Pour certaines professions, les activitĂ©s se sont accĂ©lĂ©rĂ©es. Les soignants sont dĂ©bordĂ©s. Les enseignants sont mis Ă rude Ă©preuve entre les inĂ©galitĂ©s scolaires exacerbĂ©es par les mois de confinement et le port de masques qui menacent leurs cordes vocales. Les commerces dits « essentiels » sont pris dâassaut, gĂ©nĂ©rant de nouvelles pratiques. Les commerçants, les centres mĂ©dicaux, les Ă©ducateurs se voient obligĂ©s de faire la police, de contrĂŽler les flux, de vĂ©rifier la dĂ©sinfection des mains, le port du masque.
Un phĂ©nomĂšne de dĂ©centralisation du contrĂŽle et de la rĂ©gulation qui, normalement, est une responsabilitĂ© de lâEtat via ses forces de lâordre, apparait au grand jour. Ce mĂ©canisme de privatisation des missions rĂ©galiennes â qui, par dĂ©finition, ne devraient pas ĂȘtre dĂ©lĂ©guĂ©es – est en fait Ă lâĆuvre depuis longtemps dans de nombreux secteurs.
Lors de notre colloque âEntre exil et asileâ dâavril 2019, par exemple, Ă©tait mise en lumiĂšre la problĂ©matique des conducteurs de bus Ă qui on demande de contrĂŽler les papiers de leurs passagers sous peine dâĂȘtre tenus pour responsables de transporter des migrants illĂ©gaux. Câest le mĂȘme mĂ©canisme qui amĂšne les pouvoirs publics Ă dĂ©lĂ©guer le contrĂŽle des objectifs (sociaux, environnementaux, en termes dâemploisâŠ) auxquels il sâest engagĂ©, en exigeant des opĂ©rateurs quâils prouvent leur impact en la matiĂšre avec moult indicateurs en tous genre (mise Ă lâemploi, nombre de repas distribuĂ©sâŠ). On observe que, mine de rien, des glissements sâopĂšrent et dans le contexte actuel, on se demande plus intensĂ©ment si cela va durer.
Pour dâautres professions, la vie trĂ©pidante sâest arrĂȘtĂ©e. Leur restaurant, leur salon de coiffure restent portes closes. DĂ©sĆuvrĂ©s, ils tournent en rond et sâinquiĂštent pour leur futur. Câest particuliĂšrement Ă©prouvant de dĂ©pendre dâune dĂ©cision politique pour pouvoir travailler et donc pour pouvoir nourrir les siens. Câest une expĂ©rience de grande dĂ©pendance pour ces « petits » indĂ©pendants. A LiĂšge, Alysson Jadin, la jeune coiffeuse qui venait dâouvrir son salon, nâa pas supportĂ© quâon lui coupe ainsi les ailes et a prĂ©fĂ©rĂ© nous quitter.
DerriĂšre cette dĂ©tresse extrĂȘme se cachent de nombreuses victimes collatĂ©rales des mesures sanitaires qui nâont pas toujours ce retentissement mĂ©diatique. Nombreux sont ceux qui souffrent en silence, qui vivent cette crise en serrant les dents, le ventre vide. Ce sont les plus prĂ©caires, ceux qui nâont pas de rĂ©serves financiĂšres, pas de filet social. Ces victimes dâun systĂšme profondĂ©ment injuste le sont encore davantage dans cette situation de crise.
Les services sociaux et les associations de soutien aux plus prĂ©caires sont aussi dĂ©bordĂ©s mais on en parle moins. Cette crise sanitaire rĂ©vĂšle la prĂ©caritĂ© de leurs moyens et leur dĂ©pendance Ă la disponibilitĂ© de bĂ©nĂ©voles souvent ĂągĂ©s. Conscients de lâimpact de la fermeture de leurs services sur leur publics, certains font de la rĂ©sistance. Ils sâorganisent comme ils peuvent.
Ils font, par exemple, appel Ă leurs proches pour remplacer les bĂ©nĂ©voles afin de maintenir un service minimum, dâoffrir Ă manger, dâassurer une prĂ©sence pour ceux qui nâont pas de famille, pas de rĂ©seau.
