs sociaux, débats qui relèvent de la philosophie politique.

L’école de l’Utilité

Le troisième pôle du triangle, la troisième mission de l’institution scolaire correspond à l’école de l’Utilité. La préoccupation est ici plus pragmatique que dans le cas des deux autres pôles et répond à la logique instrumentale. L’école est censée préparer chacun à avoir un bon métier, à être compétent et efficace dans sa vie professionnelle et, si possible, à faire carrière. L’insertion socioprofessionnelle se joue via l’enjeu de l’acquisition de diplômes. Le pôle de l’Utilité jette un pont entre l’école et la sphère productive (les diplômes conduisant à différents types d’emploi et niveaux de revenus) et s’appuie pour cela sur un principe dur comme le roc, celui de la Méritocratie. Selon le principe de la méritocratie scolaire, chaque individu pourra accéder par l’ascenseur social à une meilleure position socio-professionnelle, à condition qu’il ait fait preuve de « mérites personnels ». Le mérite se compose de deux volets associés et indispensables : d’une part , les « dons » (loi des mieux Doués de 1921)[2] ou les « aptitudes » (terme associé au Rénové des années 1970), autrement dit certaines dispositions intellectuelles ou cognitives dont l’individu « méritant » doit être porteur ; d’autre part, la « volonté » (1921), la « motivation » (1970) ou la « proactivité » (2000), autrement dit certaines qualités morales ou certains traits psychologiques dont l’individu « méritant » aura fait preuve en vue de développer ses dons ou ses aptitudes. La réunion des deux volets par l’élève méritant se traduit concrètement dans un parcours de réussite scolaire, couronné par un diplôme à la mesure de ses « mérites », diplôme qui lui ouvre à son tour les portes d’une belle carrière. Il n’y a donc pas de véritable méritocratie scolaire possible sans débouchés professionnels dans la sphère productive correspondants aux diplômes scolaires conquis de haute lutte.

Depuis la « crise » des emplois (le taux élevé de chômage des jeunes débute en 1975 et n’a pas cessé de croître depuis lors), la liaison entre diplôme et emploi s’est distendue. La réussite scolaire et un diplôme plus élevé ne garantissent plus nécessairement l’accès à un meilleur emploi que celui de ses parents dotés de peu ou pas de diplôme. En outre, l’échec scolaire s’est massifié en même temps que l’école a été rendue obligatoire, chômage oblige (1983). Un taux élevé de jeunes sortent du système scolaire après un cursus de minimum 12 ans (et souvent beaucoup plus, suite à plusieurs redoublements de classe) sans diplôme de secondaire et sans diplôme de qualification professionnelle. Rien d’étonnant donc à ce que les discours des responsables proclament que « l’ascenseur social est en panne », autrement dit que l’école ne remplit plus son rôle d’Utilité en terme de mobilité sociale.

Désormais, sa faillite sur ce pôle sera considérée comme plus grande encore au cas où elle ne parviendrait pas à relever le nouveau défi qui lui a été attribué depuis la fin des années ‘1990. En effet, dans le contexte économique actuel défavorable à l’emploi, l’école de l’Utilité a vu son ambition revue à la baisse et sa mission redéfinie en de nouveaux termes. Il s’agit aujourd’hui d’équiper de compétences minimum et de doter d’une qualification professionnelle tous ceux parmi les lycéens qui sortiront peu (voire pas) diplômés du secondaire, en vue de les armer face aux difficultés d’insertion professionnelle qui les attendent. Dans cette optique de conduire à un seuil d’employabilité, il n’est plus tant question de donner à chacun la « chance » (la possibilité s’il est méritant) de connaître une mobilité sociale via la réussite scolaire et la conquête de diplômes élevés, mais plutôt de donner le minimum de compétences générales et professionnelles (pas nécessairement reconnues via un diplôme mais bientôt via le nouveau système de certification par unité ou CPU) qui sera le sésame ouvrant la porte à l’insertion sociale tout autant que professionnelle. L’école doit permettre à chaque jeune, même s’il aboutit en dehors des parcours de réussite, d’éviter la marginalisation sociale, d’être capable de se débrouiller dans la vie sous toutes ses facettes (et on retrouve ici la figure de « l’individu proactif » rencontré ci-dessus sur le pôle de l’Éducation)…

La cohabitation entre les différentes définitions historiques des missions de l’école

Dans le cas du pôle de l’Éducation, les trois figures d’individus promues par l’institution scolaire au fil du temps se prolongent dans une certaine continuité. Elles se superposent aujourd’hui sans sembler susciter de grand conflit entre elles. Dans le cas du pôle de la Socialisation, les deux modèles de citoyenneté construits par l’institution solaire cohabitent également. Cependant, ils présentent de sérieuses contradictions entre eux et suscitent de vifs débats. Sur le pôle de l’Utilité, la mission de l’école se traduit en deux versions successives très différentes l’une de l’autre. Aujourd’hui, elles cohabitent apparemment sans problème alors qu’elles apparaissent incompatibles : la version du levier de mobilité sociale, via la conquête de diplômes élevés et conformément au principe de la méritocratie scolaire, et la version du sésame à l’employabilité et à l’insertion sociale via l’acquisition de compétences minimum et d’une qualification de base. Comment ces deux versions parviennent-elles à composer entre elles ? Elles n’entrent pas en conflit car le territoire de l’institution scolaire s’est vu partagé en deux zones distinctes, dans le cadre d’un dualisme à la fois scolaire et social qui frappe l’école du sceau de l’inéquité.