Dâautres, travaillant dans des rĂ©sidences pour enfants placĂ©s ou personnes handicapĂ©es qui ne peuvent pour le moment plus rejoindre leur famille les week-ends, se logent sur leur lieu de travail pour permettre une continuitĂ© de service et ce, souvent au dĂ©triment de leur propre vie familiale.
Si de nombreux travailleurs sociaux de premiĂšre ligne se dĂ©mĂšnent pour maintenir un semblant de normalitĂ© et dâhumanitĂ© dans leur pratique professionnelle, ils sont parfois interpellĂ©s par des injonctions qui les obligent Ă poser des actes absurdes, bafouant leur Ă©thique professionnelle.
Je pense Ă cette assistante sociale en train de mettre un avis sur la porte du CPAS, invitant les bĂ©nĂ©ficiaires Ă appeler pour prendre un rendez-vous. Encore faudrait-il que celui ou celle qui lira cet avis comprenne le français, sache le lire et dispose dâun tĂ©lĂ©phone pour contacter cette administration. Or, lâaide apportĂ©e ici reprĂ©sente le dernier filet de solidaritĂ© pour ceux qui nâont pas dâautre moyen de subsistance. Les gens qui y recourent ne cherchent pas Ă acheter le superflu, mais juste Ă survivre. Il ne devrait pas y avoir de tels obstacles Ă lâaccĂšs Ă lâaide sociale ! MĂȘme en temps de pandĂ©mie⊠surtout en temps de pandĂ©mie !
Je pense Ă ces travailleurs de rue qui, au quotidien, essaient de nouer une relation de confiance avec les jeunes « hors-pistes » et qui aujourdâhui se voient obligĂ©s de faire respecter des mesures sanitaires. Ce qui les place dans un rĂŽle de gendarme et crĂ©e une distance physique et psychologique avec les ados. Ils sont conscients des souffrances psychosociales quâendurent ces jeunes, privĂ©s de leurs espaces de vie, de leurs lieux de sociabilitĂ©. Leur mĂ©tier se transforme, ils sâadaptent comme nous tous. Mais au risque, parfois, dâen perdre le sens.
Je pense Ă lâaide-soignante qui accompagne les derniers instants dâune pensionnaire de la maison de repos qui nâa pas eu de contact avec le monde extĂ©rieur depuis des mois. Elle ne peut mĂȘme pas la toucher pour lui tĂ©moigner un peu de chaleur humaine.
Je pense Ă cet Ă©ducateur qui a appelĂ© une ambulance pour emporter Ă lâhĂŽpital un rĂ©sident handicapĂ© dans un Ă©tat critique et qui sâest vu refuser le transport car lâhĂŽpital manque de lits et doit faire des choix. Dans notre monde rĂ©gi par le nĂ©olibĂ©ralisme, il comprend quâune vie ne vaut pas lâautre. Il enrage devant lâinjustice et se sent impuissant.
Je pense au Samu social qui souhaiterait tant offrir des chambres aux sans-abris pour les protéger du froid et qui se voit obligé de distribuer des « attestations de non hébergement » pour éviter aux habitants de la rue de se voir sanctionner par la police pour non-respect du couvre-feu.
Je pense Ă ces associations de soutien aux travailleurs du sexe qui les voient sombrer dans une trĂšs grande prĂ©caritĂ©, leurs revenus ayant du jour au lendemain disparu et leur clandestinitĂ© ne leur permettant pas dâavoir accĂšs Ă la sĂ©curitĂ© sociale. Ceux et celles qui travaillent encore aujourdâhui sont Ă la merci de clients violents qui leur demandent des prestations dĂ©gradantes quâils/elles ne peuvent refuser, sâils veulent manger.
Je pense aux psychologues ou aux pair-aidants qui accompagnent des personnes dans leur parcours de sevrage. LâanxiĂ©tĂ© ambiante ne les aide pas Ă se dĂ©faire de leur assuĂ©tude et, cerise sur le gĂąteau, le confinement a permis aux dealers de dĂ©velopper une livraison Ă domicile. Alors⊠lorsque ces derniers connaissent lâadresse de leurs « clients », il ne leur reste plus quâĂ se poster devant chez eux. Câest encore plus difficile quâavant de rĂ©sister Ă la tentation⊠Un travail de longue haleine, voire un combat, est mis Ă terre en si peu de temps.
En outre, beaucoup dâĂ©quipes se sont aussi vues amputĂ©es de leur locomotive. Les fonctions de coordination sont assignĂ©es Ă rĂ©sidence car considĂ©rĂ©es comme pouvant se faire Ă distance. A la maison, dans leur bocal, les chefs-Ă©ducateurs, les coordinateurs dâĂ©quipe font ce quâils peuvent pour soutenir leurs troupes en prise avec des rĂ©alitĂ©s professionnelles bousculĂ©es par les mesures. Certains accueillent mĂȘme des nouveaux, des stagiaires quâils nâont jamais vu, quâils ont recrutĂ©s Ă travers un Ă©cran. Difficile dâĂ©valuer Ă distance, encore plus difficile de suivre et dâintĂ©grer un nouveau lorsquâon est soi-mĂȘme absent au quotidien.
EnchaĂźnĂ©s derriĂšre leur PC, ces coordinateurs ont un peu de mal Ă se plaindre des maux de dos ou des maux de tĂȘte que le distanciel leur impose. Certains aimeraient retourner « au front », dâautres le font, bravant les interdits.
La distance imposĂ©e par la crise sanitaire est un rĂ©vĂ©lateur de nos fonctionnements. Sommes-nous prĂȘts Ă prendre des risques pour les autres ? Comment recomposons-nous notre identitĂ© professionnelle avec ces nouvelles contraintes ? Osons-nous refuser des injonctions qui mettent Ă mal le sens et lâessence de notre travail ?
La « sociĂ©tĂ© malade de la gestion » que dĂ©nonce de Gaulejac[1]Vincent de Gaulejac, La SociĂ©tĂ© malade de la gestion. IdĂ©ologie gestionnaire, pouvoir managĂ©rial et harcĂšlement social, Le Seuil, Paris, 2005. atteint, avec la gestion de la crise du coronavirus, un paroxysme. Lâincitation Ă l’investissement illimitĂ© de soi dans le travail comme source principale de rĂ©alisation et de reconnaissance, lâinjonction Ă lâefficacitĂ©, la course Ă la productivitĂ© se distillent aussi dans le travail social. Ce climat de compĂ©tition gĂ©nĂ©ralisĂ© met le monde sous pression.
Hartmut Rosa[2]Hartmut Rosa, AliĂ©nation et accĂ©lĂ©ration, Vers une thĂ©orie critique de la modernitĂ© tardive, La DĂ©couverte, Paris, 2017. dĂ©crit trĂšs bien cette impression que la machine sâemballe, que la vie sâaccĂ©lĂšre. Lâinjonction culturelle Ă avoir une vie remplie dâexpĂ©riences enrichissantes et les possibilitĂ©s techniques qui ouvrent plus largement le champ des possibles nourrissent lâenvie dâen faire toujours plus. Or, prĂ©cise Rosa, cette accĂ©lĂ©ration nâest viable que si les institutions restent stables. La dĂ©construction actuelle des institutions et des rĂ©gulations (privatisation des services publics, dĂ©synchronisation entre la finance et lâĂ©conomie rĂ©elle, hyperinflation lĂ©gislative, dĂ©structuration de la famille, flexibilisation et dyscontinuitĂ© des carriĂšres professionnelle, dĂ©sinvestissement dans les infrastructures collectivesâŠ) sape les bases dâune accĂ©lĂ©ration future, de la possibilitĂ© de prolonger une logique de progrĂšs. Cette dĂ©construction progressive est le ferment des crises actuelles et Ă venir.