Dans les écoles « citadelles » (celles qui n’accueillent et surtout ne gardent que les élèves en réussite scolaire) et les filières d’excellence ainsi que dans les écoles et les filières du milieu de gamme, le principe méritocratique et l’enjeu de la conquête des diplômes de niveau supérieur n’a pas perdu de son actualité, au contraire. Le déficit d’emplois menace les jeunes de voir leurs diplômes déclassés, à leur entrée sur le marché du travail. Et la course à la réussite, aux diplômes utiles et aux compétences de tous acabits est bien plus rude qu’avant 1975.

Dans les écoles dites « poubelles » (celles qui recueillent un grand nombre d’élèves qui ont déjà échoué ailleurs) et les filières de relégation, le principe méritocratique est mis entre parenthèses. C’est l’école considérée comme le sésame de l’insertion professionnelle et sociale pour les élèves « fragiles » qui y prend le relai. Dans le cas de ce public scolaire particulier, outre la qualification professionnelle, l’école a aussi la mission de donner la qualification sociale -ce qui implique l’apprentissage du « vivre ensemble »- et d’armer chaque jeune sur le plan de sa personnalité -ce qui suppose de le rendre capable de « proactivité ». Dans ce cas, les trois missions de l’institution scolaire convergent pour protéger de l’exclusion sociale et composent un paysage d’attentes, de normes et de représentations bien différent de celui de l’école méritocratique. Ce qui n’empêche pas que le modèle de l’école méritocratique, celui qui est inscrit dans l’histoire de cette institution depuis le 19e siècle, soit encore dominant dans l’imaginaire commun des différents acteurs sociaux, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de l’école…

Pour conclure

Ce tour d’horizon des différentes attentes partagées par rapport à l’institution scolaire nous permet de mieux percevoir la complexité des enjeux autour des rôles à faire endosser par l’école. A partir d’un imaginaire commun, les interprétations des rôles souhaités par les différents acteurs vont se teinter de différentes nuances en fonction de leurs options de vie, de leur implication organisationnelle ou de leur positionnement social. La grille d’analyse ainsi élaborée devrait permettre aux acteurs qui gravitent autour de l’école de saisir le contenu cohérent et l’influence décisive de cet imaginaire. Elle devrait aussi les aider à repérer et à discuter avec leurs collègues les différentes interprétations des trois rôles de l’école présentes parmi eux. Cette prise de recul par rapport à leurs propres conceptions et à celles des partenaires facilitera la création d’un langage commun, nécessaire à l’action, par exemple au sein d’une équipe éducative désireuse de mener un projet commun. Par ailleurs, la carte ainsi dressée des différentes « entrées » donnant sens à une même institution devrait nous permettre, dans d’autres textes (à paraître en 2015), de développer l’analyse des attentes divergentes des parents à l’égard de l’école, selon leur position sociale.

Notes/Références

[1] Dans d’autres textes (dont la parution est prévue au premier trimestre 2015), nous nous appuierons sur le schéma des trois rôles de l’Institution scolaire pour développer l’analyse des attentes des parents à l’égard de l’école, selon leur position sociale. Par ailleurs, nous présenterons également les deux traditions ou courants qui ont inspiré certains partisans politiques de la démocratisation scolaire et de la rénovation pédagogique, en nous arrêtant sur quelques grandes étapes de l’histoire de l’École de la Modernité (depuis le début du 20e siècle). Le schéma proposé ici nous aidera à mettre en lumière en quoi ces deux sources d’inspiration s’opposent et comment elles se contrebalancent dans l’usage qui en a été fait par les acteurs politiques concernés.

[2] Après 1918, l’enjeu social est d’ouvrir l’accès aux études moyennes, et même aux humanités complètes, aux enfants d’origine modeste, non pas à tous mais seulement à ceux considérés comme « mieux doués ». Le principe de la sélection sociale externe et de l’accès réservé aux humanités n’est pas fondamentalement remis en cause. Cependant, ce principe est en quelque sorte corrigé par des mesures visant à encourager financièrement les meilleurs élèves d’origine populaire à poursuivre leur scolarité au-delà de 14 ans. Ainsi, la loi de 1921, instituant le Fonds des Mieux Doués, leur accorde des bourses d’études pour la poursuite d’études moyennes ou techniques. Voir Grootaers, G., « Les étapes de la démocratisation scolaire », Journal de l’alpha, n°148, 2005, p.3. A consulter sur http://www.meta-educ.be/textes/Etape-democratisation.pdf

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