MalgrĂ© les difficultĂ©s rencontrĂ©es par la mise en place de mesures sanitaires, il est difficile dâimaginer ne pas se soumettre aux contraintes car les travailleurs sociaux sont pris entre dâune part, des gestionnaires qui doivent rendre des comptes et pour ce faire installent un systĂšme contrĂŽlant, et dâautre part leur public quâils ne peuvent, Ă©thiquement, pas laisser tomber. Ils se sentent comme la variable dâajustement sur laquelle on peut tirer sans vergogne. Avec de Gaulejac, interrogeons nos pratiques de gestion du travail social : pourrait-on repenser la gestion comme « l’instrument d’organisation et de construction d’un monde commun oĂč le lien importe plus que le bien » ?
Cette annĂ©e 2020 est un tournant pour notre humanitĂ©. Nous vivons tous ensemble une aventure collective au niveau mondial. On est tous conscients de lâaspect inĂ©dit de la situation. Nous sommes suspendus aux dĂ©cisions venant dâen haut mais nous sommes aussi tous responsables de la maniĂšre dont on les applique. Plus que jamais, nous sommes en train de voir les normes sociales se construire. Nos vies sont rythmĂ©es par des mesures sanitaires qui se serrent et se desserrent.
Certaines normes nous sont imposĂ©es, dâautres se gĂšrent dans lâinteraction. Lorsque le port du masque nâĂ©tait pas imposĂ© mais suggĂ©rĂ©, nous Ă©tions Ă lâaffĂ»t de signes nous indiquant si les autres souhaitaient nous voir masquĂ©s ou non. Comme le dĂ©crit si bien Jean-Claude Kaufmann[3]Jean-Claude KAUFMANN, « Corps de femmes, regards d’hommes : Sociologie des seins nus sur la plage », Pocket, 1998. dans sa sociologie des seins nus sur les plages, nous sommes tous « des petits fragments de conformitĂ© ». Notre regard crĂ©e le « normal » et stigmatise le « bizarre ». Nous apprenons vite ce qui est tolĂ©rĂ© ici et interdit lĂ . Lorsquâil nây a pas de rĂšgle officielle, on traque les comportements des autres pour identifier les rĂšgles officieuses. « A partir du moment oĂč tout le monde le fait, ça fait tache de ne plus le faire ». Mais nous sommes aussi conscients que chacun a sa part de libertĂ© dans la pression sociale quâil/elle exerce sur soi et sur les autres dans le respect de ces normes.
Comment gĂ©rons-nous lâinjonction Ă lâefficacité ? Dans beaucoup dâorganisations oĂč le travail collectif Ă©tait de mise, oĂč les dĂ©cisions se prenaient en concertation, les difficultĂ©s amenĂ©es par la rĂ©organisation incessante des modes de fonctionnement charrient une rigidification des relations hiĂ©rarchiques. Les dĂ©cisions « tombent » sur les travailleurs, imposĂ©es par une direction qui se rĂ©vĂšle tout Ă coup plus autoritaire. Prises entre les injonctions des conseils de sĂ©curitĂ© et les risques financiers, les organisations vivent un Ă©tat dâurgence oĂč le temps de la concertation nâa plus de place, oĂč la participation des travailleurs est balayĂ©e au profit du tout Ă lâefficacitĂ©
Il est primordial de continuer Ă prendre soin de nos collĂšgues, de nos publics⊠De maintenir le lien malgrĂ© la distance, de tenir et de sâadapter sans perdre les valeurs qui nous servent de boussole.
Notes de bas de page[+]
| ↑1 | Vincent de Gaulejac, La SociĂ©tĂ© malade de la gestion. IdĂ©ologie gestionnaire, pouvoir managĂ©rial et harcĂšlement social, Le Seuil, Paris, 2005. |
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| ↑2 | Hartmut Rosa, AliĂ©nation et accĂ©lĂ©ration, Vers une thĂ©orie critique de la modernitĂ© tardive, La DĂ©couverte, Paris, 2017. |
| ↑3 | Jean-Claude KAUFMANN, « Corps de femmes, regards d’hommes : Sociologie des seins nus sur la plage », Pocket, 1998. |